samedi 12 mai 2012

Discours sur l'esprit positif - Auguste Comte


« C’est dans les lois des phénomènes que consiste réellement la science, à laquelle les faits proprement dits, quelque exacts et nombreux qu’ils puissent être, ne fournissent jamais que d’indispensables matériaux. Or, en considérant la destination constante de ces lois, on peut dire, sans aucune exagération, que la véritable science, bien loin d’être formée de simples observations, tend toujours à dispenser, autant que possible, de l’exploration directe, en y substituant cette prévision rationnelle, qui constitue à tous égards, le principal caractère de l’esprit positif, comme l’ensemble des études astronomiques nous le fera clairement sentir. Une telle prévision, suite nécessaire des relations constantes découvertes entre les phénomènes, ne permettra jamais de confondre la science réelle avec cette vaine érudition qui accumule machinalement des faits sans aspirer à les déduire les uns des autres. Ce grand attribut de toutes nos saines spéculations n’importe pas moins à leur utilité effective qu’à leur propre dignité : car l’exploration directe des phénomènes accomplis ne pourrait suffire à nous permettre d’en modifier l’accomplissement, si elle ne nous conduisait pas à le prévoir convenablement. »
                                   Auguste Comte – Discours sur l’esprit positif (1844)

1) Quelques éléments de compréhension du texte

Auguste Comte est le fondateur d’un mouvement de pensée : le positivisme. Ce qui caractérise ce courant est une adhésion sans réserve au progrès dont l’humanité se voit gratifiée par la science. « Positif, dit Comte, est la même chose que réel et utile. » Connaître ne sert à rien si l’on ne s’applique pas à utiliser notre savoir pour permettre au genre humain d’en retirer les bénéfices, étant entendu finalement qu’il n’y a « que de l’homme ». Auguste Comte aspire donc à ce que nous nous détachions des spéculations abstraites sur le « Pourquoi de la vie et de l’univers » pour nous concentrer sur la question du comment et l’appliquer concrètement aux phénomènes en vue de pouvoir agir directement sur eux. Le parachèvement du positivisme consiste dans une religion doublement humaine en ce sens que l’homme en est à la fois le dieu est le fidèle. Que devient notre rapport au monde une fois que l’on en a définitivement exclu toute référence à Dieu ainsi qu’à quelque transcendance que ce soit ? C’est dans cette direction que le positivisme se donne comme mission d’orienter l’humanité car « Il n’y a de réel que l’humanité ». La religion dont Auguste Comte fondera les principes revient à son sens étymologique « religare ». Il s’agit simplement de relier les hommes de façon à ce qu’ils tendent ensemble à la seule tâche effective qui leur reste une fois l’univers débarrassé de tout préjugé à l’égard d’une puissance divine, soit le progrès.

