mardi 22 mai 2018

L'Historien nous raconte-t-il des histoires? (3)


                            c)  L’illusion rétrospective
D’où vient cet effet de sens de tout récit historique ? Comment se fait-il que l’histoire (historia rerum gestarum) décrive toujours des trames, des évènements lisibles, intelligibles alors même que les évènements que nous vivons en direct dans l’actualité nous donnent si souvent l’impression que finalement rien n’est vraiment sensé. Que « l’histoire soit un récit plein de bruit et de fureur raconté par un idiot » comme le dit Macbeth dans la pièce de Shakespeare, c’est un sentiment de chaos qui peut s’imposer maintenant dans l’histoire (res gestae) qui se fait mais jamais dans l’histoire que nous lisons. Pourquoi ?  L’histoire ne nous raconterait-elle pas des histoires en nous faisant croire que les évènements historiques ne se déroulent pas dans un chaos total ?
Sans répondre directement à cette question, Henri Bergson évoque l’effet produit par « l’illusion rétrospective du vrai ». Toute personne regardant sa vie passée à partir de son présent interprétera nécessairement ce passé comme ayant un sens : celui-là même qui lui permet aujourd’hui d’être la personne qu’elle est, mais il n’y a dans ce jugement rien d’autre que cette évidence de la succession temporelle d’un passé devenant du présent. Ce n’est pas pour autant qu’un « destin » ou qu’une vocation s’exprimerait au travers de ce mouvement. L’instant présent se situe à l’extrémité de l’axe du passé. C’est évidemment dans mon passé que je trouve l’explication de ce que je suis aujourd’hui mais il n’y a dans cette évidence pas la moindre trace de providence, de fatalité ou de destinée. Tout ce qui se produit au présent pourrait se passer différemment. C’est contingent mais une fois passé, cette contingence disparaît et il est logique bien que totalement faux et illusoire d’y reconnaître alors l’ouvrage d’un destin ou d’un devoir-être. 
On peut ainsi se croire élu ou maudit par Dieu sans se rendre compte qu’en réalité ce passage d’un événement qui nous est arrivé de contingent à nécessaire ne décrit rien de plus que celui d’un présent accidentel à une réalité passée et donc intégrée à notre passé. Nous confondons l’effet logique et nécessaire de cohérence de tout regard rétrospectif à l’égard du passé (puisque c’est mon passé qui m’a conduit à mon présent) avec la manifestation presque surnaturelle d’une puissance supérieure (Dieu, chance, fatalité ou destin) qui se serait effectué ainsi continument dans le fil même de mon existence, en l’ayant choisie, élue, fût-ce pour l’accabler. Nous y gagnons finalement la certitude de vivre une histoire et non simplement une existence contingente « faisant ce qu’elle peut » pour durer. Lorsque un événement tragique se produit et nous accable. La tentation de lui donner une origine divine, surnaturelle atténue étrangement le « choc », non seulement parce que « tout s’explique » même irrationnellement mais aussi parce que nous échappons ainsi à la pensée que nous souffrons inutilement, absurdement.
Nous sommes très loin du travail de l’historien, lequel consiste, au contraire, à rendre compte des évènements de façon neutre et indépendamment de toute référence à une puissance ou à une volonté supérieures. Cependant, en tant que regard sur le passé, on ne voit pas comment les historiens pourraient décrire des faits sans les intégrer à cette dynamique pure de la succession du temps sous l’influence de laquelle « tout ce qui fut » est investi de ce sens d’aboutir aujourd’hui à « ce qui est ». Le sens que l’historien donne à l’histoire n’est donc pas du tout celui que le chrétien ou le musulman lui assigne tout simplement parce qu’il n’est pas question pour lui d’affirmer que dieu accomplisse quoi que ce soit par l’histoire. Il est tout aussi éloigné des affirmations des philosophes comme Kant ou Hegel selon lesquels la nature ou la raison s’effectuent dans l’histoire, mais en même temps, il construit une vision du passé à partir du présent et celle-ci ne peut en aucune manière faire droit à la contingence des évènements.
Dés que des écrivains, comme par exemple, Philippe K. Dick conçoivent des uchronies (« le maître du haut château » décrit un monde dans lequel Hitler a gagné la seconde guerre mondiale), ils font de la « science fiction » tout simplement parce qu’aussi contingent que soit le présent de l’événement, il devient définitif, irrévocable une fois qu’il s’est effectivement passé et cela suffit à l’investir d’une forme de nécessité. L’historien nous raconte donc bien une histoire dans la mesure où ce qu’il décrit, aussi fidèle que soit sa retranscription de l’événement passé, l’éclaire à partir d’un présent qui part du principe qu’il n’aurait pas pu être différent puisque, « de fait » il fut et plus encore : « il fut ainsi », mais cet « ainsi » n’est pas le pur « voici » de l’événement lui-même à l’instant où il s’est produit. La condition même du discours historique intègre donc comme l’un de ses principes les plus fondamentaux une efficience rétrospective qui lui fait rater la dimension la plus authentique du fait, soit sa contingence. C’est le principe même de fonctionnement de l’histoire de nous rendre compte de l’événement « tel qu’il fût » mais ce que cet événement « fût » ne pourra jamais coïncider avec « ce qu’il est » quand il s’effectue dans son présent, et c’est pourtant dans ce présent que réside sa plus pure authenticité.

