mardi 27 mars 2012

"Toutes les civilisations se valent-elles?" (1)

Si nous regardons un globe terrestre sur lequel figure la totalité des pays qui composent l’humanité, nous pouvons à juste raison nous dire que les lignes dessinant les frontières ne distinguent pas seulement des portions de territoire mais, à l’intérieur d’elles, des façons diverses de vivre et d’être humain. Cela signifie que les lignes de partage qui découpent ainsi la surface terrestre séparent des valeurs, des croyances, des systèmes de référence à l’intérieur desquels prévalent des conceptions différentes de la vérité, de la justice, du bonheur, du devoir, de la réalisation de soi : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » disait ironiquement Pascal. Il devient dés lors très déstabilisant de se situer soi-même sur le globe : on comprend que, né ici, nous avons été nourris d’une culture qui, contrairement à ce que nous pensions initialement ne nous a pas tant appris à devenir humain qu’inculquer les normes correspondant à son système de références dans lequel prédomine une vision de l’homme parmi tant d’autres. Né là plutôt qu’ici, nous ne serions pas seulement très différents de ce que nous sommes aujourd’hui mais nous aurions aussi une toute autre approche de ce qu’un homme est ou a à être. On peut légitimement être pris de vertige à cette idée et céder à un relativisme culturel au regard duquel rien ne peut être dit ici qui ne soit susceptible d’être contredit là, de telle sorte que rien ne saurait être posé comme universellement vrai, juste ou beau. Il n’y aurait plus d’espèce humaine mais seulement des « espèces d’humains ». Mais alors que voulons-nous dire exactement quand, par exemple, nous évoquons, à l’encontre de certains criminels de guerre nazis notamment,  la notion de « crime contre l’humanité » ? S’il y a autant de conceptions de l’humanité que de cultures différentes, en quoi consiste exactement cette essence, cette « substance » humaine contre laquelle le 3e Reich a commis un impardonnable méfait ? S’il n’y a pas d’humanité mais seulement des conceptions culturelles de l’humanité, il n’y a plus non plus d’inhumanité et aucune conduite humaine ne saurait dés lors être jugée défaillante à l’égard d’un critère moral d’humanité puisque celui-ci ferait défaut. Si toutes les civilisations se valent, alors toute accusation de barbarie portée à l’encontre d’actes voire de coutumes portant atteinte à l’intégrité morale ou physique des individus devient suspecte d’ethnocentrisme et se voit privée de sens, de justification. Il n’est plus rien qu’on puisse opposer à la cruauté que les hommes, au nom de leurs traditions et de leurs usages, font subir à leurs semblables. Mais en même temps, comment une conception exacte définissant universellement ce qui est humain de ce qui est inhumain pourrait-elle être émise sans être nécessairement celle qu’une culture, en particulier, décrit en référence à ses valeurs propres ? Comment une culture pourrait-elle s’établir comme le critère même de « la » culture sans instituer par là même une hiérarchie à l’intérieur de laquelle elle s’accorde la première place ? Où et comment trouver ce fond de référence indépassable qui prévaudrait par lui-même et au regard duquel la distinction de l’humain et de l’inhumain s’imposerait avec toute la clarté d’une évidence première et universelle? Si toutes les cultures ne se valent pas, où trouver l’échelle de valeur au regard de laquelle elles se hiérarchisent si ce n’est dans une culture qui, de façon arbitraire et dogmatique, s’auto légitime en s’instituant comme norme de toutes les normes ?
1) La dispersion du fait culturel 
"L’homme reçoit du milieu, d’abord, la définition du bon et du mauvais, du confortable et de l’inconfortable. Ainsi le Chinois va-t-il vers les œufs pourris et l’Océanien vers le poisson décomposé. Ainsi pour dormir, le pygmée recherche t’il la meurtrissante fourche de bois et le japonais place t’il sous sa tête le dur billot.
L’homme tient aussi de son environnement culturel une manière de voir et de penser le monde. Au Japon, où il est poli de juger les hommes plus vieux qu’ils ne paraissent, même en situation de test et de bonne foi, les sujets continuent de commettre des erreurs par excès. On a montré que la perception, celle des couleurs, celle des mouvements, celle des sons – les Balinais se montrent très sensibles aux quarts de tons par exemple – se trouve orientée et structurée selon les modes d’existence. L’homme emprunte enfin à l’entourage des attitudes affectives typiques. Chez les Maoris, où l’on pleure à volonté, les larmes ne coulent qu’au retour du voyageur, jamais à son départ. Chez les Eskimos, qui pratiquent l’hospitalité conjugale, la jalousie s’évanouit comme à Samoa ; en revanche, le meurtre d’un ennemi personnel y est considéré normal, alors que la guerre – combat de tous contre tous, et surtout contre des inconnus – paraît le comble de l’absurde ; la mort ne semble pas cruelle, les vieillards l’acceptent comme un bienfait et l’on se réjouit pour eux. Dans les îles d’Alor le mensonge ludique est tenu pour naturel : les fausses promesses à l’égard des enfants sont le divertissement courant des adultes. Un même esprit de taquinerie se rencontre dans l’île de Normanby où la mère, par jeu, retire le sein à l’enfant qui tête.
La pitié pour les vieillards varie selon les lieux et les conditions économico-sociales : certains Indiens, en Californie, les étouffaient, d’autres les abandonnaient sur les routes. Aux îles Fidji, les indigènes les enterraient vivants. Le respect des parents n’est pas moins soumis aux fluctuations géographiques. Le père garde droit de vie et de mort en certains lieux du Togo, du Cameroun, du Dahomey ou chez les Négritos des Philippines. En revanche, l’autorité paternelle était nulle ou quasi nulle dans le Kamtchatka précommuniste ou chez les aborigènes du Brésil. Les enfants Tarahumara frappent et injurient facilement leurs ascendants. Chez les Eskimos – encore eux – le mariage se fait par achat. Chez les Urabima d’Australie un homme peut avoir des épouses secondaires qui sont les épouses principales d’autres hommes (…) "   
                                                                                    Lucien Malson


