vendredi 16 mars 2012

Eloge de la fluidité (2) - Paradoxe et contraction


Nous avons une conception du temps qui nous fait croire que nous passons d’une activité à une autre, d’un sentiment à un autre, d’une pensée à une autre. Je passe d’un cours de maths à un cours d’anglais : je change de salle, de professeur, de pratique, d’état d’esprit. Mais la réalité est que loin de faire une coupure, je fais « le lien », je compose un art subtil de la transition par quoi l’étude des maths devient celle de l’anglais, je crée l’interstice d’une toute nouvelle matière qui n’existera pas longtemps et qui consiste à éprouver ce qui des maths « déjà » tient de l’anglais. Qu’on ne me dise pas que c’est impossible parce que c’est ce que je fais maintenant, c’est ce que ma vie actuelle tisse, c’est ce que les circuits et les jeux de connexions neuronales de mon cerveau sont en train de composer : cette souplesse d’une efficience mathématique, calculatrice à une efficience bilinguiste ou « alterlinguistique ». Se pourrait-il qu’exister se résolve dans cette activité de transition par laquelle nous effectuons des combinaisons improbables entre des matières, des genres, des émotions, des personnes ? Se pourrait-il que cette vie que nous ne cessons de nous dépeindre à nous mêmes comme successive, constituée de ruptures et de moments, d’épisodes soit en réalité exclusivement celle d’un agent secret qui ne fait que des liaisons ? Ce n’est pas seulement que notre vie dés lors ne serait plus concevable que dans les termes continus d’un devenir, c’est surtout qu’elle s’effectuerait dans le « devenir autre chose » de toutes les choses. Je suis la sage femme du cours d’anglais qui veut naître du cours de maths, de cet amour qui veut accoucher de cette haine, de ce visage qu’il s’agit de faire affleurer de ce fond élastique de plasticité visuelle de l’espace que je percevais juste avant dans le face-à-face avec un autre visage.
Ce serait exactement comme si nous étions l’opérateur un peu délirant d’une totalité de central téléphonique par l’intermédiaire duquel n’importe quoi pouvait être mis en relation avec n’importe quoi d’autre. Nous filons l’espace comme de la soie sur une machine à tisser et faisons sortir de notre ouvrage les plus insoupçonnables métamorphoses qui se puissent concevoir.  Pour percevoir la pertinence de ce point de vue, il faut produire un effort considérable de désubjectivation, cesser de croire que l’on est une personne avec des contours bien arrêtés et réaliser le fond continu de notre existence de « liant ». « Je » marche dans un jardin public prés d’une statue, d’une allée de cyprès, d’un bassin inondé de soleil, « se » compose alors un agencement « statue-cyprès-bassin-soleil », un cerbère à plusieurs têtes, un « monstre du quotidien » à côté duquel nous passons indifférents, un « arrangement », ce que nous pourrions appeler aussi une situation. Ce n’est pas que je consiste dans le fait d’avoir créé ou voulu cette situation, c’est plutôt qu’exister se « fabrique » dans le fil continu de cet être en situation infatigable et fécond. Personne ne saurait être dit grand, beau, laid, intelligent, stupide parce que pour cela il faudrait démêler l’indémêlable, arracher au bloc compact et d’une seule pièce d’une situation des « éléments » qui ne sont jamais isolables de ce « dynamisme situationnel » dans lequel s’effectue la trame même de la vie.
Le roman de Virginia Woolf commence par « Mrs Dalloway dit qu’elle se chargerait d’acheter des fleurs. » Puis peu à peu dans cette promenade matinale au gré des rues de Londres, l’héroïne se sent prise dans le « liant » des choses jusqu’à ne plus pouvoir s’en extraire. Aucun chien ne pourrait aboyer dans cette rue que je traverse sans que mon audition ne s’y incorpore comme résonnance absolue de son cri. Il faut un « faire entendre » à tout bruit, sans quoi aucun bruit ne serait possible. Nous tenons obstinément à traduire ce fait par un « je » : « j’entends le chien aboyer ». La vérité simple et purement plastique de la scène est qu’il n’y a ni chien ni « je », mais pure composition d’un processus d’émission d’ondes et de capture. Nous constituons nos « je » dans les mailles extrêmement fines et souples de ces compositions là : micromoléculaires et ondulatoires. Mrs Dalloway pense alors qu’ « elle ne dirait plus jamais de personne : il est ceci, elle est cela. » Ces jugements n’ont pas lieu d’être, il n’y a pas l’espace pour cela. Vivre, c’est composer des situations ou composer avec des situations. Cela revient au même. « Elle avait perpétuellement le sentiment qu’il était très, très dangereux de vivre, même un seul jour. »
A toute personne réalisant la puissance insoupçonnée de cette machine tératologique du quotidien (la tératologie est l’étude des monstres), il devient difficile d’exister, de se savoir consister dans le jeu gourd et lent de ce dynamisme impersonnel par les glissements duquel un bloc de données factuelles devient un autre bloc. Il est dangereux de vivre quand on discerne l’effet d’étouffement et de saturation de petits riens par quoi seulement et toujours se fait « quelque chose », mais c’est justement et exclusivement cela qui réellement arrive : « quelque chose ». La plupart des hommes se donnent une fausse existence particulière et personnelle dans la continuité sans faille d’une existence toute en pressurisation. On pourrait dire sans jeu de mot que l’homme invente l’anomalie improbable de la dépression dans la totalité compressive d’un « exister en blocs de situations ».
