samedi 4 février 2012

La croyance selon David Hume

« La différence entre une fiction et une croyance gît en quelque sentiment ou sensation, qui s’attache à la seconde, non à la première, et qui ne dépend pas de la volonté ni ne se peut commander à plaisir. Il faut que ce sentiment, comme tous les autres, soit excité naturellement, et qu’il naisse de la situation particulière où l’esprit se trouve placé dans une conjecture particulière quelconque. Chaque fois qu’un objet se présente à la mémoire ou aux sens, il porte immédiatement l’imagination, par la force de l’habitude, à concevoir l’objet qui d’ordinaire y est joint ; et cette conception s’accompagne d’une sensation ou d’un sentiment qui diffère de celui dont s’accompagnent les vagues rêveries de la fantaisie. En cela, consiste toute la nature de la croyance. Car comme il n’y a pas de chose de fait à quoi nous croyions si fermement que nous ne puissions concevoir le contraire, il n’y aurait pas de différence entre la conception à laquelle on acquiesce et celle qu’on rejette, n’était quelque sentiment qui distingue l’une de l’autre. Si je vois une boule de billard se mouvant vers une autre sur une table lisse, je puis aisément concevoir qu’elle s’arrête au contact. Cette conception n’implique pas contradiction ; mais pourtant elle s’accompagne d’un sentiment tout autre que la conception par où je me représente l’impulsion et la communication d’une boule à l’autre. »

 Quelques éléments de compréhension du texte
C’est un texte difficile que l’on peut lire et relire sans avoir le sentiment de comprendre plus la cinquième fois que la première. Il importe donc de le parcourir en ayant bien présent à l’esprit ce principe fondamental de lecture qu’est l’unité d’un texte proposé au baccalauréat. Cela signifie que si nous finissons par en saisir un aspect, le rapport entre deux mots, une phrase entière, voire le rapport entre deux phrases, alors nous disposons d’une prise par le biais de laquelle c’est la totalité du passage qui s’éclaire. C’est comme une bobine qui se déroule dés que l’on en a saisi une extrémité.
C’est probablement par le biais de l’exemple final qu’il convient d’aborder le texte et de relire rétrospectivement le début. « Si je vois une boule de billard se mouvant vers une autre sur une table lisse… » , David Hume nous invite à considérer le fait suivant: lorsque je vois une boule de billard se diriger rapidement vers une autre qui est immobile, je suis sûr qu’elle va lui communiquer son impulsion, mais je pourrais aussi me représenter la possibilité qu’elle se fixe à son contact. Je le pourrais en ce sens que mon esprit peut se représenter une telle scène. Devant un début de situation, nous sommes suffisamment imaginatifs pour concevoir une multitude de suites possibles. Mais pourquoi nous le ferons-nous pas ? Parce que nous avons toujours vu des boules de billard lancées vers d’autres leur communiquer leur mouvement. C’est l’habitude de voir cette suite succéder à ce début de situation qui nous fait « croire » qu’elle va se dérouler encore. La croyance est donc cette représentation d’un avenir qui se distingue de toutes les autres représentations concevables par mon imagination par le biais d’une intensité plus forte due à l’habitude.
Reprenant le texte nous réalisons alors que la fin nous fait comprendre le début : que la boule lancée vers l’autre s’arrête au point d’impact est une fiction, qu’elle lui communique son mouvement est une croyance. Peut-être commençons-nous à saisir la raison pour laquelle nous ne comprenions quasiment rien au début : Nous, nous ne parlerions pas de croyance mais de certitude, nous n’évoquerions pas non plus l’habitude mais la causalité. Si la seconde boule va bouger au contact de la première c’est parce que le mouvement de la première est la cause du mouvement de la seconde mais c’est précisément cette notion de causalité dont Hume entreprend ici, de façon voilée, la critique. C’est un peu comme si le philosophe écossais nous faisait rentrer dans un autre monde, un monde étrange dans lequel l’eau portée à 100 degrés ne serait pas « cause » de son ébullition mais seulement le préalable récurrent. Dans un univers où des faits se succèdent, l’homme crée artificiellement et illégitimement des rapports de cause et d’implication. Aucun fait n’est la cause d’un autre, ils sont simplement connectés dans un ordre de succession, de contiguïté, pas d’implication. Ce n’est pas parce qu’elle a été choquée par la première boule que la seconde bouge, c’est seulement après. Quelque chose de la thèse de Hume en veut à la science, du moins à la science qui appuie ces certitudes sur des rapports de causalité.
