« C’est dans les lois des phénomènes que
consiste réellement la science, à
laquelle les faits proprement dits, quelque exacts et nombreux qu’ils puissent
être, ne fournissent jamais que d’indispensables matériaux. Or, en considérant
la destination constante de ces lois, on peut dire, sans aucune exagération,
que la véritable science, bien loin d’être formée de simples observations, tend
toujours à dispenser, autant que possible, de l’exploration directe, en y
substituant cette prévision rationnelle, qui constitue à tous égards, le
principal caractère de l’esprit positif, comme l’ensemble des études
astronomiques nous le fera clairement sentir. Une telle prévision, suite
nécessaire des relations constantes découvertes entre les phénomènes, ne
permettra jamais de confondre la science réelle avec cette vaine érudition qui accumule machinalement
des faits sans aspirer à les déduire les uns des autres. Ce grand attribut de
toutes nos saines spéculations n’importe pas moins à leur utilité effective
qu’à leur propre dignité : car l’exploration directe des phénomènes
accomplis ne pourrait suffire à nous permettre d’en modifier l’accomplissement,
si elle ne nous conduisait pas à le prévoir convenablement. »
Auguste
Comte – Discours sur l’esprit positif
(1844)
1) Quelques éléments de compréhension du texte
Auguste Comte est le
fondateur d’un mouvement de pensée : le positivisme. Ce qui caractérise ce
courant est une adhésion sans réserve au progrès dont l’humanité se voit
gratifiée par la science. « Positif, dit Comte, est la même chose que réel
et utile. » Connaître ne sert à rien si l’on ne s’applique pas à utiliser
notre savoir pour permettre au genre humain d’en retirer les bénéfices, étant
entendu finalement qu’il n’y a « que de l’homme ». Auguste Comte
aspire donc à ce que nous nous détachions des spéculations abstraites sur le
« Pourquoi de la vie et de l’univers » pour nous concentrer sur la
question du comment et l’appliquer concrètement aux phénomènes en vue de
pouvoir agir directement sur eux. Le parachèvement du positivisme consiste dans
une religion doublement humaine en ce sens que l’homme en est à la fois le dieu
est le fidèle. Que devient notre rapport au monde une fois que l’on en a
définitivement exclu toute référence à Dieu ainsi qu’à quelque transcendance
que ce soit ? C’est dans cette direction que le positivisme se donne comme
mission d’orienter l’humanité car « Il n’y a de réel que
l’humanité ». La religion dont Auguste Comte fondera les principes revient
à son sens étymologique « religare ». Il s’agit simplement de relier
les hommes de façon à ce qu’ils tendent ensemble à la seule tâche effective qui
leur reste une fois l’univers débarrassé de tout préjugé à l’égard d’une puissance
divine, soit le progrès.
Cette conception s’appuie
sur l’observation d’un mouvement général de l’humanité que Comte décrit sous le
terme de la loi des trois états. Dans les premiers âges de son développement,
l’homme se trouvait dans l’état théologique, ère dans laquelle il se croit
gouverné par des êtres surnaturels. Puis il connut l’état métaphysique dans
lequel c’est à des idées qu’il assigna cette fonction fictive, spéculative et
souveraine d’ordonnateur de la réalité. On passe ainsi de la prévalence du prêtre
à celle du philosophe. Les métaphysiciens admettent des causes premières ou
finales afin d’atteindre par l’exercice de leur raison une vérité
« absolue ». L’état positiviste ou scientifique marque une rupture
par rapport à l’âge métaphysique en ceci qu’il n’est plus pour lui question de
connaître les causes mais seulement les relations constantes entre les faits en
vue de prévoir et d’agir sur la nature. Ainsi par exemple, la question n’est
plus « pourquoi la gravitation ? » mais « comment ? »,
c’est-à-dire « quel genre de relation impose-t-elle à une succession de
phénomènes ? », « comment crée-t-elle des chaînes de causes et
d’effets observables dans notre réalité la plus immédiate ? »
Représentons-nous une enfilade de dominos dont
la chute du premier provoque en cascade la chute de tous les autres. La
question, selon Auguste Comte, n’est plus de savoir pourquoi ils tombent, ni
quel est le premier ou quel sera le dernier à tomber mais à saisir les dominos
concernés, le principe de l’enchaînement et à anticiper la chute du prochain. A
la foi en Dieu, à la curiosité à l’égard des premiers principes, le positivisme
substitue la seule foi en l’homme ainsi que dans sa capacité à transformer à
son avantage la réalité. De lois en lois, de généralisations en généralisations,
nous parviendrons à une connaissance aussi précise qu’utile de l’univers et
nous pourrions dire que c’est précisément à cette seule utilité qu’il reviendra
de fixer des limites à cette précision, ou plus justement, que c’est exactement
