mercredi 14 décembre 2016

Casque Audio "Raisonance"- L'opposition entre le corps organique (organon) et le corps orgiaque (Ergon)



La demande concerne bien ici un casque audio mais l’innovation réside dans l’exploration d’une modalité de transmission qui n’est pas purement auditive, ou qui, du moins ne consiste pas dans le pur et simple enregistrement d’un contenu sonore. Comment faire en sorte que la sensibilité à la séquence sonore ne se limite pas à la réception de données via le canal auditif ? Le simple fait de concevoir la boîte crânienne comme une caisse de résonance impose une certaine considération du corps. Le principe même de la conduction osseuse induit qu’on n’écoute pas la musique sans en faire partie intégrante, sans convertir ces ondes sonores qui nous atteignent en ondes tactiles que cette fois ci nous émettons. Nous libérons un son, celui-là même que nous faisons vibrer par l’os occipital. Je vibre sous l’effet du son et cette onde vibratoire devient émettrice. En d’autres termes, je n’écoute pas la musique sans devenir dans l’instant même de mon écoute le déclencheur de son onde propagatrice, le convertisseur d’ondes sonores en ondes vibratiles ou sismiques.

Nous ne sommes plus dans une relation d’objet : le son à sujet, l’auditeur. Ce n’est même plus le compositeur qui me transmettrait à moi l’auditeur une information, une séquence codée de sons. C’est beaucoup plus confus que cela et moins assignable. On ne sait plus exactement qui fait quoi et d’où par quoi ? De fait nous sommes toujours déjà dans le son et le silence lui-même n’est qu’une certaine fréquence sonore. Il est plein de son. Le bruit, c’est toujours du silence amplifié. Par conséquent, plutôt que de parler de silence, nous devrions évoquer un fond sonore. De nombreux films de David Lynch, notamment Lost Highway, utilisent une certaine fréquence particulièrement grave pour nous plonger presque inconsciemment dans une atmosphère tendue au cordeau. Nous ne savons pas pourquoi nous sommes si complètement immergés dans une action, dans un climat, mais si l’image visuelle est devant moi, sur l’écran, l’image sonore s’est glissée en moi et c’est en moi qu’elle déploie la gamme d’intensités suffisamment graves, sourdes, comme émises par un caisson de basse, pour impliquer mon corps dans un jeu de vibrations dont il est moins le récepteur, l’observateur distant et « objectif » que la sonde sismique, la boîte de résonance, cela même qui n’enregistre des séquences sonores qu’en leur prêtant par la même l’amplitude de son aptitude à leur faire écho. 
Je ne suis plus un auditeur séparé, qui réceptionne un son du monde, distant du bruit qu’il entend, je suis une sonde qui ne capte rien sans immédiatement l’émettre, sans faire de ce qu’elle reçoit une transcription impulsive de la séquence sonore émise par ce que j’ai entendu. La musique s’insinue en moi comme autant de stimulations qui par l’entremise de mes nerfs capteurs joue sur la gamme de ma complexion nerveuse, laquelle va transcrire, une fois transmise à mon cerveau les informations transmises en impulsions émises, de telle sorte qu’il n’est pas plus souhaitable que possible de distinguer ce que je reçois et ce que j’interprète.
Pour le dire autrement, il n’est plus question d’écouter mais de restituer. On ne reçoit rien, on est l’élément conducteur d’une force qui nous traverse de part en part. On n’assiste pas à un concert, on est criblés de séquences de détonations subtiles qui ne s’adressent pas à un sens en particulier.
Nulle part cette image du crible que nous sommes et au travers duquel quelque chose du monde s’émet de lui-même à lui-même n’est plus parlante que dans Matrix et l’aiguille qui s’insinue directement dans le cerveau via le trou à la base de l’os occipital. Il faut bien noter ici la distinction entre l’humanité trompée, enfermée dans la matrice par la multitude câbles qui suivent tous les centre nerveux de la moelle épinière jusqu’au cerveau (séquence de l’Eveil de Mr Anderson dans son caisson) et le recours volontaire des rebelles à cette unique aiguille transperçant la masse cérébrale jusqu’à son point le plus « névralgique ».