Finalement Hume donne une véritable assise à cette formule que nous entendons si souvent : « on ne sait jamais ». Je ne « sais » pas que ce stylo roulant vers le bord de la table va tomber, je le « crois » et la répétition de cette connexion de faits entre le premier et le second n’est justement « que » cela. La vision  de Hume n’invalide pas la science mais elle en fait une étude des rapports et non une étude des causes. Il ne s’agit plus pour nous de comprendre les raisons des phénomènes mais de créer une sorte de cartographie, de relations de faits qui tissent des trajectoires nous font aller de ceci à cela, de la même façon qu’un trajet ne rend aucunement impossible un autre. Plutôt que de prendre immédiatement cette conception « en grippe », peut-être convient-il que nous réfléchissions à la possibilité qu’elle nous offre d’expliquer les processus de dépassements et de révolutions scientifiques. La conception de Newton n’est pas plus vraie que celle de Galilée, elle n’est même pas plus pertinente, elle explore simplement davantage de contiguïtés de fait. Ce n’est pas qu’elle sache plus de choses, c’est qu’elle croit à plus de rapports entre les faits. L’effort demandé au scientifique ne consiste pas à descendre sans cesse plus profondément dans les causes des phénomènes  mais à s’habituer à de nouvelles connexions. L’univers n’est plus tant fascinant parce qu’il contiendraient des secrets enfouis qu’il nous resterait à découvrir mais parce qu’il s’offre à des contractions d’habitude qu’il nous reste à inventer.  
Explication du texte 
Nous considérons que nous connaissons un phénomène quand nous pouvons en déterminer la cause. C’est ainsi que nous progressons dans la compréhension de notre univers au fur et à mesure que nous formulons des enchaînements de causalité qui nous livrent les lois auxquelles se soumettent les faits observables. Par exemple, la théorie de l’attraction universelle explique que tel objet glissant de mes mains chute vers le sol et « je sais » qu’il en sera toujours ainsi. En distinguant ici la fiction de la croyance, Hume tente de révéler une toute autre approche de cette certitude, laquelle ne constitue selon lui qu’une probabilité dont la force ne vient pas de la certitude d’un rapport d’engendrement, de provocation, mais de la croyance enracinée dans l’habitude d’une association. Ce que nous appelons certitude n’est après tout que le produit d’un travail d’imagination, d’anticipation née de l'observation répétée d'un rapport. C'est donc dans l'expérience et l'habitude contractée de la répétition de rapports entre des faits qu’il convient de chercher le sentiment par le biais duquel nous nous attendons à ce que tel ou tel événement se produise après tel autre. La croyance est une anticipation doublée d’un sentiment par quoi elle se distingue de la fiction qui ne consiste, elle, que dans une anticipation « tout court ».
Le style de ce passage est descriptif mais on pourrait dire qu’il l’est « constitutionnellement » ou « substantifiquement » dans la mesure où le présupposé philosophique dans lequel s’inscrit la démonstration de Hume tend à nous faire comprendre que nous vivons d’abord et nous en tirons des conclusions « savantes » ensuite. L’entendement humain est descriptif. Nous ne savons rien, nous ne faisons que croire pour ensuite préjuger de ce qui va se passer. 
Le « car » marque une rupture de tonalité par le biais de laquelle nous entrons dans un style plus argumentatif, s’il en allait autrement, nous ne cesserions d’envisager à chaque perception les successions les plus improbables, au sens propre. Le passage se termine par la référence à l’exemple qui éclaire rétrospectivement l’ensemble du texte. L’auteur optimise l’effet de compréhension de l’exemple en le mettant en perspective par rapport aux termes précédemment utilisés (« conception, contradiction sentiment »). Nous n’avons plus qu’à plaquer l’esprit de notre réalisation sur les passages antérieurs du texte pour saisir en saisir le sens dans sa totalité.