dans l’efficacité et l’inséparabilité de ce couple que se dessinent l’illimité
des progrès humains. Finalement c’est dans un passage du discours de la méthode
de Descartes que l’on trouve probablement l’une des inspirations les plus
marquées du positivisme, à ceci prés qu’Auguste Comte ne tient pas compte de la
restriction induite par l’adverbe « comme » dans la
phrase : « Nous les pourrions employer (« les »
désignent les actions des force et des éléments qui s’exercent dans la nature)
en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre
comme maîtres et possesseurs de la nature. »
2)
Observation et prévision : le primat de l’hypothèse
C’est avec Galilée que la
science est passée d’un certain rapport à
la réalité à un autre. On utilise souvent l’expression de « science
moderne » pour désigner ce seuil à partir duquel le savant ne se contente
plus d’observer dans une nature sur laquelle il n’intervient pas la répétition
de certains phénomènes mais « essaie » quelque chose, lance un
protocole hypothético déductif par le biais duquel il ne s’agit plus
d’apprendre de la nature mais de l’interroger à partir de l’idée d’une hypothèse
à confirmer. Il ne s’agit plus d’attendre que les lois se révèlent
d’elles-mêmes à notre attention mais de provoquer les faits. On ne connaît rien
de la réalité si on ne lui pose pas d’abord des questions et l’esprit de ces
questions ne nous est pas suggéré par ce que nous voyons mais par ce que notre
raison conçoit. « Les faits, dit Pasteur, loin de s’imposer au regard, se
cachent. » Le savant doit les débusquer, les forcer à se révéler et il ne
saurait y parvenir sans les provoquer préalablement par une hypothèse. Il ne
s’agit plus tant de découvrir que d’instruire un procès dans lequel la nature
est soumise à un interrogatoire soutenu dont les questions sont toujours
orientées par le présupposé d’une culpabilité éventuelle.
C’est Kant qui, dans la
préface à la seconde édition de la critique de la raison pure, énonce le plus
clairement le bouleversement que ce nouveau rapport au réel a provoqué dans la
science. La nécessité dans l’enchaînement des causes et d’effets n’est pas à
lire, à recevoir « toute cuite » de la réalité mais à tenter, à
concevoir d’abord par la raison, pour la faire ensuite confirmer par
l’expérimentation. Autrement dit ce n’est pas à la nature d’être rationnelle
mais à l’esprit de prendre d’abord le risque calculé qu’elle l’est en effet, et
cela s’appelle une hypothèse. Le réel n’est pas logique par lui-même, il l’est
parce que nous faisons comme s’il l’était et il ne semble pas en mesure de
résister à cette représentation que l’on se fait de lui. Mais le scientifique
est-il encore confronté à une réalité « pure », extérieure, distincte
ou à un milieu prédéterminé par ce qu’il se prépare à y voir. Nous avons tous
déjà constaté qu’il est plus simple de trouver un objet sur sa table de travail
quand nous nous préparons à l’y trouver, quand nous mobilisons notre attention
selon cette perspective, quand nous nous préfigurons les autres objets comme un
arrière plan sur le fond duquel se détache déjà la silhouette de celui que nous
voulons. Nous ne sommes plus en face d’une réalité neutre mais d’une configuration
perceptive qu’une planification antérieure et hiérarchisante préforme en
fonction de nos intérêts. N’en irait-il pas de même pour la nature face à la
science moderne ? Ne serions-nous pas toujours déjà en présence d’un ordre
des faits que nous nous prédestinons à percevoir de telle sorte que la loi dont
nous dirons abusivement qu’elle est dans la nature serait toujours d’abord dans
notre raison?
Mais si tel était le cas, comment expliquer
que l’expérimentation ne soit pas toujours confirmée par les faits
eux-mêmes ? Toute la question qui se pose ici est celle de savoir si le
réel dit non à la théorie parce qu’il est le réel ou parce que la théorie n’est
pas assez rationnelle. De ce point de vue, l’expérience menée par Galilée sur
la chute des corps est particulièrement édifiante. Dans son livre
« Dialogue sur les deux grands systèmes du monde », Il fait le compte
rendu de ses observations. Monté au sommet de la tour de Pise il lâche en même
temps deux corps de poids différents puis faisant mesurer la différence de
temps du moment de leur impact au sol prouve que la différence de temps n’est
pas proportionnelle à leur différence de poids, ce qui nous permet clairement
d’en conclure que la vitesse de la chute d’un corps n’est pas corrélative à son
poids. Mais, dans un autre passage de son livre, il nous précise qu’il n’a pas
faite cette expérience, tout simplement parce que la rationalité de l’hypothèse
envisagée se suffisait à elle-même. Ce qui doit arriver en fonction de ce que
la raison a établi ne peut pas ne pas arriver, ce n’est donc même pas la peine
de faire l’expérience.
