« Toute opposition au
pouvoir législatif suprême, toute révolte destinée à traduire en actes le
mécontentement des sujets, tout soulèvement qui éclate en rébellion est, dans
une république, le crime le plus grave et le plus condamnable, car il en ruine
le fondement même. Et cette interdiction est inconditionnelle, au point que, quand bien même ce pouvoir ou son
agent, le chef de l’Etat, ont violé jusqu’au contrat originaire et se sont par
là destitués, aux yeux du sujet, de leur droit à être législateurs, puisqu’ils ont
donné licence au gouvernement de procéder de manière tout à fait violente
(tyrannique), il n’en demeure pas moins qu’il n’est absolument pas permis au
sujet de résister en opposant la violence à la violence. En voici la
raison : c’est que dans une constitution civile déjà existante le peuple
n’a plus le droit de continuer à statuer sur la façon dont cette constitution
doit être gouvernée. Car, supposé qu’il en ait le droit, et justement le droit
de s’opposer à la décision du chef réel de l’Etat, qui doit décider de quel
côté est le droit ? Ce ne peut être aucun des deux, car il serait juge
dans sa propre cause. Il faudrait donc qu’il y eût un chef au-dessus du chef
pour trancher entre ce dernier et le peuple, ce qui se contredit. »
Emmanuel Kant
1) De
l’importance d’une relecture attentive et nuancée
Si l’on s’en tenait à une
lecture rapide et superficielle du texte, on pourrait penser qu’Emmanuel Kant
défend ici la nécessité d’une obéissance aveugle et totale des citoyens à
l’Etat, quelle que soit la nature des agissements de celui qui en est le chef. Le
propos de l’auteur est pourtant totalement contraire à cette analyse car ce
qu’il décrit ici est la limite dans laquelle doit se maintenir tout citoyen au
sein d’un état de droit pour que ce dernier perdure, étant entendu que c’est
seulement dans une juridiction de cette nature qu’il sera donné à tous les
membres de la communauté de vivre libre. Si le citoyen n’a donc aucun droit de
se révolter contre le pouvoir exercé au sein d’une république, c’est tout
simplement parce qu’il serait contradictoire d’avoir le droit d’être contre le
Droit, et c’est sur cette impossible contradiction que se fonde le caractère
inconditionnel du devoir d’obéissance à l’égard des institutions et des
personnes exerçant des responsabilités dans une république. Loin de soutenir
ici un principe de soumission absolue qui justifierait le despotisme, Kant
décrit les conditions qui, au contraire, nous permettent de l’exclure et le
caractère intransigeant des termes utilisés pour condamner tout droit à
l’insurrection ne s’impose pas d’une autre source que celle de la liberté de
tous les citoyens.
Kant est un philosophe des
Lumières qui a soutenu tous les acquis théoriques de la révolution française,
mais, comme il est précisé dans la légende précédant le texte lors de
l’épreuve, aucune connaissance de la doctrine de l’auteur n’est ici
spécifiquement requise pour le comprendre et l’expliquer. Quels sont donc les
termes qui nous permettent de nuancer et de rejeter totalement les éventuelles
fausses impressions d’une première lecture ? Il apparaît dés la première
ligne que Kant fait ici référence à une révolte qui éclaterait au sein d’un
état dans lequel le pouvoir de faire les lois (législatif) est séparé de celui
de les faire appliquer (l’exécutif) puisque il parle du « pouvoir
législatif suprême ». Par conséquent, ce n’est pas l’insurrection contre
le despotisme qu’il juge condamnable et criminelle mais celle qui éclate, comme
il le dira explicitement à la troisième ligne, « dans une
république ».