Personne ne peut « savoir » que le soleil se lèvera demain. Nous ne faisons qu’en pressentir très fortement la probabilité. Dans un autre passage, David Hume insiste sur le fait que s’il en allait autrement, nous ne pourrions même pas émettre la proposition suivante : « le soleil ne se lèvera pas demain ». Or cette affirmation est parfaitement intelligible, elle a un sens. Elle n’est pas incompréhensible. Elle est donc digne d’être envisagée à titre de possibilité extrêmement peu probable mais possibilité quand même. Ce que nous touchons avec cette phrase, ce n’est pas seulement la limite de ce qu’un esprit peut concevoir de possibilité « presque impossible » mais c’est aussi cette teneur fictive dont on ne peut pas complètement exclure qu’elle devienne réelle. Si elle n’était pas encore accrochée, ne serait-ce que par un fil extrêmement fragile, à un soupçon de réalité « possible », elle ne serait pas « tissée » d’assez de substance mentale, linguistique, ou de cohérence sémantique (ce qui fait le sens d’un énoncé) pour être dite. Le simple fait que nous puissions formuler l’hypothèse d’un soleil qui ne se lève pas, d’un stylo qui tomberait au plafond au lieu de tomber sur le sol atteste d’une situation au sens propre « envisageable ». En d’autres termes, tout ce qu’un esprit peut concevoir de situations représentables, « pensables », énonçables mais extrêmement peu probables nous fait expérimenter les limites mêmes du réel, les bordures du monde. Le romancier laissant libre cours à son imagination explore bien le domaine de la fiction et met en œuvre la capacité de son esprit à envisager les possibilités les plus folles mais le simple fait que ces situations viennent sous sa plume et désignent des configurations formulables prouvent qu’elles ne sont pas rien. Le propre de l’impossible, c’est de n’avoir pas même assez de sens pour être seulement envisagé.

Toutefois, si nous nous tenions toujours dans cette ligne de crête entre le possible et le « très peu probable », chaque instant nous laisserait un peu hébété, circonspect dans l’attente de tous les possibles puisque tout ce que l’on peut imaginer, du fait même que cela soit imaginé jouit de ce soupçon de réalité suffisante pour constituer de plein droit un fait éventuel. C’est ainsi que dans le film « Magnolia » de Paul Thomas Anderson, on assiste  au beau milieu de scènes assez courantes, décrivant « plus ou moins » le quotidien des personnages à une pluie de grenouilles. Si nous ne concevions que des fictions, nous serions interdits devant d’éventuelles pluies de grenouilles, de sauterelles ou d’enclumes (dans quelle matière faudrait-il concevoir les parapluies ?). Or ce n’est pas le cas, nous pensons que le soleil va se lever demain et que nos stylos vont tomber de nos tables sur le sol. Toute l’originalité et la pertinence de la pensée de Hume vient ici du fait qu’au lieu de situer, comme nous le faisons habituellement, la croyance comme « le moins de la certitude », il la définit comme « le plus de la fiction ».
Mais la profondeur de sa conception va plus loin encore dans la mesure où ce qui différencie la certitude de la croyance est un certain rapport au réel (quand je sais une chose, je pense que cette chose « est » ou « sera ») alors que ce qui différencie la croyance de la fiction consiste dans les variations d’un curseur dans les « intensités de supposition » (croire à un événement c’est penser qu’il « peut être »). Ce qui caractérise le scepticisme radical de l’auteur réside dans le fait que notre rapport au monde ne consiste que les variables de ces intensités de supposition. Le champ de notre rapport au réel se situe entre deux extrêmes également inexistants : la certitude et l’impossible. Ce qui reste, c’est le mouvement d’oscillation d’intensités de probabilités plus ou moins fortes dans le champ d’investigation d’un « peut-être ». On comprend ainsi que le terrain d’exploration de la science n’est aucunement, pas davantage que pour toute autre discipline humaine, celui de la réalité, de la nature, mais celui des variables de ses intensités de supposition. Etant entendu qu’il n’est pas question pour le savant de « savoir », de connaître les causes de ce qui se produit, il ne peut plus s’agir pour lui que d’œuvrer à affermir ses croyances, de constituer des « épaisseurs de probabilité » de plus en plus denses. Il n’y a plus rien à découvrir mais seulement des connexions à installer, des suppositions à « possibiliser ».
