A première vue, « Heat » pourrait
simplement apparaître comme un thriller plutôt bien ficelé et doté d’un casting
époustouflant (hormis les deux têtes d’affiche : Al Pacino et Robert De
Niro, nous assistons aux premiers pas d’une adolescente promise à un bel
avenir: Nathalie Portmann). Mais quelque chose d’autre participe au charme
lancinant, presque hypnotique de ces images, quelque chose qui tient peut-être
au caractère extrêmement sobre et épuré de l’action ainsi que des caractères
des deux personnages principaux. Vincent Hanna, le policier et Neil Mac Caulay,
le braqueur, se sont « trouvés » dans les deux sens du terme :
d’abord parce qu’ils se sont croisés, ensuite parce que chacun d’eux, dans sa
branche, est exactement « ce qu’il doit être » au regard de cette
ligne de fuite qui nous fait, pour reprendre les termes de Friedrich Nietzsche,
« devenir exactement ce que nous sommes. »
Neil Mac Caulay est un gangster
perfectionniste, aussi infaillible que prudent. Il n’organise pas « ses
coups » seulement pour l’argent ou pour faire grimper son taux
d’adrénaline, il ne fait que suivre le mouvement d’une « configuration
d’existence » dans laquelle il se sait consister. Cette ligne de fuite au
gré de laquelle évoluent les deux personnages principaux ne fait qu’une avec
cette ligne de sobriété qui nous permet de ne jamais déborder d’un soupçon de
honte ou de fierté du geste simple et « donné » que l’on se sait
« devoir » faire et ce devoir n’a pas plus de rapport avec les
impératifs de la loi ou de la morale qu’avec celui d’une pulsion animée par un
intérêt égoïste. Chacun de nous « fait ce qu’il peut », comme dirait
le sens commun sauf que justement ce n’est pas du tout dans cet esprit qu’il
convient de prendre ici l’expression. Ce n’est pas que la vie nous gratifie
d’une seule et unique « manière d’être », c’est plutôt qu’il n’y a
rien d’autre à être que cet être que nous sommes « avant que nous nous
posions la question ». Il faut être bien crédule pour envisager la
possibilité d’insinuer à l’égard de ce que nous sommes l’espace d’une marge de
manœuvre existentielle.
Vincent Hanna est un policier teigneux, dévoré
par son métier, qui ne peut justifier ses retards et ses absences auprès de sa
compagne que par cette formule qui en dit long : « je suis ce que je
poursuis ». Comme Mac Caulay, sa vie ressemble à la trajectoire pure d’un
projectile lancé. Il est une scène qui, tout en étant incluse dans le
déroulement de l’intrigue la contient, la résume et constitue probablement le
cœur de sa trame : Vincent Hanna arrête Mac Caulay sur l’autoroute et lui
offre un café. Dans la neutralité de cet espace détaché du jeu du chat et de la
souris auquel ils se livrent, se déploie avec simplicité un pur moment de
vérité complice.
Une
certaine conception de l’amitié se dégage de cet échange. Qu’est-ce qu’un
ami? Quelqu’un dont on partage les goûts, les hobbies, les idées ?
Nullement, un ami est un effort vers la vie animé de « variables
intensives » avec lesquelles nous entrons étrangement en résonance. Nous
ne vivons pas nécessairement les mêmes choses mais nous nous chauffons du même
bois, nous libérons des flux d’énergie vitale d’intensités compatibles, et que
la distribution sociale des rôles nous ait finalement placés en situation de
nous entretuer est finalement assez secondaire au regard de cet effet de
polarisation : telle est la teneur même de leur conversation. Ces deux
hommes qui finalement ne parviennent jamais à communiquer avec d’autres
personnes expriment en quelques minutes « le fond de cette
affaire » : le policier et le gangster ne défendent pas des options
de vie opposées, nous sommes bien au-delà du bien et du mal, nous assistons à
ce que Deleuze appelle une « rencontre ».
Ecoutant
un morceau de musique, il se peut que je rencontre le compositeur sans jamais
me retrouver en face de lui. Une rencontre désigne le trouble et l’effet
d’attraction magnétique que dispense un flux d’intensité vitale au détour d’une
suite d’accords, d’une séquence gestuelle, d’une ébauche de traits graphiques,
bref d’un « style » d’être. Il n’est nullement question de gagner un
duel mais de créer un agencement, d’évoluer dans l’épaisseur d’un courant
magnétique à l’intérieur duquel les gestes ont la beauté sobre et épurée d’une
ligne de dessin japonais. De NIro et Pacino jouent cette scène avec une
incroyable justesse, laquelle n’est pas sans éclairer le secret de leur talent
d’acteurs : deux blocs hermétiques d’ « énergie rentrée »,
compacte, dense et lisse libèrent devant la caméra le charme écrasant de leur
présence exacte, simple. Il s’agit de saturer le champ de vision du spectateur
d’un « être là » aussi physiquement incontournable que subtil comme
un sumo parvient à déstabiliser son adversaire par la finesse des imperceptibles
glissements de sa plasticité massive. Chacun d’eux sait qu’en un sens ce qui doit arriver arrive sans qu’il y ait
pour autant la plus infime manifestation d’un destin quelconque puisqu’il n’est
au pouvoir de personne, dés lors qu’il s’accepte, de devenir quelqu’un d’autre
que celui qu’il est.
La grâce de cette scène illumine le film et
finalement le contient entièrement : on perçoit bien qu’en un sens, c’est
seulement pour qu’elle ait lieu que l’action suit son cours. On retrouve ainsi
un thème récurrent dans le cinéma : celui du meilleur ennemi,
l’illustration de ce pouvoir d’attraction qui s’exerce bien au-delà du contenu
des actions entreprises et qui relie les hommes non plus à hauteur de ce qu’ils
font mais dans la stricte efficience de ce qu’ils sont.
« Duellistes », le premier film de Ridley Scott explorait déjà cette
relation au fil de la haine inexplicable et batailleuse opposant deux officiers
de l’armée Napoléonienne. Si comme le dit Seraph à Néo dans Matrix, « on
ne connaît quelqu’un qu’en se battant avec lui », alors il convient de
voir sous un autre angle les coups échangés et les hostilités déclarées. Les
intensités comptent plus que les actes parce que finalement ils sont la seule
vérité des actes. L’intérêt de « Heat » dans cette perspective est de
décrire deux personnages qui sont suffisamment informés du caractère
irrécusable de cet « état de fait » pour se laisser prendre par le
courant de ce magnétisme et ne rien lui rajouter : les évènements se
tissent au fil de leur duel parce qu’ils ne sont pas d’une autre nature que lui.
« C’est ».
On perçoit d’autant mieux le fil de cette ligne
incroyablement sobre et épurée que Michael Mann situe la plupart des scènes
dans un cadre urbain, froid et neutre. De l’hôpital dans lequel Mac Caulay vole
l’ambulance à l’aéroport en passant par les entrepôts, rien ne vient encombrer
le champ de bataille de références psychologisantes inutiles : nous ne
sommes pas spectateurs d’un duel de personnes mais d’un effet de polarisation
des forces. La réponse de Mac Caulay à son collègue lui demandant quand il se
déciderait à meubler son appartement est, de ce point de vue tout à fait édifiante : «
quand j’aurai le temps. » Le temps est une invention humaine pour faire
société mais ici nous ne sommes confrontés qu’aux mouvements conjugués dans l’espace
de deux électrons libérés de l’emprise du cadre social et seulement animés par
ce que l’on pourrait appeler « le champ de gravitation de leur mise en
présence ».
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