D’autre part, le terme de
« fondement » dans la phrase: « Il en ruine le
fondement même » fait clairement signe du sens et de l’esprit dans lequel l’ensemble
du texte est écrit. Ce n’est aucunement le fait que la révolte marque la
manifestation de violence du peuple ou d’une partie du peuple contre un pouvoir
qui motive la condamnation par Kant de l’insurrection contre une république,
c’est plutôt qu’elle consiste dans l’expression de l’arbitraire du fait contre
le Droit. On connaît la réponse fameuse du Duc de Liancourt au roi Louis XVI,
au soir du 14 juillet 1789 :
- Non sire, c’est une révolution »
Cette distinction entre les deux termes ne décrit pas
seulement une différence quantitative par rapport au nombre des insurgés mais
surtout tout ce qui sépare un ras le bol épisodique fondé sur des conjectures
défavorables et la volonté profondément réformatrice d’une multitude de
personnes liées entre elle par la certitude qu’elles ont le « droit »
pour elle. C’est une chose de se dire que le roi gouverne mal (révolte) et une
autre d’affirmer qu’un roi, en tant que roi, ne devrait pas gouverner
(révolution). La monarchie en France n’avait jusque là jamais envisagé de
fonder l’exercice de son pouvoir sur une autre Justice que celle de Dieu. Si la
Révolution Française fut célébrée par la plupart des philosophes de cette
époque, c’est d’abord parce que, pour la première fois en Europe, l’exercice du
pouvoir était appelé à se justifier et se fonder sur l’évidence d’une
« Raison Universelle ». Se révolter contre une république fondée sur
les principes de cette raison, c’est remettre en question cette nouvelle
conception d’un Droit universel humain.
Enfin, il importe de bien prêter attention aux mots
utilisés par l’auteur pour disqualifier le droit à la résistance contre un état
républicain qui se serait parjuré lui-même en exerçant violemment son
pouvoir : « en opposant la violence à la violence ».
Autrement dit, Kant ne critique pas la résistance passive à l’égarement d’un
tel pouvoir mais dés lors qu’elle se convertit en violence physique, elle
devient la manifestation effective d’un rejet de la notion même de république
fondé sur le droit. Or cette notion, aussi pervertie soit-elle par tel ou tel
dirigeant, est fondamentalement juste et l’on pourrait dire « à deux
titres » : d’abord parce qu’elle a ce souci d’être fondée ensuite
parce que ce fondement est juste. A partir du moment où l’on se révolte
physiquement contre un état de droit les termes mêmes de notre opposition sont
écrits dans une langue « de faits », lesquelles démentent ceci qu’un
état puisse se fonder sur le Droit et de ce point de vue, quelles que soient
les causes et les idéaux défendus par la révolte, elle est nécessairement dans
son tort. « On n’a jamais raison de se révolter » dans ce cadre là
parce que c’est exactement comme si l’on appelait de ses vœux un régime qui
n’aurait plus à se fonder sur le droit.
Par conséquent, il serait d’autant plus précipité et
finalement « faux » de voir seulement dans la position ici défendue
par Kant un travail d’argumentation visant à justifier l’obéissance aveugle et
inconditionnelle du citoyen à l’égard du chef d’Etat républicain qu’il s’y
dessine « en négatif » les conditions de légitimité de l’expression
de son désaccord. A quelles conditions est-il légitime de s’opposer à l’état
républicain dont je suis membre sachant que le fait même qu’il soit vraiment
républicain est l’affirmation avérée, indiscutable, « inamovible »
et, de surcroît, « garante » du fait que je suis un citoyen
libre ?
2)
République, Démocratie, Etat, Nation
Il n’est pas rare que le
sens d’un terme auquel il est souvent fait référence autour de nous nous
échappe précisément du fait de la fréquence de son usage, lequel est trop
galvaudé pour ne pas nous induire en erreur. On pense en connaître la
signification à cause de son omniprésence sans s’apercevoir que la banalisation
de son écoute nous a finalement et inconsciemment dissuadé de la nécessaire
curiosité d’en pénétrer réellement la profondeur. Il en va ainsi notamment pour
le terme de « République » qui, en tout premier lieu, s’oppose au
despotisme mais qu’est-ce qu’un despote ? C’est une personne dotée de la
capacité de faire appliquer les lois qu’elle a elle-même décrétée. Ce qui
caractérise a contrario une république consiste donc dans la séparation du
pouvoir exécutif et législatif. Il importe que le pouvoir chargé de faire appliquer
les lois exerce cette autorité sans y être impliquée.