C’est donc en distinguant la croyance de la fiction que nous comprendrons vraiment en quoi elle consiste. Si nous croyons que le stylo va tomber quand il roule vers le bord de la table, c’est parce que le sentiment de probabilité qui accompagne cette représentation du futur proche est plus fort que celui qui accompagne la représentation d’un stylo montant au plafond. Ce n’est pas que je veuille qu’il tombe ou que j’en ai davantage envie, c’est plutôt que je ne peux pas réprimer la force de l’habitude qui me fait adhérer à cette possibilité. Cette habitude n’a cependant rien d’une généralisation ou d’une banalisation. Ce n’est pas vraiment que nous « pensions » que la chute va se produire comme on applique une loi générale aperçue ailleurs à ce cas particulier. C’est plutôt que nous avons conservé inconsciemment l’empreinte d’une association : « chute / sol » et que le fil de cette association est à ce point inscrit dans notre esprit qu’il revient à la surface dans les occurrences similaires. Ce point est fondamental pour comprendre toute la différence entre l’innéisme et l’empirisme : ce n’est pas parce que j’ai un esprit généralisant que je peux appliquer le principe d’un mouvement ou d’un rapport entre deux phénomènes à des situations particulières, c’est, au contraire parce qu’il n’y a que des situations particulières que naît l’habitude d’associer un phénomène à un autre. Ce n’est pas l’entendement qui prévoit, c’est l’imagination qui se souvient et elle ne se souvient que parce que « sous-vient » d’une expérience passée un rapport entre deux objets ou situations. Il convient ici de distinguer très clairement la causalité de l’habitude : ce n’est pas parce qu’il quitte le support de la table qu’il va tomber, mais j’ai l’habitude de le voir quitter le plateau de la table et tomber. Contracterions-nous d’autres habitudes, tisserions-nous d’autres liens que nous ne verrions peut-être pas la même chose. Ce n’est pas au niveau de la compréhension des lois qui régissent les phénomènes qu’il faut situer l’activité de l’homme mais à celui de l’empreinte que trace en nous la répétition de liaisons entre des phénomènes.
 Peut-être convient-il de lire les premières lignes du texte à la lumière des dernières comme s’il composait une continuité qu’il s’agirait de parcourir « en boucle ». Qu’est-ce qui différencie ma croyance dans le fait qu’une boule choquée par une autre va se mouvoir sous l’impulsion de la force motrice de ce contact, et cette autre selon laquelle cette même boule dans la même situation va rester immobile ? Nous aurions envie de répondre immédiatement : « le bon sens », l’évidence, voire la connaissance de la loi régissant les corps en mouvement. Mais Hume ne nous parle ici que d’un sentiment qui fait de la première possibilité une croyance et de la seconde une fiction. Il n’est donc aucunement question d’avancer l’idée selon laquelle la première est « vraie » et la seconde « fausse ». Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas complètement certain que la boule choquée se déplace, il y a de très fortes probabilités et j’ai le pressentiment très marqué qu’elle va le faire mais je n’en suis pas plus sûr que je ne peux l’être de l’existence à venir de cette prochaine seconde. « A ce compte là, nous ne sommes jamais sûrs de rien » sommes-nous alors tentés d’objecter, mais on saisit le sens véritable de terme de scepticisme quand on comprend que Hume nous répondrait : « Oui, en effet ». Comme il n’y a pas de « connaissance » au sens usuel du terme dans la mesure où aucune certitude n’est possible, il n’y a pas non plus de distinction entre un sujet qui connaît et une chose qui serait connue, mais alors qu’y-a-t-il ? Des impressions qui sont « données » et dont les intensités sont variables. Ce ne sont plus les hommes qui se portent vers les choses, ce sont des impressions qui suivent leur cours et qui dessinent des sensibilités au gré des variables de leurs intensités. Le sujet est d’abord passif dans son rapport au monde tout simplement parce que la distinction entre lui et le monde n’est pas du tout évidente. Elle serait même plutôt improbable. L’homme ne prend pas d’abord conscience du monde ou d’une situation, il est constitué par son enracinement dans l’un et l’autre.
