vendredi 23 février 2018

Aide pour l'explication du texte d'Emmanuel Kant extrait "d'un prétendu droit de mentir par Humanité"

Ce texte est extrait de l’opuscule d’Emmanuel Kant : « D’un prétendu droit de mentir par Humanité ». L’auteur s’y oppose à l’écrivain français Benjamin Constant qui affirme qu’aucune société humaine ne peut se constituer sans que le mensonge ne s’y produise de temps à autre. L’idée de Constant est de poser la nécessité de « principes intermédiaires » qui permettent aux citoyens de vivre ensemble, pacifiquement, sans se soumettre à des principes moraux qui se discréditeraient par leur trop grande fermeté. Quelque chose de la vie collective justifie une certaine souplesse, des principes d’exception, c’est-à-dire l’autorisation de s’écarter provisoirement des lois ou de l’action vertueuse si la situation l’impose, par exemple, si je suis questionné par des assassins qui veulent tuer mon ami.

Emmanuel Kant contredit radicalement cette prise de position, ou du moins il se refuse à accorder la moindre valeur morale à une action qui se recommanderait de tels « principes intermédiaires ». Emmanuel Kant ne nous dit pas vraiment ici ce qu’il aurait fait en pareille situation mais il définit ce que l’on doit « moralement » faire, soit ne pas mentir, même dans une telle situation, tout simplement parce que la morale, c’est précisément la capacité qu’a l’être humain de former ses décisions indépendamment d’une situation et de la lui appliquer.
Il convient de garder en tête que tout le propos d’Emmanuel Kant est de donner du sens à la notion de « morale », de  « devoir ». Soit nous devons réfléchir à ce qu’une action morale « est », et il ne fait pas de doute que Kant nous le dit, soit elle est une notion vide qu’il vaut mieux abandonner. L’idée même de « devoir » suppose que l’homme conforme son attitude à ce que dicte la Raison universellement, indépendamment de son intérêt propre, de ses désirs ou encore des aléas caractéristiques de cette situation. Si nous laissons la situation telle qu’elle est nous imposer la conduite à suivre, alors il ne sert vraiment à rien de parler de devoir ou de morale. C’est un peu comme lorsqu’un enseignant de philosophie décrit le raisonnement qui distingue radicalement la vengeance et la justice et qu’un élève lui rétorque : « Mais vous qu’est-ce que vous feriez si vous étiez devant le meurtrier de votre enfant ? » Cela n’a rien à voir, cette réplique est une façon de refuser la réflexion. L’enseignant peut parfaitement répondre : « j’aurais probablement envie de me venger mais cela ne rendrait pas ma vengeance juste, cela prouverait simplement que je ne suis pas digne du statut d’être raisonnable. »
 

On comprend mieux ainsi le tout début du texte : « devoir formel de l’homme envers chacun ». Défendre que l’on puisse mentir en pareille occasion (si des assassins m’interrogent pour savoir si mon ami est chez moi) est une attitude qui repose sur la confusion entre deux « devoir faire ». Les évènements me dictent une conduite et la morale m’en indique une autre. Si je sais que ces personnes tueront mon ami quand je leur aurai avoué qu’il est bien dans ma maison, je ne le leur dirai pas « évidemment » mais sur quoi repose cette évidence ? Sur le rapport de causalité entre un fait et sa conséquence réelle. Chacun de nous agirait de cette façon, c’est une certitude. Mais est-ce une conduite morale ? Non. Affirmer que c’est moral parce que cela sauve la vie de mon ami est une erreur totale, selon Kant. Pourquoi ? Parce que cette conception du « devoir » est fausse, incorrecte. Une action morale est une action motivée par une pure bonne volonté, c’est-à-dire par une volonté débarrassée de toute inclination, de toute faiblesse, de toute pression exercée par la réalité. Une volonté pure est une volonté qui ne veut que vouloir, et pas désirer. C’est une volonté qui édifie, qui fait advenir un monde de totale liberté, en ce sens que l’homme ne s’y laisse guider par rien. L’homme s’y accomplit en tant qu’être raisonnable et non en tant qu’être sensible, faillible, affectif ou passionné. Il s’agit de bâtir un nouveau monde humain en lieu et place de l’ancien qui n’était régi que pas des pressions, des penchants, des affinités. L’argument qui consiste à évoquer la mort de mon ami comme justification du mensonge est celui de ce que l’on appelle une morale conséquentialiste. Une action ne serait bonne que si ces conséquences le seront. Mais cette proposition ne tient pas et cela se perçoit à la simple attention portée au futur auquel est conjugué son dernier verbe. Nous pouvons toujours faire le pire en vue du meilleur. Cette finalité est un projet, ce qui, lancé dans le monde, subit la contingence de la vie telle qu’elle va. La dimension morale d’une action se situe, au contraire, dans son intention, et celle-ci doit être pure, c’est-à-dire qu’un monde humain doit pouvoir s’y édifier. J’agis moralement quand je peux vouloir que tous les hommes agissent comme je le fais.
 