1)    « L’objectivité » de l’historien
L’objectivité pure de l’historien est, dés lors, impossible, mais finalement pas davantage que pour un physicien ou un chimiste. Il n’est pas de science qui s’impose à nous avec suffisamment d’exactitude et de neutralité pour pouvoir se détacher de toute revendication à une forme de subjectivité, et c’est bien dans la définition de cette forme qu’il nous faut œuvrer.
C’est précisément ce que Paul Ricoeur s’efforce d’accomplir dans son livre : « Histoire et vérité » d’où est extrait ce passage :
« Nous attendons de l'histoire une certaine objectivité, l'objectivité qui lui convient. Or qu'attendons-nous sous ce titre ? L'objectivité ici doit être prise en son sens épistémologique strict : est objectif ce que la pensée méthodique a élaboré, mis en ordre, compris et ce qu'elle peut ainsi faire comprendre. Cela est vrai des sciences physiques, des sciences biologiques ; cela est vrai aussi de l'histoire. Nous attendons par conséquent de l'histoire qu'elle fasse accéder le passé des sociétés humaines à cette dignité de l'objectivité.
Cela ne veut pas dire que cette objectivité soit celle de la physique ou de la biologie : il y a autant de niveaux d'objectivité qu'il y a de comportements méthodiques. Nous attendons donc que l'histoire ajoute une nouvelle province à l'empire varié de l'objectivité. Cette attente en implique une autre : nous attendons de l'historien une certaine qualité de subjectivité, non pas une subjectivité quelconque, mais une subjectivité qui soit précisément appropriée à l'objectivité qui convient à l'histoire. Il s'agit donc d'une subjectivité impliquée, impliquée par l'objectivité attendue. Nous pressentons par conséquent qu'il y a une bonne et une mauvaise subjectivité, et nous attendons une distinction entre la bonne et la mauvaise subjectivité, par l'exercice même du métier d'historien. Ce n'est pas tout : sous le titre de subjectivité nous attendons quelque chose de plus grave que la bonne subjectivité de l'historien ; nous attendons que l'histoire soit une histoire des hommes et que cette histoire des hommes aide le lecteur, instruit par l'histoire des historiens, à édifier une subjectivité de haut rang, la subjectivité non seulement de moi-même, mais de l'homme. Et c’est en ce sens que cette subjectivité se doit d’être philosophique car c'est bien une subjectivité de réflexion que nous attendons de la lecture et de la méditation des œuvres d'historien ; cet intérêt ne concerne déjà plus l'historien qui écrit l'histoire, mais le lecteur - singulièrement le lecteur philosophique -, le lecteur en qui s'achève tout livre, toute œuvre, à ses risques et périls. »
Paul Ricoeur affronte la question de l’objectivité historique directement et l’apport essentiel qu’il offre à cette réflexion réside dans sa définition de l’objectif. Ce terme ne désigne pas la neutralité du résultat d’une démarche scientifique mais plutôt sa méthode, la nature de la démarche entreprise. Qu’est-ce que cela signifie ? Que l’histoire n’a pas pour finalité de nous donner une vision définitive et inattaquable de la période étudiée mais seulement de mettre en application des procédures fiables, et, par ce terme, il convient d’entendre : « suffisamment claires et rationnelles pour provoquer la compréhension »
Selon Paul Ricoeur, l’histoire n’est pas moins objective que la physique ou la biologie mais cela ne signifie pas du tout qu’il s’agisse de la même objectivité. Celle-ci étant assimilée à la méthode d’investigation de la science, il est logique qu’elle ne soit pas de la même nature que les autres sciences. L’auteur soutient qu’il existe une multiplicité d’objectivités différentes (« empire varié de l’objectivité »). Pour un physicien, l’objectivité consiste, par exemple, à faire des comptes rendus d’expériences parfaitement conformes aux faits constatés. Pour un historien, il s’agira notamment de recontextualiser les témoignages en fonction de la position sociale, professionnelle ou politique du témoin, de ne prendre au sérieux que les faits relatés par plusieurs sources, etc. Une fois le type d’objectivité requise par l’histoire bien définie, il reste à qualifier la subjectivité de l’historien à l’égard de cette objectivité.
Il s’agit de bien comprendre ici le présupposé de Paul Ricoeur : il est absurde de demander à un sujet, c’est-à-dire à une personne « de chair et d’os » éprouvant des désirs et des émotions, ayant des opinions, des intérêts, des rêves qui lui sont propres de se départir de tout cela pour n’être qu’objectif. La discipline en elle-même est objective mais le rapport du sujet à la discipline est nécessairement subjectif. Cela ne veut pas dire que l’historien puisse manifester ses opinions ou imposer ses choix politiques dans sa façon de décrire le passé (c’est ce que Ricoeur appelle « la mauvaise subjectivité »). Par subjectif, ce qu’il convient d’entendre c’est l’engagement  authentique de l’historien, lequel ne peut se concevoir qu’en référence au type d’objectivité méthodologique attendu. On demande à l’historien de croire à l’histoire, de s’investir dans la démarche qui consiste à explorer un passé à partir d’un présent, sachant que cette démarche suppose que l’historien ne pourra jamais totalement se détacher de son présent (et  heureusement : on aurait du mal à prendre au sérieux un historien qui refuserait d’utiliser les ressources informatiques pour se plonger sans a priori de son temps dans le moyen-âge, par exemple).