Saisir le fond de cette vérité reviendrait peut-être à interroger l’intelligence du statuaire. Quand Michel-Ange sculpte la Piéta, il fait directement l’expérience de ce que le corps de Marie, les plis de sa robe et le corps de son fils composent un rapport, se coulent dans l’intimité d’un seul et même liant, constituent un seul et même bloc de présence et de densité. Ce qui « est » alors, ce n’est plus le Christ, Marie, c’est la « piéta », c’est-à-dire la pitié, la compassion. Ce qu’il y a en bloc (et cela ne saurait pas exister autrement), c’est ce fond de plasticité impressive et neutre qui n’est que là, qui est ce que c’est que de n’être que « là ». C’est la vérité pure et nue qui nous crève tellement les yeux que la plupart d’entre nous la cherchons désespérément ailleurs. On peut toujours « interpréter » cette œuvre en la référant à l’histoire sainte, au symbolisme religieux, la vérité est que rien n’y est à interpréter : c’est un bloc par lequel la vérité d’une existence en blocs s’imprime davantage qu’elle ne s’exprime.
Aussi paradoxal que cela puisse sembler, c’est bien chez les statuaires qu’il faut aller chercher la manifestation la plus crue de la souplesse du quotidien, le jeu de variables de densité du drapé de la toile et de plis de la peau. Ce que l’aplomb vertical et imposant de la création du statuaire nous fait comprendre, c’est la vanité, la caducité de tout jugement. Personne n’a le temps de trouver bien ou mal ce qu’il fait  ou ce qu’il est non seulement parce que personne n’est ailleurs que pris dans le marbre de situations qui constituent la matière exclusive et totale du réel mais aussi parce que ce n’est jamais au niveau du jugement que les choses se font. Le jugement enregistre toujours un temps de retard par rapport au « c’est », au « il y a » de la seule véritable existence.
Il convient donc de suivre la voie tracée par Mrs Dalloway, et c’est exactement ce que la distinction conçue par Gilles Deleuze nous permet de faire. Selon lui, nos biographies consistent dans différents types de lignes. Il y a d’abord les lignes de segmentation dure, ce sont justement celles du jugement : « Mrs Dalloway  dit qu’elle se chargerait d’acheter des fleurs » ou « je vais au cours d’anglais ». Nous organisons nos journées dans ces lignes là, nous sommes en face de traits assez grossiers, de qualificatifs caricaturaux, épais. Gilles Deleuze évoque comme exemple de ligne de segmentation dure le couple : « je suis avec telle femme ». Il précise ainsi que les lignes de segmentation souple se distinguent des précédentes comme le double s’oppose au couple. Il veut dire que justement, ce n’est pas aussi simple que « un tel est avec une telle ». Si ces deux personnes sont ensemble, c’est qu’elles composent à elles deux un monstre bizarre, un « climat d’existence à deux » intéressants parce qu’hors norme, décrivant des compositions, un mixte, une teneur de vie inqualifiable au très bon sens du terme. Et puis vient le troisième élément qui est la ligne clandestine, celle où tout vraiment se fait, celle que peut-être sculpte le statuaire, celle où Marie « est » le Christ et où l’homme ne vit pas avec une autre femme que celle qu’il devient. Le « couple » est une exploration de l’autre sexe par le biais de laquelle chacun « s’essaie » dans le devenir homme ou femme de l’autre. Il est difficile de trouver ici une illustration plus intéressante de la fluidité. Plus rien n’est une fois pour toutes ceci où cela. Il n’existe que des zones de voisinage entre personnes, entre genres, entre sexes. Vivre est s’expérimenter dans les lignes de fractures entre ces plaques dans le trajet desquelles on est toujours dans le mouvement de devenir l’une ou l’autre parce que de toute façon la frontière de lune à l’autre est structurellement indécise.
La ligne de segmentation souple ne cesse d’aller et venir du côté de la ligne de segmentation dure, socialisante, et de la ligne de clandestinité, fondamentalement asociale. Concrètement, cela peut signifier entre autres que nous répartissons consciemment nos journées en cours d’anglais, en repas, en rendez-vous, en séances de ciné et qu’inconsciemment se glisse entre tout ça la vérité de constitutions incroyables d’organes de liaison insoupçonnables, mutants, monstrueux, fascinants. A vrai dire, nous ne créons pas ces joints d’agencement, nous sommes pris dans la gangue de leur souplesse. Les lignes de segmentarité dures sont comme des pavés entre lesquels les rhizomes de nos lignes de clandestinité ne cessent incroyablement de pousser, de générer des arrangements imperceptibles et monstrueux .

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