Ce qui définit une civilisation est l’observation d’une unité de critères et de valeurs permettant de relever qu’une communauté plus ou moins importante d’êtres humains adopte des façons, d’être, de penser et d’agir reconnaissables et identiques. On peut donc parler d’une autre civilisation lorsque l’on constate dans d’autres pays que les façons d’aborder des réalités aussi premières que la mort d’un proche, le rapport conjugal ou amoureux, la distinction Homme/Femme, l’éducation de l’enfant, la croyance en un ordre surnaturel, etc, sont différentes de la notre. Il semble difficile de faire réellement l’expérience d’un tel dépaysement sans être troublé par la réalisation brutale du fait que ce qui nous apparaissait comme nécessaire et évident relativement aux présupposés de notre civilisation ne l’est pas du tout pour une autre. Les réflexes les plus instinctifs, les plus primaires, ceux qui nous apparaissaient comme les plus vitaux se manifestent alors à nous comme ce qu’ils sont, à savoir dictés par un ensemble de coutumes, d’habitudes, de façons de voir et de se représenter le monde. Nous pensions nous situer au plus prés d’une évidence objective, universelle, humaine dans notre rapport à l’existence et nous sommes confrontés à la manifestation irrécusable d’un conditionnement par le biais duquel notre comportement, dans ses attitudes les plus apparemment spontanées et les plus immédiates est le produit de notre immersion dans un « vivre ensemble » culturellement déterminé. Nous comprenons alors que nous considérions comme naturel un certain type de comportement que notre ancrage dans une civilisation donné nous avait imposé comme tel. Pascal exprime parfaitement cette réalisation en s’interrogeant sur ce que nous appelons le « naturel » : « Je crains fort que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature. »
C’est comme si nous prenions confusément conscience de ceci qu’il n’est absolument rien en nous qui échappe aux habitudes que nous avons contractées auprès de celles et ceux qui nous ont élevé selon les présupposés de la civilisation dans laquelle nous sommes nés. Manger, boire, dormir, respirer sont bien des nécessités d’ordre biologique mais nous y répondons en fonction de notre appartenance à un groupe humain particulier ayant défini des modalités de satisfaction particulière. Nous faisons directement l’expérience au contact de l’autre civilisation de  cette vérité selon laquelle ce que nous avons toujours accompli selon une manière qui nous semblait naturelle peut être abordé d’une autre façon et que tout est affaire d’habitude, d’immersion dans un bain de règles, d’usages et d’automatismes. Trois réactions différentes peuvent alors se produire.

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