Cette conception s’appuie sur l’observation d’un mouvement général de l’humanité que Comte décrit sous le terme de la loi des trois états. Dans les premiers âges de son développement, l’homme se trouvait dans l’état théologique, ère dans laquelle il se croit gouverné par des êtres surnaturels. Puis il connut l’état métaphysique dans lequel c’est à des idées qu’il assigna cette fonction fictive, spéculative et souveraine d’ordonnateur de la réalité. On passe ainsi de la prévalence du prêtre à celle du philosophe. Les métaphysiciens admettent des causes premières ou finales afin d’atteindre par l’exercice de leur raison une vérité « absolue ». L’état positiviste ou scientifique marque une rupture par rapport à l’âge métaphysique en ceci qu’il n’est plus pour lui question de connaître les causes mais seulement les relations constantes entre les faits en vue de prévoir et d’agir sur la nature. Ainsi par exemple, la question n’est plus « pourquoi la gravitation ? » mais « comment ? », c’est-à-dire « quel genre de relation impose-t-elle à une succession de phénomènes ? », « comment crée-t-elle des chaînes de causes et d’effets observables dans notre réalité la plus immédiate ? »
 Représentons-nous une enfilade de dominos dont la chute du premier provoque en cascade la chute de tous les autres. La question, selon Auguste Comte, n’est plus de savoir pourquoi ils tombent, ni quel est le premier ou quel sera le dernier à tomber mais à saisir les dominos concernés, le principe de l’enchaînement et à anticiper la chute du prochain. A la foi en Dieu, à la curiosité à l’égard des premiers principes, le positivisme substitue la seule foi en l’homme ainsi que dans sa capacité à transformer à son avantage la réalité. De lois en lois, de généralisations en généralisations, nous parviendrons à une connaissance aussi précise qu’utile de l’univers et nous pourrions dire que c’est précisément à cette seule utilité qu’il reviendra de fixer des limites à cette précision, ou plus justement, que c’est exactement dans l’efficacité et l’inséparabilité de ce couple que se dessinent l’illimité des progrès humains. Finalement c’est dans un passage du discours de la méthode de Descartes que l’on trouve probablement l’une des inspirations les plus marquées du positivisme, à ceci prés qu’Auguste Comte ne tient pas compte de la restriction induite par l’adverbe « comme » dans la phrase : « Nous les pourrions employer (« les » désignent les actions des force et des éléments qui s’exercent dans la nature) en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. »
2) Observation et prévision : le primat de l’hypothèse
C’est avec Galilée que la science est passée d’un certain rapport à  la réalité à un autre. On utilise souvent l’expression de « science moderne » pour désigner ce seuil à partir duquel le savant ne se contente plus d’observer dans une nature sur laquelle il n’intervient pas la répétition de certains phénomènes mais « essaie » quelque chose, lance un protocole hypothético déductif par le biais duquel il ne s’agit plus d’apprendre de la nature mais de l’interroger à partir de l’idée d’une hypothèse à confirmer. Il ne s’agit plus d’attendre que les lois se révèlent d’elles-mêmes à notre attention mais de provoquer les faits. On ne connaît rien de la réalité si on ne lui pose pas d’abord des questions et l’esprit de ces questions ne nous est pas suggéré par ce que nous voyons mais par ce que notre raison conçoit. « Les faits, dit Pasteur, loin de s’imposer au regard, se cachent. » Le savant doit les débusquer, les forcer à se révéler et il ne saurait y parvenir sans les provoquer préalablement par une hypothèse. Il ne s’agit plus tant de découvrir que d’instruire un procès dans lequel la nature est soumise à un interrogatoire soutenu dont les questions sont toujours orientées par le présupposé d’une culpabilité éventuelle.
C’est Kant qui, dans la préface à la seconde édition de la critique de la raison pure, énonce le plus clairement le bouleversement que ce nouveau rapport au réel a provoqué dans la science. La nécessité dans l’enchaînement des causes et d’effets n’est pas à lire, à recevoir « toute cuite » de la réalité mais à tenter, à concevoir d’abord par la raison, pour la faire ensuite confirmer par l’expérimentation. Autrement dit ce n’est pas à la nature d’être rationnelle mais à l’esprit de prendre d’abord le risque calculé qu’elle l’est en effet, et cela s’appelle une hypothèse. Le réel n’est pas logique par lui-même, il l’est parce que nous faisons comme s’il l’était et il ne semble pas en mesure de résister à cette représentation que l’on se fait de lui. Mais le scientifique est-il encore confronté à une réalité « pure », extérieure, distincte ou à un milieu prédéterminé par ce qu’il se prépare à y voir. Nous avons tous déjà constaté qu’il est plus simple de trouver un objet sur sa table de travail quand nous nous préparons à l’y trouver, quand nous mobilisons notre attention selon cette perspective, quand nous nous préfigurons les autres objets comme un arrière plan sur le fond duquel se détache déjà la silhouette de celui que nous voulons. Nous ne sommes plus en face d’une réalité neutre mais d’une configuration perceptive qu’une planification antérieure et hiérarchisante préforme en fonction de nos intérêts. N’en irait-il pas de même pour la nature face à la science moderne ? Ne serions-nous pas toujours déjà en présence d’un ordre des faits que nous nous prédestinons à percevoir de telle sorte que la loi dont nous dirons abusivement qu’elle est dans la nature serait toujours d’abord dans notre raison?
