jeudi 9 février 2017

Texte d'Alain sur la perception - Quelques éléments d'explication (1)

« On soutient communément que c'est le toucher qui nous instruit, et par constatation pure et simple, sans aucune interprétation. Mais il n'en est rien. Je ne touche pas ce dé cubique. Non. Je touche successivement des arêtes, des pointes, des plans durs et lisses, et réunissant toutes ces apparences en un seul objet, je juge que cet objet est cubique. Exercez-vous sur d'autres exemples, car cette analyse conduit fort loin, et il importe de bien assurer ses premiers pas. Au surplus il est assez clair que je ne puis pas constater comme un fait donné à mes sens que ce dé cubique et dur est en même temps blanc de partout, et marqué de points noirs. Je ne le vois jamais en même temps de partout, et jamais les faces visibles ne sont colorées de même en même temps, pas plus du reste que je ne les vois égales en même temps. Mais pourtant c'est un cube que je vois, à faces égales, et toutes également blanches. […] Revenons à ce dé. Je reconnais six taches noires sur une des faces. On ne fera pas difficulté d'admettre que c'est là une opération d'entendement, dont les sens fournissent seulement la matière. Il est clair que, parcourant ces taches noires, et retenant l'ordre et la place de chacune, je forme enfin, et non sans peine au commencement, l'idée qu'elles sont six, c'est-à-dire deux fois trois, qui font cinq et un. Apercevez-vous la ressemblance entre cette action de compter et cette autre opération par laquelle je reconnais que des apparences successives, pour la main et pour l'œil, me font connaître un cube ? Par où il apparaîtrait que la perception est déjà une fonction d'entendement […] et que l'esprit le plus raisonnable y met de lui-même bien plus qu'il ne croit. »


Alain entreprend ici de détruire un lieu commun. Certains diraient peut-être qu’il « ergote » ou qu’il « pinaille » : « Oui, on sait bien qu’on ne touche jamais complètement les objets, mais si on va par là, on ne peut plus rien dire ! C’est comme si nous ne répondions jamais à notre nom sous le prétexte que nous ne sommes pas exactement le même que celui qu’on était le jour où on nous l’a donné ! » Approfondir et expliquer ce texte revient, en effet, à remettre en question certaines de nos certitudes les plus avérées, mais, à cause de cela, les plus riches à déstabiliser. Nous verrons à cette occasion que jamais les opinions courantes ne se révèlent davantage à nous comme ce qu’elles sont à savoir des présupposés parfaitement contestables que lorsque nous réalisons à quel point la vérité est proche de la folie, ou du moins du scandale.
Derrière ce qui peut donc apparaître à certains comme un excès de zèle, se cache une question philosophique vraiment essentielle : « d’où viennent nos idées ? » Est-ce parce que je touche un dé que je sais qu’il y a là un dé ou est-ce parce que j’ai déjà en moi la notion de cube que je peux appliquer l’idée de dé à ma perception ?  En d’autres termes, que touchons-nous vraiment quand nous sommes en contact avec le dé ? Un objet ou un fragment dont nous faisons mentalement un objet ? Et si la plupart des objets dont nous faisons l’expérience continuelle étaient des constructions mentales ? Entre voir un dé et imaginer un Nazgul y’aurait-il moins de différence que nous ne le pensions préalablement ?


Il est indiscutable que nous ne touchons jamais le dé, en tant que tel. Pour s’en convaincre, il suffit de faire référence aux illusions sensibles. Si nous touchions ce cube, nous ne ferions jamais d’erreurs. Nous aurions toujours au moindre contact tangible ou visible ou olfactif, etc, avec une substance une intuition parfaite de son identité. Nos sens seraient infaillibles. Or, ce n’est pas le cas. Que se passe-t-il lorsque nous apercevons au loin une tâche blanche ? Nos sens sont affaiblis du fait de la distance. L’imagination construit plusieurs scenarii possibles à partir de cette donnée d’une faible empreinte sensitive. Elle soumet plusieurs modélisations à partir des sensations à l’entendement jusqu’à ce que ce dernier énonce la sentence : « c’est une tâche de soleil ». Mais nous nous approchons et c’est une pierre plate qui peu à peu se précise à nos yeux. L’affirmation : « je touche ce cube », aussi rapide soit-elle, est le résultat d’un processus ayant mobilisé pas moins de trois facultés de connaissance : nos sens, notre imagination, notre entendement. Je touche des surfaces plus ou moins lisses, étendues, je vois des couleurs, des angles, des formes, des points, j’entends le bruit mat du dé chutant sur la table, etc. Qu’est-ce que je recueille de cette prise de contact ? Qu’est-ce qui s’imprime d’elle ? 
Des séquences d’impressions multiples, souterraines, infiniment plus importantes que je n’en ai conscience (Leibniz parlerait ici de « petites perceptions »). A partir de ces informations premières, brutes, physiques, mon imagination va produire un premier effort de connaissance (c’est-à-dire de généralisation) en détachant ce fond brut d’impressions multiples, bigarrées, sonores de leur ancrage dans un « ici-maintenant ». Nous allons mentalement envisager toutes ces données dans ce qu’elles seraient au sein d’un autre espace, dans un autre temps. Une image construite va ainsi se substituer aux données perçues, et cela jusqu’à ce que l’entendement fasse tomber la sentence : « je touche un dé », alors même qu’au sens strict ce n’est sûrement pas en tant que dé que je l’ai touché.

