lundi 13 février 2012

Distinction de l'oeuvre d'art et de l'objet technique


 Tout objet technique a une fonction. Cela signifie qu’il n’est jamais « simplement là » devant moi dans la mesure où son utilité est inscrite dans son ergonomie, dans son être d’objet et qu’il apparaît donc toujours déjà tendu vers l’horizon de son usage possible. Tous les ustensiles qui nous environnent sont autant de conditionnels  d’occupation d’un temps humain, une sorte de « tu pourrais faire ceci, ou cela » qui nous est directement adressé. Un écran d’ordinateur éteint, simplement placé devant moi, est comme l’incitation à mettre en œuvre l’une des multiples opérations qui nous sont accessibles par le biais de l’informatique. Cette présence qu’on pourrait qualifier de « vectorielle » ou de « transitoire » (puisque elle me guide vers un futur d’actions possibles) est doublement sécurisante.
En premier lieu, elle me rassure par rapport à l’avenir. Tant qu’il y aura des objets techniques, il y aura des choses à faire parce que ce sont concrètement les objets techniques qui nous mettent sur la piste de choses à faire. Et si le futur n’était, après tout, que cet arrière plan d’occupations  multiples, urgentes, organisées, indicatrices d’un progrès, qui se dessine derrière cette muraille de plasticité fonctionnelle que nous prenons soin d’installer autour de nous comme un rempart de défense contre l’angoisse d’un présent vide de « choses à faire » ? N’y a-t-il pas quelque chose d’un peu suspect dans notre précipitation à nous entourer d’objets « nomades », portables et technologiques comme un périmètre de sécurité que nous construisons autour de nous et qui nous permet d’opposer à l’imprévisibilité des évènements la continuité programmatique d’une démarche, la procédure à suivre d’un mécanisme (je ne suis pas ouvert à une rencontre car je consulte ma messagerie – si l’on objecte ici qu’on refuse une rencontre physique au bénéfice d’une autre forme de communication dans la mesure où le message me met en contact avec quelqu’un, il faut penser à tout ce qu’un support technologique et virtuel transforme dans la notion de « mise en présence », l’échappement est toujours possible, nous ne sommes plus mobilisés dans le corps à corps d’un entrecroisement d’interactions présentes, improgrammables : pleurs, agression  verbale, crise de rire. Ce que les réseaux sociaux ou les conversations au portable rendent possible, c’est une certaine modalité différée de relation à l’autre, on échange des messages dans une alternance de phases réceptive et émettrice mais on ne vit jamais le présent d’une composition d’affects. On échange des impressions, on n’en vit pas l’intrication, on fait comme si tout ne se passait qu’au niveau des paroles ou des messages, comme si être avec quelqu’un était seulement « parler avec lui »).
En second lieu, le glissement des objets techniques vers l’activité dont ils font signe nous permet de toujours voir se dessiner un monde humain à l’horizon de nos perceptions présentes. Tout outil nous adresse implicitement ce message : « l’humanité a encore de beaux jours devant elle. » La voiture est comme la « garantie de pertinence » de la conduite. Vivre a un sens et ce sens épouse exactement le vecteur d’une occupation humaine. Devant la carrure et la démonstration de puissance d’un airbus, il est assez difficile de soutenir que l’homme n’était pas fait pour voler. Le sens de ce que c’est que « vivre » est humainement connoté par ce mode de présence particulier de l’outil. La possibilité que l’existence soit autre chose qu’un phénomène humain est complètement occulté par l’objet technique mais en quoi consisterait cette possibilité ? Dans une existence physique, offerte aux aléas des interactions imprévisibles des forces naturelles.
Etre en présence d’une œuvre d’art, c’est faire l’expérience de la destruction de ces deux processus de « sécurisation ». Une œuvre d’art n’est pas là pour faire quelque chose, elle est « là pour être là », si bien que nous ne savons pas, au sens propre, « que faire d’elle » parce que notre modalité habituelle de perception des choses est démentie, désamorcée par une plasticité brute, sans arrière plan. Les objets techniques nous libèrent. Ils polarisent d’autant moins le champ de notre attention qu’ils ne sont là que pour faciliter la transition vers une activité. L’œuvre d’art, au contraire, ne nous indique rien, ne nous invite à rien. Ce n’est pas seulement qu’elle n’ait aucun avenir fonctionnel, c’est surtout qu’elle plombe l’atmosphère de sa rencontre de la possibilité qu’elle fait naître en notre esprit qu’il n’existe pas de futur. Toute œuvre d’art nous fait physiquement éprouver le bord d’une existence sans exigence de suite. Bien sûr, elle peut me décrire un univers de joie, me faire éprouver une sensation de plaisir, voire d’espoir, de confiance, mais ce sera toujours sur le fond d’une modalité de mise en présence « captivante », « totale », sans dépassement. Nous ne réalisons jamais vraiment le bouleversement complet de perception imposé par la rencontre avec une œuvre, alors nous disons : « c’est beau » ou « c’est laid », ou « ça fait penser à … », nous bricolons une suite, une exigence de commentaire pour combler le vide qui nécessairement nous trouble, vide angoissant dans la mesure où il exprime une « fin ».