On comprend alors l’importance de la restriction : « qui ne dépend pas de la volonté ni ne se peut commander à plaisir ».  Le sentiment ne naît pas d’une sensibilité particulière, la notre en l’occurrence, mais d’une « situation ». On pourrait dire que c’est ce « mixte » que compose une conjecture particulière avec l’esprit qui s’y trouve pris qui constitue le sentiment. Il y a des rapports entre des situations construits comme des habitudes par l’esprit. La boule lancée vers la seconde et la seconde boule animée par le mouvement de la première sont des conjectures dont on pourrait dire que l’esprit humain les « compactent » par le biais de l’habitude. Celle-ci est à la fois active et passive dans la mesure où ce lien est celui que l’imagination enregistre passivement mais l’action consistant à « s’appesantir » sur lui, à en structurer la connexion comme réitérable vient de l’esprit. Je suis donc très fortement porté à croire que la seconde boule va bouger sous l’impact de la première, mais non pas parce que c’est ce que les lois de la physique des corps en mouvement font advenir mais parce que les situations sont liées les unes aux autres par des connexions impressives que la sensibilité humaine sédimente en habitude. Nos délires, ce sont des connexions impressives « fines », « souples », ténues, non encore figés par l’esprit de répétition. Je n’ai pas le pressentiment d’une seconde boule immobile sous l’impact de la première, je peux en avoir l‘idée comme je peux avoir l’idée de choses complètement improbables. Nous pouvons concevoir un nombre incalculable de rapports entre des situations, cela s’appelle « avoir de l’imagination », mais quand nous sommes portés à croire à l’automaticité du rapport entre une conjecture et une autre, nous parlons de causalité alors que nous n’avons affaire qu’à la montée en puissance d’un voisinage impressif. Tout le problème vient de ceci que nous voulons constituer comme des lois les rapports entre les phénomènes alors qu’il ne devrait vraiment être question que d’épaissir des textures de connexion entre des impressions. Rien n’est à connaître, tout est à pressentir. S’il ne dépend pas de moi de faire naître un sentiment entre deux situations, il me revient d’être le conducteur sensible de ce courant reliant les deux faits et d’en compacter la teneur dans l’épaisseur d’une habitude. Ce n’est pas qu’il y ait des rapports vrais et d’autres faux, c’est plutôt qu’il y a des connexions impressives plus offertes que d’autres à ce travail de cristallisation par le biais duquel l’esprit leur prête la consistance d’une habitude.
L’univers se manifeste alors à nous sous un jour différent, un peu comme un ciel d’orage dans lequel toutes les charges électrostatiques sont potentiellement liées mais où les éclairs ne fulgureront qu’entre certaines d’entre elles au gré des différences de potentiel de chacune. Mais que désigne l’éclair ? L’effectuation d’un voisinage impressif : la boule lancée et l’autre boule mue par le mouvement de la première, ce que nous pourrions appeler « un instant », le fond même de cette fécondité mondaine par quoi se produit « quelque chose ». C’est bel et bien le moteur de la réalité qui fonctionne par l’effectuation incessamment répétitive d’un « ET » plutôt que par le déploiement de la chaîne implicative d’un « CAR ». Rien ne nous prédestine à connaître telle ou telle loi de l’univers mais tout nous invite à y supposer sans relâche de nouveaux « ET ».
« Car comme il n’y a pas de chose de fait à quoi nous croyions si fermement que nous ne puissions concevoir le contraire. » Nous avons mis à jour les ressorts cachés de la croyance et il est maintenant temps de marquer la pertinence de cette analyse dans l’expérience directe que nous faisons du réel. Si la croyance était autre chose que ce que cette représentation plus vive d’un rapport entre deux situations, nous ne pourrions expliquer cet excès d’imagination qui nous rend capable de nous représenter une scène différente de celle que nous voyons arriver. C’est bien la preuve que tout ceci n’est qu’affaire de projection : le réel déborde de tout côté de l’exclusivité du seul rapport posé par l’habitude et c’est bien la marque qu’il ne s’agit là que d’une habitude de « transfert ». Si la croyance, au lieu d’être une fiction très puissante, était une certitude très « présumée », on ne voit pas d’où viendrait cet excès de pensée folle décrivant à nos esprits des boules immobiles sous le choc, des lendemains sans soleil, ou des stylos flottant dans l’air. Où irions-nous chercher ce qui n’existe pas si cela ne s’imposait pas évidemment à nous comme faiblement mais indéniablement susceptible d’exister ? Nous avons potentiellement en nous toutes  les connexions entre toutes les situations et ce que nous appelons fictions ou rêves ne sont en fait que des potentiels de liaisons faibles mais « réels ». Ce n’est pas que notre esprit soit particulièrement inventif, c’est, au contraire, qu’il réside exclusivement dans la capacité à n’être que pleinement « attentif ».