En mentant à ces personnes qui ont des intentions meurtrières, je ne commets donc pas vraiment une injustice à leur égard, puisqu’ils sont des assassins en puissance, mais cette considération n’a plus cours ici, c’est-à-dire sur le terrain moral. Cette expression « à leur égard » est vide de sens, caduque. Le contenu de mon mensonge, ses conséquences, les intentions des personnes que j’abuse n’ont aucun poids, aucune importance. Ce que je « dois » faire ne désigne pas ce qu’il me faut faire compte tenu des circonstances mais ce que je DOIS faire, tout court, ce que c’est qu’une action animée par le pur devoir, par une volonté qui ne veut que vouloir.
Nous voyons bien que Kant se situe dans une dimension morale et même pas légale. Une volonté qui ne veut que vouloir ne veut rien pour elle-même, parce que tout ce qui nous incitent à privilégier notre intérêt ou notre personne privée est de l’ordre du désir, de l’affection, de la passion. C’est sur ce point qu’il faut distinguer dans la pensée de Kant le « moi empirique » (replié sur ses appétits, ses désirs, sur son vécu, passif) et le « je transcendantal » (sujet humain, universel, raisonnable et « actif »). Mentir, quel que soit le contexte dans lequel je mens, est un geste qui ne peut être accompli que par le moi empirique. Le Je transcendantal ne peut pas mentir parce qu’il est d’emblée impliqué dans la portée universel de son acte et qu’en mentant il verrait autour de lui une société humaine fondée sur le mensonge. Mais en quoi ferait-elle société précisément ? Que serait le genre humain si les contrats, les paroles, les promesses, les échanges d’informations étaient tous caduques, mensongères ? Ce ne serait pas une société, ni une humanité, ni même un monde. Tous nos actes ont une portée universelle, c’est cela le présupposé même de la morale et c’est pour cela que mentir est un acte incompatible avec le devoir.
Qu’un mensonge soit, dans les faits, préjudiciable à Autrui ou pas n’a donc pas du tout à entrer en ligne de compte parce qu’il l’est structurellement, consubstantiellement. Mentir est l’acte d’une intention qui ne veut pas vouloir et qui, donc, se contredit en tant qu’intention, contrarie sa pureté, démissionne. Tout mensonge est l’acte suicidaire d’une humanité qui renonce à faire société, à faire monde, qui nie l’universalité dans laquelle pourtant elle consiste, de plein droit.
 

Mentir par générosité peut d’ailleurs se retourner contre l’intention même de l’auteur de la duperie. Le mensonge consiste en effet à brouiller la relation de transparence entre la réalité et le discours qui rend compte de cette réalité. On ment lorsqu’on dit qu’il fait beau alors qu’il pleut, mais on a, dés lors, fait intervenir dans la réalité des comportements nés de cette distorsion entre le réel et la vision que l’on en a. Ces comportements font à leur tour créer des actes fondés sur une fausse vision de la réalité et nous serons les responsables de tous les évènements provoqués par ce décalage dont nous sommes bel et bien l’initiateur. Si, donc, l’ami, réfugié chez moi, s’échappe de mon logis par une fenêtre, et si je mens à ses ennemis, je devrai entièrement porter la responsabilité des actions qui suivront, notamment de la mort de mon ami si, par malheur, ils se croisent juste après mon mensonge. Par contre, je ne saurai être tenu pour responsable de la vérité. J’ai fait ce que je devais faire. Kant essaie de prouver ici que les exigences de la morale et le droit légal peuvent se rejoindre, aussi différents soient-ils dans leur esprit.


Nous pouvons saisir cet argument différemment : les conséquences réelles de mon action ne sont pas en mon pouvoir, tout ce qui ‘engage, c’est l’intention avec laquelle j’ai agi. Il se peut que les conséquences de mon mensonge soient favorables à mon ami, mais c’est un hasard et je ne saurai m’en attribuer le mérite d’un point moral. Par contre, si les conséquences sont nuisibles à mon ami, ce qui est possible, alors je serai responsable de sa mort parce que je me serai moi-même nié en tant qu’être moral par mon mensonge. Récapitulons, si je dis la vérité et que mon ami meurt, je n’aurais pas tout perdu parce que 1) j’aurais agi moralement et 2) on ne saurait me reprocher légalement mon geste mais si je mens  et que mon ami meurt alors 1) je n’aurais pas agi moralement et 2) j’aurais provoqué sa mort en insinuant dans la réalité une vision fausse qui aura produit des effets, exclusivement nés de ma malveillance. Nous avons tout à perdre à mentir et toujours quelque chose à gagner à dire la vérité. Quoi ? La certitude d’avoir donné à notre Je transcendantal l’ascendant sur notre moi empirique, bref de s’être comporté comme un être raisonnable (au sens de doué de Raison).
La clé de voûte du raisonnement d’Emmanuel Kant est l’impératif catégorique : « Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. » Cet impératif doit s’exercer à tout moment, pour tour action, indépendamment de la situation, parce qu’il n’est rien d’une morale qui puisse soumettre à la réalité telle qu’elle est. Elle se doit au contraire de nous faire agir par pure bonne volonté, par respect à une société humaine telle qu’elle devrait être. On mesure bien a fortiori à quel point cet impératif prévaut dans la condamnation du mensonge car toute société humaine est fondée sur les échanges et le mensonge, en corrompant les échanges, rend l’idée même d’Humanité impossible. On croit, à tort, pouvoir mentir par humanité mais c’est précisément pour ne pas s’être rendu compte que tout mensonge, en lui-même, est déjà la négation même de l’idée même d’Humanité.


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