« Exercez-vous sur d’autres exemples nous conseille Alain car cette analyse conduit fort loin » mais où exactement ? En premier lieu à cette conclusion : si je reçois les données les données du dé, je construis, je participe, j’interprète ces données comme constituant un dé.
Mais une question se pose alors : si je les interprète, comment se fait-il que nous voyions tous un dé ? Il faut bien poser ici comme un fait avéré l’universalité des modalités de généralisation, de déduction, de conception des idées, à partir des données sensibles  qui, elles, sont nécessairement subjectives. Ce n’est pas parce qu’elles sont les mêmes que nous touchons tous les mêmes choses, mais c’est parce que nous les concevons de la même façon que nous touchons les mêmes objets. Les lois de conception des idées de notre entendement sont les mêmes, et c’est pour cela qu’il y a des cubes, des sphères, des triangles. C’est pour cela que nous vivons dans le même monde dans lequel existent les mêmes objets. Le dé est bel et bien le fruit d’une extrapolation mais cette extrapolation est conforme à celle de mes semblables, par quoi elle est bien plus qu’une extrapolation, elle devient la vérité qui pointe à l’horizon de nos perceptions sensibles. Le dé est la ligne de mire mentale de nos sensations.

En un sens, on pourrait dire, dans un premier temps, que le dé est un effet de croyance mais cette croyance est le résultat de l’activation de facultés de généralisation qui sont communes aux hommes, et, de ce biais, qui sortent du domaine hypothétique de la croyance pure. Nous sommes bel et bien tous convaincus que « c’est un dé ». Pourquoi ? Parce que nous savons que c’est ce qui apparaît à tout homme, en tout lieu et en tout temps, et c’est la définition même de la vérité. Nous pourrions même dire que c’est la définition la plus communément admise de ce qui est vrai, en exprimant par là même cette inquiétude : « Mais n’est-ce pas justement le critère de l’universellement admissible qui fonde la notion de vérité ? » 

L’affirmation de Nietzsche résonne alors à nos oreilles avec un écho particulier : « la vérité est une illusion dont on a oublié qu’elle en est une. » Se pourrait-il que ce que nous appelons « Vérité » : par exemple l’affirmation suivante : « je touche un dé » soit une illusion (parce que de fait ce n’est pas en tant que « dé » que je touche ce que je touche) dont on a oublié qu’elle en est une (parce que nous avons universellement choisi d’interpréter ces données brutes dans cette perspective commune, pour ne pas dire communautaire : « c’est un dé ». Nous avons bien vu que, pour Robinson sur son île, le dé peu à peu s’effaçait au profit de cette réalité « méchante », brute, immédiate et fragmentée, sans profondeur, ni marge, ni avenir prévisible. Mais Robinson devient fou, comme il le reconnaît lui-même, parce qu’il est privé du contact avec son semblable. Se pourrait-il pourtant que ce soit le contraire qui soit « vrai » ? Et si Robinson, du fait de sa solitude, accédait à la réalité pure, à ce qui « est vraiment » dans l’évidence scandaleuse de ce que notre « fausse conception de la vérité comme accord universel » dissimulait ? Répondre par l’affirmative à cette question, c’est à la fois prendre le risque de se mettre à dos la communauté des hommes mais, en même temps, se rendre capable de percevoir autre chose que cette réalité fade, banale et bien rangée, être à l’écoute d’une rumeur aussi insistante que terrible ou miraculeuse : « la vérité est qu’il n’y a pas de dé. »

3 commentaires:

  1. Bonjour monsieur, je ne savais pas où vous joindre pour savoir quand il faut vous le rendre.
    Mélissa TS4

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    1. Bonjour Mélissa,
      Vous pouvez le rendre juste à la rentrée des vacances de février (le 7 mars, en fait). Nous allons en parler toute la semaine prochaine.
      A bientôt

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  2. Merci de votre réponse, j'ai eu peur que ça soit déjà à rendre la semaine prochaine étant donné qu'on ne l'a pas approfondi.
    Bon week-end

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