Il est demandé à un historien d’être de son temps pour se pencher sur le passé de telle sorte que le travail historique réalisé pourra se concevoir comme un mode de subjectivation de l’époque présente. Ce qu’une étude historique révèle de plus authentique et de plus exact c’est le temps d’où elle s’écrit, pas celui du passé qu’elle écrit. C’est bien là ce qu’il s’agit d’entendre par bonne subjectivité : celle d’un historien du présent au sein duquel il est historien de l’Antiquité ou du moyen-âge. L’historien qui ne se raconte pas d’histoires est donc justement celui qui sait très bien que ces travaux sont toujours imprégnés par le climat politique, la technologie et les enjeux idéologiques de son époque. C’est toujours avec des intérêts et des modes de classification du présent que l’on se tourne vers le passé. Sur un plan personnel, il est facile de se rendre compte avec un peu d’honnêteté que l’on ne se rappelle jamais d’une période de son passé qu’à l’occasion de ce qui nous arrive dans notre présent. L’intérêt que nous portons au passé que ce soit pour l’individu ou la société d’une époque n’est jamais gratuit, pur, neutre, mais il n’y a rien dans le caractère intéressé de cette motivation qui soit contraire à ce que Paul Ricoeur  appelle la « bonne subjectivité ».
Le troisième point formulé et défendu par ce texte (les deux premiers étant d’abord que l’objectivité consiste dans la méthode et le second l’affirmation de la bonne subjectivité de l’historien) prête à l’histoire une dimension philosophique en ce sens qu’il assigne à l’histoire une fonction de subjectivation à l’échelle de l’humanité. L’histoire permet à l’homme de se caractériser, de s’identifier et de se reconnaître en tant qu’homme. La position soutenue par Paul Ricoeur est ici problématique car nous savons qu’il existe des sociétés humaines sans histoire, et nous voyons mal en quoi elles seraient moins humaines que les autres. Mais ce n’est pas là le propos de l’auteur. Quelque chose de l’histoire permet à l’individu d’aujourd’hui de se situer dans l’histoire des hommes et d’acquérir ainsi un statut, une qualité plus générique, plus conceptuelle : son histoire personnelle s’inscrit dans l’histoire d’un peuple, laquelle prend place dans l’histoire de l’humanité. Il ne s’agit pas pour Ricoeur d’affirmer que seuls les sociétés historiennes sont humaines, mais seulement qu’elles gagnent dans cette détermination et cette pratique une conscience de soi plus forte, plus marquée. Cela signifie que la pratique de l’histoire autorise une sorte de « connais toi toi-même » à l’échelle des civilisations, des peuples et des époques. C’est très exactement en ce sens que l’on peut parler à l’endroit de l’histoire de mode de subjectivation philosophique par le biais duquel le temps présent « se présente à lui-même » et se donne l’épaisseur d’un passé  de la même façon que l’on se gratifie, grâce au reflet du miroir, de l’efficience visible d’une pesanteur « vraie » sur le réel.

Conclusion
Il ne fait donc aucun doute que l’Histoire, au même titre que la mythologie, la cosmogonie, la religion, l’idéologie, s’inscrit dans le cadre de cette activité symbolique et réflexive qui permet à l’homme de se raconter des histoires sur lui-même. L’homme est un animal mythomane, voire « mythomaniaque », mais nous aurions tort de considérer cette spécificité comme pathologique non seulement parce qu’il est impossible de définir, ici comme ailleurs, la norme au regard de laquelle cette aptitude constituerait une anomalie, mais surtout parce que c’est précisément dans le cadre de cette subjectivité là, dans l’exercice de ce mode de subjectivation historique par le biais duquel un présent se donne authentiquement l’épaisseur d’un passé  que l’espèce humaine acquiert une dignité objective, même si ce passé n’est jamais décrit tel qu’il fût (comment pourrait-il l’être ?). L’historien se raconte toujours à lui-même l’histoire de son temps quand il écrit sur le passé, mais c’est précisément en assumant cette subjectivité là qu’il ne nous raconte pas d’histoires sur le passé. Il n'existe pas de vérité historique, mais pas de vérité scientifique non plus.

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