L’imagination n’a aucun pouvoir de se représenter de la non-existence ; elle atteint au contraire le plein rendement de sa puissance quand elle se résout dans sa seule et authentique teneur impressive par le biais de quoi elle réalise sa texture mondaine. Pour l’imagination, saisir ce qu’elle est, c’est saisir ce qu’est « être ». Elle comprend sa réalité en même temps qu’elle se comprend faite de la texture même de tout ce qui est réel, c’est pourquoi elle ne saurait jamais délirer au-delà de ce qui, possible, se trouve aussi être réel. Il faut sortir l’imagination du contexte personnel d’un « moi », ce que le rêve devrait suffire à nous faire comprendre puisque rêver revient à accomplir la fonction première du réel qui est d’émettre des images. Que l’état dans lequel nous sommes le plus simplement et exclusivement occupé à « être » indépendamment de tous les « divertissements » que notre vie éveillée prétendument active  essaie de nous faire accepter comme primordiaux soit celui d’une incessante production de séquences impressives devrait nous faire comprendre l’exhaustivité de cette fibre « imageante » du réel. Ce n’est pas nous qui concevons des images, c’est le fait d’être qui fait des images. Le rêve est l’une des voies privilégiées par l’ouverture desquels c’est le réel qui se manifeste à notre souvenir. Rêver, délirer, c’est le contraire de « rien », c’est toucher du doigt les bordures de la « Toute Réalité ». Ce que nous appelons « notre imagination », c’est précisément cette part de nous qui nous permet de coïncider avec la réalité de l’invalidité d’un « nous » ou d’un « moi », c’est lorsque le fait d’être réel l’emporte enfin sur toutes ces illusoires prétentions à être « quelqu’un », c’est lorsque nous communiquons avec toutes les possibilités de connexions impressives par l’agencement desquelles la vie va produire le fait d’exister.
Le simple fait que nous puissions nous représenter des choses prétendument impossibles prouvent qu’elles ne le sont pas. Il n’y a dans la réalité que des mises en situation reliées les unes aux autres par ce que nous pourrions appeler des « consistances de sédimentation par l’habitude » plus ou moins denses. Les tableaux improbables de réalités que nous envisageons parfois correspondent à des couches très souples et malléables de ce « terreau impressif ». Une fois « venues  à l’image », elles sont d’emblée dotées de tout ce qui suffit à constituer bel et bien un « donné ».
Le fait que je dise que x est en relation avec y et que x n’est pas en relation avec y implique contradiction parce que justement nous ne sommes aucunement en prise ici avec le réel. Les propositions logiques sont formelles, vides, elles n’ont aucun contenu. Imaginer une licorne fait exister l’image d’une licorne, poser un raisonnement comme rapport d’un x avec un autre élément y ne fait exister aucune image de x parce qu’il n’y en a pas. Avec les mathématiques, le langage humain atteint son degré ultime de formalisme. Autant nos délires imaginatifs explorent la bordure positive et pleine de la toute réalité, autant les raisonnements de la logique formelle voisinent avec la frontière négative du vide. Il y aurait donc beaucoup à dire ici sur cette adhésion au calcul par le biais de laquelle nous considérons qu’un rapport est vrai parce qu’il a été démontré par des raisonnements mathématiques. Le calcul consiste, au contraire , dans la couche la plus abstraite et la plus dure de l’action sédimentaire de l’habitude.
Concernant ce que l’on appelle les vérités de fait : le fait que le soleil se lèvera demain, par exemple. Il n’est rien de cet acte qui m’empêche d’envisager la possibilité qu’il ne se lève pas pour la bonne raison que la teneur impressive et factuelle d’un soleil qui se lèvera ne se distingue de l’image d’un soleil qui ne se lèvera pas que par la variation d’un degré de croyance. Voilà pourquoi elle n’implique pas contradiction.

L’enjeu de cette définition de la croyance réside dans cet implicite qu’est l’exclusion de toute référence à la certitude. On perçoit ainsi jusqu’où le scepticisme de Hume peut aller dans la tentative de transformation du « Scio » (je sais) de la science en variations intensives de « Credo » (je crois). Nous entendons suffisamment dire, à juste raison, que la science est devenue la nouvelle religion de l’occident pour que nous nous interrogions sur le sens de la démarche du philosophe écossais. Il ne saurait être question pour lui de donner à ce rapprochement entre la science et la religion la même dimension critique que celle dont nous investissons aujourd’hui cet énoncé, notamment parce que l’illusion de la causalité hante tout autant les religions transcendantes que la science. Le credo sceptique visé par Hume n’a aucun rapport avec un credo religieux ou scientifique d’esprit positiviste. Il s’agit plutôt de proposer un nouveau modèle de l’évolution des sciences. Une fois assimilée la substitution à la notion de causalité de celle d’habitude, il n’est plus rien du réel qui s’impose à nous comme attendant d’être découvert mais tout en lui s’offre au contraire au génie de l’incessant renouvellement de ses réseaux de connexions impressives. L’univers ne se manifeste plus tant à nous comme un système traversé de lois qu’il nous faut connaître et détourner à notre profit mais comme une sorte de cerveau qui nous enveloppe et dont l’incroyable capacité de combinaisons neuronales se révèle discrètement sous les traits humbles et pudiques du seul « pressentiment".  


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