vendredi 16 mars 2012

Eloge de la Fluidité (1) - La symbiose


La fluidité se rapproche de la grâce en ceci qu’elle marque une perfection dans l’intégration de la gestuelle au mouvement. Il n’est pas question de déclencher quoi que ce soit mais de se glisser dans la maturation d’une posture animée de ce que l’on pourrait appeler l’esprit de sa propre mobilité. De la même façon le geste gracieux est quasiment indétectable, discret, ténu, presque invisible. Il est le contraire de la parade démonstrative et voyante. La grâce s’oppose à la vulgarité de la personne qui veut se faire remarquer. Il s’agit, au contraire, de s’intégrer totalement à un fond duquel on ne se détache pas. C’est bel et bien un art de la dissimulation. Lorsque on assiste à certains spectacles de danse, on peut ressentir ce trouble devant des enchaînements de postures qui non seulement s’engendrent mutuellement au gré d’une parfaite continuité mais font signe d’une adéquation, d’un fond d’entente insoupçonné, premier, originel entre le corps et l’espace.
On est alors très loin de la mise en valeur spectaculaire des performances du corps dansant. C’est plutôt à un travail de dépouillement que nous sommes confrontés, comme si la danseuse ne distinguait plus le fait d’être son corps de ce que c’est pour l’espace que d’être aussi un corps. Tout espace est, en effet, traversé d’une multiplicité de propriétés physiques et de degrés chiffrés et variables sur l’échelle de chacune d’entre elles. La fluidité des mouvements se déploie dans l’art de la danseuse de faire corps avec le corps de l’espace, étant entendu que ce dernier se définit comme ce croisement incessant de toutes les données gravitationnelles, atmosphériques, calorifères, lumineuses, etc. Elle désigne l’aptitude à se couler dans un milieu sans lui imposer de transformations. La danse décrit exactement ce que c’est qu’être un corps mobile quand on s’est détaché de toute volonté de se faire remarquer comme corps distinct, reconnaissable, identifiable, nommé.
Fluidité, grâce, élégance constituent trois qualités possédant ce point commun d’une recherche d’imperceptibilité. Quand Marcel Proust fait le portrait de Swann, il compose les traits d’un personnage effacé, peu bavard, ne faisant jamais état de ses connaissances en art qui sont pourtant éminentes. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Swann, personnage mondain, habitué des salons de la très haute société parisienne, est un être délicat, presque absent, voire insignifiant. Comme il en était question avec l’exemple de la danse, on retrouve ici cette idée de se confondre avec un fond. Le mondain délicat « fait tapisserie » mais il convient de détacher cette expression de son sens péjoratif. Sa façon d’être est assez « fluide », assez coulante pour ne susciter de la part des autres ni hostilité ni admiration. Faire de la figuration dans une réception ne signifie dés lors rien d’autre que se confondre avec la plasticité donnée d’une certaine ambiance, d’une certaine coloration. La fluidité considérée sous l’angle de l’attitude humaine définit un comportement que l’on pourrait qualifier d’ anti « moi, je ». C’est d’ailleurs ce terme de « fluide » que l’on utilise pour évoquer la nature incompréhensible et irrationnelle d’une entente entre des personnes qui se sont rencontrées pour la première fois tout en ayant le sentiment de s’être « toujours déjà » connues : « un fluide passait entre nous ».
Le terme de fluide a, en effet, deux sens : « corps n’ayant pas de forme propre, qui épouse la forme de son contenant » et « substance mystérieuse qui émanerait des êtres ». On dit de quelqu’un qu’il a « un fluide » quand on veut désigner une aptitude à être en phase, à se connecter avec les autres, à abolir les obstacles ou les motifs d’incompréhension, bref quand il semble bien que n’existent plus les barrages ou les réflexes défensifs prévalant généralement dans les rapports de personne à personne. Nous rencontrons tous, de temps à autre, des individus avec lesquels se produit ce phénomène par lequel nous disons que le « courant passe ». Mais pourquoi l’emploi de ce terme est-il alors considéré comme faisant signe de qualité surnaturelle (« substance mystérieuse qui émanerait des êtres ») ? D’où vient cette coloration mystique, charismatique du « fluide » ?