On pourrait dire ici que
Galilée a « raison » dans tous les sens du terme : non seulement
il est vrai que l’expérience aurait validé sa certitude mais il a également
raison de faire aveuglément confiance à la raison comme si la réalité de l’expérience
ne pouvait insinuer aucun « impondérable », aucune surprise, comme si
l’extériorité d’un réel imprévisible ne « jouait » plus ici, comme si
rien de ce que la raison a considéré comme possible ne pouvait être démenti par
une factualité déchue de sa fonction vérificatrice. Au « on ne sait
jamais » du sceptique, Galilée oppose le « on sait toujours » du
physicien moderne.
Lorsque Kant fait référence
à Galilée et le présente comme l’initiateur de la science moderne, il ne pense
probablement pas à cette expérience fictive, car pour lui, il est impossible de
se dispenser de cette étape là, mais il célèbre le génie d’une science non plus
passive mais activiste, intrusive qui ne se laisse plus dicter ses principes
mais qui les éprouvent par le biais d’un processus qui tient davantage de la
ratification que de la découverte. Ce que le savant italien a compris selon
lui, c’est qu’il n’y a rien à voir dans la nature si l’on n’a pas d’abord une
idée à faire confirmer.
3) Quelques éléments pour l’explication
Ce texte décrit parfaitement
le souci d’Auguste Comte de marquer le territoire du positivisme. Celui-ci se
situe exactement entre l’empirisme sceptique de Hume et le rationalisme
métaphysique de Descartes mais l’esprit du passage marque nettement à quel
point il est plus proche du second que du premier car il n’y a quasiment rien à
retirer de la fameuse citation de Descartes sur cette nouvelle philosophie que
devrait adopter la science visant à nous rendre « comme maîtres et
possesseurs de la nature » pour trouver un manifeste de la théorie de
Comte excepté le « comme ». C’est l’essence même du pouvoir
affirmatif du positivisme qui s’exprime contre la stérilité passive d’un
scepticisme, lequel oppose constamment à la détermination de causalité, la
simple observation d’associations, celles-ci étant exclusivement fondées sur
l’habitude. Autant pour Hume, l’homme ne peut relever dans la nature que
l’effectuation de rapports qu’il s’est habitué à y prévoir, autant, pour Comte,
il s’agit au contraire d’y expérimenter
l’efficience de lois certaines permettant à l’homme d’agir dans
l’univers.
Ce qui est fascinant dans
cette opposition, c’est l’utilisation d’un même
mot : « prévoir », et l’investissement par ces deux
penseurs de sens totalement distincts, voire contraires. Que l’homme ne puisse
que prévoir, c’est justement ce qui, selon Hume devrait maintenir l’homme et
son ambition de « savoir » dans une constante humilité. Prévoir,
c’est croire et jamais la science de peut prétendre à un autre statut que celui
qui démentit complètement son étymologie (scio) : la science ne sait
jamais. Pour Comte, prévoir, c’est anticiper, c’est-à-dire avoir relevé dans la
nature la répétition de rapports lesquels nous permettent d’en déduire la
généralisation d’implications certaines et universelles. Autrement dit, Pour
Comte, les lois sont la manifestation d’un enchaînement de cause et d’effet qui
valent invariablement dans le monde.
Pour Hume, ce que l’homme perçoit de l’univers est aussi trouble que les
variables de l’habitude. Nous sommes dans un univers dans lequel nous ne vivons
que des impressions et des accoutumances et plus encore que cela : nous ne
consistons que dans ce mixte d’impressions et d’accoutumances.
C’est pourquoi il serait très intéressant d’opposer
ces deux auteurs par rapport à l’expérience des fentes de Young et à son
utilisation dans l’intuition de "réalités quantiques". Probablement
Comte en déduirait-il qu’il convient de suivre expérimentalement la conception
qui nous permet d’utiliser la lumière. De la conception ondulatoire ou
corpusculaire de la lumière, la meilleure est la plus humainement
productiviste. Hume ne conclurait rien d’autre de cette expérience que la
confirmation de sas thèses : ce qui s’y croise est le présupposé de deux
habitudes. Il est illusoire de croire à une autre réalité que celle de nos
impressions.