 Mais si tel était le cas, comment expliquer que l’expérimentation ne soit pas toujours confirmée par les faits eux-mêmes ? Toute la question qui se pose ici est celle de savoir si le réel dit non à la théorie parce qu’il est le réel ou parce que la théorie n’est pas assez rationnelle. De ce point de vue, l’expérience menée par Galilée sur la chute des corps est particulièrement édifiante. Dans son livre « Dialogue sur les deux grands systèmes du monde », Il fait le compte rendu de ses observations. Monté au sommet de la tour de Pise il lâche en même temps deux corps de poids différents puis faisant mesurer la différence de temps du moment de leur impact au sol prouve que la différence de temps n’est pas proportionnelle à leur différence de poids, ce qui nous permet clairement d’en conclure que la vitesse de la chute d’un corps n’est pas corrélative à son poids. Mais, dans un autre passage de son livre, il nous précise qu’il n’a pas faite cette expérience, tout simplement parce que la rationalité de l’hypothèse envisagée se suffisait à elle-même. Ce qui doit arriver en fonction de ce que la raison a établi ne peut pas ne pas arriver, ce n’est donc même pas la peine de faire l’expérience.
On pourrait dire ici que Galilée a « raison » dans tous les sens du terme : non seulement il est vrai que l’expérience aurait validé sa certitude mais il a également raison de faire aveuglément confiance à la raison comme si la réalité de l’expérience ne pouvait insinuer aucun « impondérable », aucune surprise, comme si l’extériorité d’un réel imprévisible ne « jouait » plus ici, comme si rien de ce que la raison a considéré comme possible ne pouvait être démenti par une factualité déchue de sa fonction vérificatrice. Au « on ne sait jamais » du sceptique, Galilée oppose le « on sait toujours » du physicien moderne.
Lorsque Kant fait référence à Galilée et le présente comme l’initiateur de la science moderne, il ne pense probablement pas à cette expérience fictive, car pour lui, il est impossible de se dispenser de cette étape là, mais il célèbre le génie d’une science non plus passive mais activiste, intrusive qui ne se laisse plus dicter ses principes mais qui les éprouvent par le biais d’un processus qui tient davantage de la ratification que de la découverte. Ce que le savant italien a compris selon lui, c’est qu’il n’y a rien à voir dans la nature si l’on n’a pas d’abord une idée à faire confirmer.
3) Quelques éléments pour l’explication
Ce texte décrit parfaitement le souci d’Auguste Comte de marquer le territoire du positivisme. Celui-ci se situe exactement entre l’empirisme sceptique de Hume et le rationalisme métaphysique de Descartes mais l’esprit du passage marque nettement à quel point il est plus proche du second que du premier car il n’y a quasiment rien à retirer de la fameuse citation de Descartes sur cette nouvelle philosophie que devrait adopter la science visant à nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature » pour trouver un manifeste de la théorie de Comte excepté le « comme ». C’est l’essence même du pouvoir affirmatif du positivisme qui s’exprime contre la stérilité passive d’un scepticisme, lequel oppose constamment à la détermination de causalité, la simple observation d’associations, celles-ci étant exclusivement fondées sur l’habitude. Autant pour Hume, l’homme ne peut relever dans la nature que l’effectuation de rapports qu’il s’est habitué à y prévoir, autant, pour Comte, il s’agit au contraire d’y expérimenter  l’efficience de lois certaines permettant à l’homme d’agir dans l’univers.
Ce qui est fascinant dans cette opposition, c’est l’utilisation d’un même mot : « prévoir », et l’investissement par ces deux penseurs de sens totalement distincts, voire contraires. Que l’homme ne puisse que prévoir, c’est justement ce qui, selon Hume devrait maintenir l’homme et son ambition de « savoir » dans une constante humilité. Prévoir, c’est croire et jamais la science de peut prétendre à un autre statut que celui qui démentit complètement son étymologie (scio) : la science ne sait jamais. Pour Comte, prévoir, c’est anticiper, c’est-à-dire avoir relevé dans la nature la répétition de rapports lesquels nous permettent d’en déduire la généralisation d’implications certaines et universelles. Autrement dit, Pour Comte, les lois sont la manifestation d’un enchaînement de cause et d’effet qui valent invariablement dans le monde. Pour Hume, ce que l’homme perçoit de l’univers est aussi trouble que les variables de l’habitude. Nous sommes dans un univers dans lequel nous ne vivons que des impressions et des accoutumances et plus encore que cela : nous ne consistons que dans ce mixte d’impressions et d’accoutumances.
C’est pourquoi il serait très intéressant d’opposer ces deux auteurs par rapport à l’expérience des fentes de Young et à son utilisation dans l’intuition de "réalités quantiques". Probablement Comte en déduirait-il qu’il convient de suivre expérimentalement la conception qui nous permet d’utiliser la lumière. De la conception ondulatoire ou corpusculaire de la lumière, la meilleure est la plus humainement productiviste. Hume ne conclurait rien d’autre de cette expérience que la confirmation de sas thèses : ce qui s’y croise est le présupposé de deux habitudes. Il est illusoire de croire à une autre réalité que celle de nos impressions.
Ce qui caractérise le passage de l’état métaphysique à l’état positiviste est l’abandon de la question « pourquoi l’univers? » à la question « comment? », c’est-à-dire qu’il n’est plus question de se poser le problème des causes finales des phénomènes mais simplement de saisir l’invariabilité de leurs rapports. On voit bien en quoi le positivisme est « pragmatique ». La science n’a pas à se poser des questions qui dépassent du cadre de ce que l’on peut expérimenter. Elle se doit d’être « utile ». On pourrait donc en déduire qu’elle ne se fonde que sur des « faits ». Tout le propos de ce texte est de relativiser ce jugement en situant le positivisme entre deux conceptions avec lesquelles il est essentiel de ne jamais le confondre. Si les thèses d’Auguste Comte s’éloignent de toute curiosité gratuite à l’égard des causes premières du monde, elles ne se rallient pas pour autant à la pure et simple exploration des faits. Le positivisme se situe à égale distance d’un rationalisme théorique et d’un empirisme radical. Il s’agit de maintenir le champ d’efficience de la science dans les limites de l’expérience directe qu’elle peut faire du monde.