La notion de fluidité prend une réelle amplitude dés lors qu’elle devient problématique et cette difficulté vient du fait qu’elle pointe vers la possibilité d’une entente, d’une mutualité, d’une sorte de communion première des êtres et des éléments qui va à l’encontre de toutes les modalités sociales, juridiques et morales que la société a instaurées dans nos rapports avec nos semblables. Peut-être suffit-il de donner à une expression commune un sens nouveau pour bien comprendre de quoi il est ici question : « nous sommes tous dans le même bain ». La fluidité et son corrélat mystique, le fluide, donne à cette affirmation ce surcroît de réalisation consistant à enlever le « dans ». Ce n’est pas seulement que nous sommes tous plongés dans un même élément qui serait « la vie » ou l’univers, c’est plutôt que nous ne cessons d’en composer un, et qu’aussi différents, distincts que nous ayons le sentiment d’être les uns vis-à-vis des autres, quelque chose nous relie de fait, à savoir la composition de ce même bain dont il reste à déterminer la nature authentique. Si la notion de fluide se voit ainsi ramenée péjorativement à un vocabulaire mystique décrivant une sorte de qualité évanescente et supposée émanant de certains êtres, c’est tout simplement parce qu’elle fait référence à la possibilité d’une symbiose primitive et toujours efficiente entre les êtres qui relègue au second plan tout l’arsenal judiciaire, social et législatif que nos institutions ne cessent d’entretenir.
On peut ici évoquer la phrase de Einstein : « La vie est un mouvement ; plus il y a de vie, plus il y a de flexibilité. Plus vous êtes fluide et plus vous êtes vivant. » On pourrait dire littéralement que vivre « va » de soi, c’est-à-dire que le fait d’exister est un mouvement qui est animé d’une dynamique propre. Rien ne nous motive plus à vivre que l’élan de cette impulsion inhérente à toute cellule vivante. Le sens le plus profond des notions de fluidité et de « fluide » se situe dans le courant de ce mouvement vital. Il n’est question pour chacun de nous que de se laisser traverser avec le moins de réticence possible par le souffle de ce mouvement là. Nous n’avons pas à œuvrer en vue de nous rendre le plus fluide qu’il est possible mais à nous offrir à la fluidité première du mouvement de ce qu’exister est, c’est-à-dire devient. La fluidité de devenir, c’est ce qui se produit quand nous renonçons enfin à « être » tel ou tel, à défendre une conception figée, définie, arrêtée de nous-mêmes. Or, il suffit de prêter un tant soit peu d’attention aux modalités de cohabitation qui régissent les relations des hommes en société pour s’apercevoir qu’elles se constituent d’abord comme des processus de repérage, d’identification et de sédentarisation des populations et des individus. La fluidité est le contraire de la crispation et toute crispation relève, en fin d’analyse, de l’identité, c’est-à-dire du fait que l’on se sente absurdement tenu de défendre une certaine représentation ou une certaine image de soi. Quoi de plus crispé qu’un milieu familial dans lequel chacun se sent obligé de défendre le statut qu’il occupe ou croit occuper au sein de l'ensemble ? Nous avons tous fait l'expérience (et les frais) de cette mythologie microcosmique par laquelle se constitue dans la cellule familiale des réputations, des imageries, des comparaisons. Tel enfant ayant cassé deux assiettes sera "le maladroit de la famille", tel autre qui lit beaucoup "l'intellectuel", et ainsi de suite. De ce point de vue, la fluidité désigne en nous ce fond de justesse et d'anonymat qui nous rend indétectable  aux radars de l'esprit constructeur des "légendes familiales".

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