Dans l’enfer du musicien de Jérôme Bosch, une autre modélisation de cette conduction sensible de la musique nous est proposée par l’image de cet homme transpercé par les cordes d’une harpe, comme si ces nerfs ne faisaient plus qu’un avec les fils de l’instrument. La référence explicite à la torture nous oriente une fois encore vers le rejet de toute écoute attentiste, passive. Il n’est pas question d’enregistrer mais d’être affecté, transpercé, criblé, modulé par le son même, lequel ne saurait simplement se transmettre à nous par l’oreille. 
C’est sur ce point que le principe même de la conduction osseuse est intéressant et pas seulement d’un point de vue métaphorique : « jusqu’à la moelle de ses os ». Cet appareillage nous met sur la piste (très riche pour le design) de ce que Gilles Deleuze, reprenant l’expression d’Antonin Artaud appelle le corps sans organes : « Est-ce si triste et dangereux de ne plus supporter les yeux pour voir, les poumons pour respirer, la bouche pour avaler, la langue pour parler, le cerveau pour penser, la tête et les jambes ? Pourquoi ne pas marcher sur la tête, voir avec la peau, respirer avec le ventre, Chose simple, Entité, Corps plein, Voyage immobile, Anorexie ? Vision cutanée, Love, Expérimentation (…) Là où la psychanalyse dit : Arrêtez, retrouvez votre moi, il faudrait dire : Allons encore plus loin, nous n’avons pas encore trouvé notre Corps sans Organes, pas assez défait notre moi. Remplacez l’anamnèse par l’oubli, l’interprétation par l’expérimentation. Trouvez votre Corps sans Organes, sachez le faire, c’est question de vie ou de mort, de jeunesse ou de vieillesse, de tristesse et de gaieté. Et c’est là que tout se joue … C’est là que tout se joue pourtant : enjeu éthique, enjeu de liberté, assurément. Quand bien même le Corps sans organes ne serait qu’une hypothèse, elle vaut bien l’hypothèse des corps biologiques, psychiatriques… » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux)
Un casque auditif qui ne se connecte qu’aux oreilles de l’utilisateur repose sur la conception d’un corps organique, c’est-à-dire organisé. Que celui qui a des oreilles entende, que celui qui a des yeux voit, etc. Si cette conception était vraiment pertinente, aucun aveugle ne pourrait se faire une représentation mentale d’un espace clos. Or, lorsqu’il marche dans un hangar un non-voyant peut parfaitement visualiser les distances entre les murs par l’effet de résonance de ses pas. Il crée ce que l’on peut dés lors appeler littéralement une image sonore. Il voit avec ses oreilles. Il faut donc en finir avec cette conception fausse de la perception. Nous ne sommes pas un ensemble de fonctions dont chacune serait centralisée par un seul organe. Ce n’est pas seulement qu’il existe des phénomènes de compensation entre différents éléments du corps c’est que le corps ne se réduit pas à cela : « Il n’y a rien de plus inutile qu’un organe » dit Antonin Artaud. Si nous n’étions qu’un assemblage d’organes, nous ne ferions que survivre, mettre en œuvre des fonctions vitales mais la vérité est que nous existons, c’est-à-dire que nous brouillons continuellement les codes fonctionnalistes d’une médecine de spécialistes du foie, du cœur, des os, etc. (c’est là l’une des limites dramatiques de la médecine occidentale (ainsi que l'une des causes du déficit chronique de la sécurité sociale)). 