Mais il n’est pas question pour autant qu’elle se limite à éprouver des faits. Certains commentateurs ont parfois tendance à résumer le positivisme à un empirisme qui ne vise qu’à constater des faits alors que la science, selon Auguste Comte, doit avoir l’ambition de les prévoir, voire de les provoquer. Ce passage a donc pour ambition de définir vraiment l’esprit scientifique, c’est-à-dire de le situer par opposition à deux extrêmes entre lesquels quelque chose de son authentique domaine d’application se dessine. Ce qui caractérise cet esprit est, selon Comte, l’activisme. L’essentiel est en effet que l’homme ne se laisse dicter le contenu de ces théories ni par sa croyance à des principes supérieurs dont la puissance le dépasserait, ni par des faits ponctuels dont il s’agirait simplement de noter l’émergence. En d’autres termes, la science, attentive aux faits, ne doit surtout pas s’y arrêter. L’expérimentation n’a pas pour fonction de comprendre passivement l’efficience d’un déterminisme (rapport de cause à effet) naturel donné mais d’en imposer un nouveau. Il n’est plus question pour elle de savoir ce que le monde « est » mais de créer les conditions favorables à ce que l’homme s’y développe, y accomplisse son plein épanouissement. C’est en ce sens que le positivisme peut donc se concevoir à partir de cette phrase de Descartes:  "on peut trouver une philosophie pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » , le « comme » en moins.
Le mouvement du texte consiste finalement à suivre logiquement le détail de toute la chaîne d’implication contenue dans le mot « loi ». Si c’est bien de lois qu’il est question dans la science, alors les faits ne sauraient valoir qu’à titre de simples révélateurs de relations. Ce qu’il s’agit de comprendre c’est la logique d’un dynamisme (destination). Plus on peut se dispenser d’observation, plus on se situe dans le mouvement scientifique de généralisation d’une constante. C’est justement lorsque l’on parvient à discerner dans la masse compacte des faits la souplesse d’implication d’un enchaînement de propriétés, de réactivité à des données isolables et applicables à d’autres faits que l’on est sur la piste d’une constante généralisable. Ce ne sont pas les lois qui sont prétextes à l’observation des faits, c’est au contraire l’observation des faits qui est pur prétexte à l’édification de lois. Plus on peut se passer des faits, plus on se situe dans ce dépassement des phénomènes par les lois en quoi consiste la science. Ce qui se détache ainsi, c’est l’apport d’une spéculation « nécessaire » par opposition à une spéculation érudite inutile. Il n’est d’aucun intérêt de répertorier des éléments d’observation si on ne les investit pas de ce mouvement qu’est la recherche d’une implication systématisée vers des conclusions. On voit ainsi peu à peu se dessiner les éléments de la chaîne d’implication construite par Auguste Comte: qui dit loi dit généralisation, ce qui permet la prévision laquelle consiste bien dans une spéculation mais cette nature spéculative de la loi scientifique n’en est pas moins concrète en ceci qu’elle est « interventionniste », susceptible de se convertir en réalité. S’éloigner des faits par la dynamique spéculative d’une recherche de lois constantes est le seul moyen d’être un vrai scientifique, c’est-à-dire un producteur de faits, un « contremaître de la création » (Claude Bernard).

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