 Tout s’arrête là, vous pouvez vous indigner, taper du pied, montrer votre culture en parlant de l’auteur, vous extasier, tomber en pamoison, la seule vérité d’une œuvre d’art tient dans le coup d’arrêt à toute procédure de dépassement vers un futur dans laquelle tient le phénomène brut de sa plasticité. Devant certaines œuvres, nous ne pouvons nous empêcher de nous demander « ce qu’il a bien pu vouloir dire par là » mais la réponse est simple : « RIEN ». Toute œuvre d’art est le produit d’une suspension radicale dans l’attitude consistant à se demander toujours ce qu’il y a derrière les choses, les mots, les attitudes. « Guernica » ne nous dit pas que : « la guerre c’est mal », cette toile « est » le mal de la guerre. Elle ne symbolise rien, elle est le ressenti douloureux de la guerre par Picasso. « Oui, nous dirait un connaisseur mais voyez comment derrière le morcellement des corps, la figure du taureau, l’entrecroisement des lignes se dit… ». Non, ce n’est pas vrai, aucun de ces traits ne symbolise quoi que ce soit. Picasso n’a rien voulu dire, il l’a vécu comme ça et c’est tout. Aucune œuvre d’art n’est l’expression d’un « vouloir-dire », elles sont plutôt l’impression d’un « ne pas pouvoir sentir autrement ».
Le sens utilitaire de nos occupations nous a toujours permis d’entretenir la certitude que la seconde prochaine « viendra ». Pourtant rien ne me la garantit, ce n’est même pas d’une éventualité de « la fin du monde » dont il est ici question, c’est plutôt de ce fond de panique bien réel que chacun de nous éprouve lorsqu’il réalise la justesse de cette vie sans assurance de futur proche qui nous est donnée. Exister, c’est vivre dans le sentiment vrai de cette incapacité fondamentale de l’instant présent à fonder quoi que ce soit de certain sur l’existence à venir d’un instant « prochain ». Du fait qu’en cet instant je sois ne s’ensuit aucunement la nécessité que dans une seconde je sois encore. L’être humain est l’exemple unique d’un genre d’êtres qui a constitué tout un ensemble de pratiques, de disciplines, de religions, de valeurs et de technologies pour évacuer cette réalité de la toute première évidence : « vivre, c’est tenir dans l’incertitude de durer », ou en d’autres termes : « on ne vit que dans la croyance de survivre ». Une œuvre d’art, c’est une certaine façon d’accaparer notre attention, de nous installer dans l’instant présent de l’impression suscitée par un objet ou par une séquence de sons, d’images de telle sorte qu’il n’existe plus de perspective de dépassement, comme une silhouette trop large, trop carrée pour que nous puissions regarder derrière son épaule ce qui se profile derrière elle. Nous sommes trop marqués par l’empreinte d’un environnement presque exclusivement composé d’ustensiles pour ne pas poser à l’œuvre d’art la question à laquelle tout objet technique répond : « quel monde pour demain ? » mais l’œuvre d’art nous interroge à son tour : « quel demain ? »
Nous sommes confrontés ici à un malentendu « tragique » qui dure depuis longtemps et sur lequel s’est installée une profession : les esthètes ou les spécialistes, les « connaisseurs » en matière d’art. Puisque l’œuvre d’art est « là » et qu’elle ne satisfait pas au rapport habituel que nous entretenons avec les objets, à savoir celui de nous guider vers l’avenir d’une chose à faire, nous avons inventé la fiction du « message ». L’artiste nous dit quelque chose par son œuvre. L’essentiel c’est que soit évacuée la vérité « plombante » de l’œuvre, celle qui nous installe dans l’évidence d’une existence sans avenir. En réalité, l’artiste n’a pas créé son œuvre pour nous dire quelque chose, il l’a créé parce qu’il l’a pu. Combien d’interviews d’artistes nous renvoient toujours à un dialogue de sourds entre un journaliste qui s’obstine à demander « en vue de quoi » l’artiste a fait l’œuvre et l’auteur qui répond maladroitement qu’il a fait ce qu’il a fait parce qu’il n’a pas pu faire autrement. On se dit alors qu’il est « génial », inspiré par quelque chose de divin ou de surnaturel. Mais la vérité est beaucoup plus simple : l’artiste est un type d’homme qui, contrairement à nous, se contente d’être là dans un univers qui n’est que là. On pourrait dire qu’il voit qu’il est midi au beau milieu d’une foule qui cherche sans cesse midi à quatorze heures. Nous ne cessons de regarder et de foncer vers un avenir et lui ne comprend pas que nous délaissions ainsi un présent certain au bénéfice d’un futur incertain. On pourrait résumer les termes de ce malentendu de la façon suivante : l’artiste nous donne à éprouver une œuvre qui s’est créée dans le cours de cette évidence selon laquelle rien n’est à interpréter, tout est à vivre et nous lui répondons en lui disant que cela aussi, nous allons l’interpréter. C’est de ce quiproquo que naît parfois dans les musées l’anomalie des visités guidées dans lesquelles une personne « autorisée » nous décrit les mille et une manière d’évacuer le contact pur et simple avec une œuvre qui n’a été créée que pour la réalité « crue » de cette rencontre en la recouvrant d’interprétations plus ou moins élaborée ou d’anecdotes sur le contexte de l’œuvre, sur la vie de l’auteur, bref autant de commentaires visant à étouffer le scandale d’une œuvre qui n’est là que pour être là.
L’œuvre d’art brise également le second « cordon de sécurité » que les objets techniques installent autour de nous, à savoir la certitude que l’évolution du monde suit le mouvement du progrès humain. Une œuvre, c’est fondamentalement le contraire « d’en faire trop », elle se réduit dans le fait de sa présence physique : une musique est une séquence de sons qui n’est que du son, une peinture, un travail de couleurs sans visée indicative d’un comportement humain ou d’une chose à faire, un film, une suite d’images qui ne sont que des images. Il n’est question que de vivre en phase avec le présent d’un univers qui n’est que pure plasticité mais cela contredit tous les automatismes produits par plus de quarante siècles de conditionnement « civilisateur » et culturel humain.

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