Il convient de remonter à l’étymologie grecque pour saisir pleinement les implications de ces deux conceptions opposées du corps. Organe vient du grec « organon » qui signifie instrument. On parle ainsi de corps organique, quand on définit le corps mécaniquement comme une voiture dont le fonctionnement repose sur l’ordonnancement des pièces. On pourrait dire de la greffe, ou de la chirurgie qu’elles reposent sur cette conception mécaniste du corps humain.
Le problème vient de ce que ce corps organique rend parfaitement compte de la vie, voire de la survie. Il explique comment le corps fonctionne mais se révèle incapable de rendre compte de ce simple fait qu’il « existe », c’est-à-dire qu’il s’affirme, qu’il manifeste une présence, une signature, une stylisation de l’existence. On peut expliquer l’écoute en détectant en nous un appareil à enregistrer du son mais alors on passera complètement à côté du fait que nous n’entendons aucun bruit sans l’émettre. Pour parvenir à cette compréhension là, peut-être convient-il de miser sur l’efficience en nous d’un autre corps moins organisé, moins discipliné, plus « flottant », plus « créateur ». Un corps artiste, un corps plus dionysiaque qu’Apollinien, un corps « Orgiaque ». Ce terme n’est pas seulement érotiquement connoté (même si évidemment il a donné les mots : « orgasme » et « orgie ») car « Orgia » en grec vient de Ergon qui signifie « action, œuvre, travail, énergie ».

On pourrait concevoir que le corps orgiaque s’oppose au corps organique de la même façon que la médecine orientale s’oppose à la médecine occidentale, c’est-à-dire que le corps humain est vu ici comme un pur conducteur de flux et là comme un assemblage de pièces. Autant le corps organique est divisible en autant de fonctions que d’organes autant le corps orgiaque est aussi indivisible qu’une multitude de carrefours labyrinthiques au sein desquels ne cessent de se libérer  et d’émettre des courants de conductions. Ce n’est plus un corps d’organes, c’est un corps d’intensités et de modulations. Est-ce vraiment un corps d’ailleurs ? Est-il possible de le délimiter dans l’espace ? Rien n’est moins certain. Dans le corps orgiaque, la question médicale n’est pas de savoir ce qui flanche, encore moins d’établir un diagnostic (connaître en divisant) du mal dont on souffre mais d’être simplement attentif à ce qui fait qu’un patient, et non un cœur, une rate ou un système nerveux, émet telles intensités (basses) de vie.
Le médecin occidental confronté à deux patients souffrant du même cancer, développant les mêmes métastases ne pourra pas expliquer que celui-ci meurt et que l’autre ne meurt pas au même moment et si nous le sommons de répondre, il évoquera "ce  sur quoi la médecine ne peut opérer", c’est-à-dire le moral du patient, la puissance de son investissement dans le fait d’exister (ce que Spinoza appelle le conatus). Mais cela ne revient-il pas à dire que le médecin occidental soigne non pas des patients mais des organes ? Le médecin oriental en percevant le corps comme la libération de flux d’énergie, littéralement comme « un chœur à l’intérieur duquel s’interpénètrent une multitude voix » ne s’intéresse qu’au corps orgiaque, émetteur de séquences, de sons, de signes. Un corps c’est d’abord un émetteur de signes, un conducteur de séquences d’affects, c’est le chiffre de l’énergie que vous libérez en la brûlant. Exister c’est un feu et ce n’est pas « vivre » (vivre c’est fonctionner). L’analyse que font Deleuze et Guattari de l’anorexique est particulièrement éclairante. L’anorexie n’est pas un dysfonctionnement du corps organique, une dépression, un traumatisme de la part de l’adolescente par rapport à un drame survenu dans l’étroitesse du milieu familial, c’est l’affirmation d’un corps orgiaque cherchant à se débarrasser de la contrainte du corps organique, à flotter dans son corps, à l’exercer comme une puissance conductrice et émettrice de flux et de signes. Il semble donc difficile de concevoir le dispositif de conduction osseuse d’un casque audio sur le présupposé d’un corps organique, car la notion même de conduction induit cette force d’affirmation du corps orgiaque, corps présent et non passé, corps efficient et non projeté, corps senti et non simplement reflété :

« Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté. Alors vous lui réapprendrez à danser à l’envers comme dans le délire des bals musette et cet envers sera son véritable endroit. » 
    « Pour en finir avec le jugement de Dieu » - Antonin Artaud


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