Ce qui
caractérise le passage de l’état métaphysique à l’état positiviste est
l’abandon de la question « pourquoi l’univers? » à la question
« comment? », c’est-à-dire qu’il n’est plus question de se poser le
problème des causes finales des phénomènes mais simplement de saisir
l’invariabilité de leurs rapports. On voit bien en quoi le positivisme est
« pragmatique ». La science n’a pas à se poser des questions qui
dépassent du cadre de ce que l’on peut expérimenter. Elle se doit d’être
« utile ». On pourrait donc en déduire qu’elle ne se fonde que sur
des « faits ». Tout le propos de ce texte est de relativiser ce
jugement en situant le positivisme entre deux conceptions avec lesquelles il
est essentiel de ne jamais le confondre. Si les thèses d’Auguste Comte
s’éloignent de toute curiosité gratuite à l’égard des causes premières du
monde, elles ne se rallient pas pour autant à la pure et simple exploration des
faits. Le positivisme se situe à égale distance d’un rationalisme théorique et
d’un empirisme radical. Il s’agit de maintenir le champ d’efficience de la
science dans les limites de l’expérience directe qu’elle peut faire du monde.
Mais il
n’est pas question pour autant qu’elle se limite à éprouver des faits. Certains
commentateurs ont parfois tendance à résumer le positivisme à un empirisme qui
ne vise qu’à constater des faits alors que la science, selon Auguste Comte,
doit avoir l’ambition de les prévoir, voire de les provoquer. Ce passage a donc
pour ambition de définir vraiment l’esprit scientifique, c’est-à-dire de le
situer par opposition à deux extrêmes entre lesquels quelque chose de son
authentique domaine d’application se dessine. Ce qui caractérise cet esprit
est, selon Comte, l’activisme. L’essentiel est en effet que l’homme ne se
laisse dicter le contenu de ces théories ni par sa croyance à des principes
supérieurs dont la puissance le dépasserait, ni par des faits ponctuels dont il
s’agirait simplement de noter l’émergence. En d’autres termes, la science,
attentive aux faits, ne doit surtout pas s’y arrêter. L’expérimentation n’a pas
pour fonction de comprendre passivement l’efficience d’un déterminisme (rapport
de cause à effet) naturel donné mais d’en imposer un nouveau. Il n’est plus
question pour elle de savoir ce que le monde « est » mais de créer
les conditions favorables à ce que l’homme s’y développe, y accomplisse son
plein épanouissement. C’est en ce sens que le positivisme peut donc se
concevoir à partir de cette phrase de Descartes: "on peut trouver une
philosophie pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu,
de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous
environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos
artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels
ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la
nature » , le « comme » en moins.
Le
mouvement du texte consiste finalement à suivre logiquement le détail de toute
la chaîne d’implication contenue dans le mot « loi ». Si c’est bien
de lois qu’il est question dans la science, alors les faits ne sauraient valoir
qu’à titre de simples révélateurs de relations. Ce qu’il s’agit de comprendre
c’est la logique d’un dynamisme (destination). Plus on peut se dispenser
d’observation, plus on se situe dans le mouvement scientifique de
généralisation d’une constante. C’est justement lorsque l’on parvient à
discerner dans la masse compacte des faits la souplesse d’implication d’un
enchaînement de propriétés, de réactivité à des données isolables et
applicables à d’autres faits que l’on est sur la piste d’une constante
généralisable. Ce ne sont pas les lois qui sont prétextes à l’observation des
faits, c’est au contraire l’observation des faits qui est pur prétexte à
l’édification de lois. Plus on peut se passer des faits, plus on se situe dans
ce dépassement des phénomènes par les lois en quoi consiste la science. Ce qui
se détache ainsi, c’est l’apport d’une spéculation « nécessaire » par
opposition à une spéculation érudite inutile. Il n’est d’aucun intérêt de
répertorier des éléments d’observation si on ne les investit pas de ce
mouvement qu’est la recherche d’une implication systématisée vers des
conclusions. On voit ainsi peu à peu se dessiner les éléments de la chaîne
d’implication construite par Auguste Comte: qui dit loi dit généralisation, ce
qui permet la prévision laquelle consiste bien dans une spéculation mais cette
nature spéculative de la loi scientifique n’en est pas moins concrète en ceci
qu’elle est « interventionniste », susceptible de se convertir en
réalité. S’éloigner des faits par la dynamique spéculative d’une recherche de
lois constantes est le seul moyen d’être un vrai scientifique, c’est-à-dire un
producteur de faits, un « contremaître de la création » (Claude
Bernard).
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