D’autre part, le propre
d’une république est d’être fondée sur un contrat, c’est-à-dire sur un
« accord » de telle sorte que les citoyens ne soient jamais gouvernés
par une autorité dont ils n’auraient pas accepté librement l’institution. Ce
contrat implique la notion de représentation. Il n’est pas possible qu’une
communauté soit dirigée si tous les points de la base de la pyramide ne
convergent pas vers son sommet. Tout ce qui constitue la force d’une république
réside dans la nature consentie, consultative, contractuelle du mouvement
d’élévation de cette convergence. Une démocratie qui donne sans contrat,
c’est-à-dire sans constitution, tout le pouvoir au peuple est despotique
puisque chaque homme sera susceptible d’y subir l’injustice de tous. Ce point est
fondamental : nous avons tendance à nous laisser aveugler par le résultat
de ce processus représentatif par le biais duquel les personnes dirigeantes
sont le produit d’une procédure de délégation de pouvoir, d’incarnation (nous
acceptons qu’une personne incarne, symbolise notre volonté) sans réaliser que
l’essentiel est la nature de ce processus par le biais duquel nous consacrons
le caractère symbolique, universel, abstrait de notre volonté.
Pour qu’une démocratie soit
républicaine, il faut que la représentation marque clairement l’arrachement des
citoyens à leur sensibilité qui ne peut que les incliner à faire toujours
prévaloir leurs intérêts personnels et ainsi à les murer dans leur désir, dans
leur penchant, dans le « pathos » de leur attachement à « leur
petite personne ». Ce point est fondamental pour comprendre ce préalable
de Kant selon lequel la représentation est la garantie d’un système de
gouvernement qui assure la liberté du citoyen. Que le représentant se révèle
indigne du processus qui l’a installé au pouvoir n’invalide pas pour autant la
légitimité du processus, et de toute façon, si le peuple prend les armes contre
un chef « défaillant » du point de vue de la république, il se place,
de fait, hors de ce champ de validité
qu’est la république.
Le propre de la République
réside donc dans deux caractéristiques : la séparation des pouvoirs
exécutif et législatif et la représentation (posé comme processus d’abstraction
de la volonté du citoyen).
La démocratie s’oppose à l'aristocratie (pouvoir des meilleurs), à l’oligarchie (pouvoir de quelques-uns) et à l’autocratie (pouvoir qui se
justifie de lui-même). Elle vient de démos (peuple) et de kratos (pouvoir,
autorité). Depuis Platon, la démocratie n’est pas considérée, en tant que
telle, sous un a priori très favorable par la philosophie et le philosophe
grec, dans un ouvrage appelé précisément « La république » lui
préfère une aristocratie, soit le mode de gouvernement réservant l’exercice du
pouvoir aux philosophes, à ceux qui savent en quoi consiste la nature du bien. Kant,
tout comme Platon n’est pas un défenseur de la démocratie, à cause de son
déficit en matière de représentation. Si c’est la république qui légitime
l’exercice d’une autorité publique, plus cet exercice est fondé sur un principe
de représentation et plus il est juste. Or plus ce principe est agissant et moins
il y a de représentants. La démocratie est le type de gouvernement dans lequel
les porte-parole des décisions du Peuple
sont les plus nombreux.
Il faut bien avoir en tête
que la démocratie athénienne était directe, non représentative. Les élus
siégeant dans les assemblées l’étaient par tirage au sort, considéré comme
choix des Dieux et leur nombre était considérable (6000 dans l’ecclésia).
Lorsque le Comte de Mirabeau, député du Tiers Etat, répond au marquis de Dreux-Brézé : « Allez
dire au roi que nous sommes ici par la volonté du peuple et nous n’en sortirons
que par la force des baïonnettes », il serait intéressant de se poser la
question de savoir de quel peuple il parle. Or, la réponse consiste justement
dans l’expression par cette classe de population n’appartenant ni à la noblesse
ni au clergé de la volonté d’être représentée dans une assemblée procédant à
des décisions par le vote. Ce n’est déjà plus exactement au démos grec que nous
avons affaire. Pour celui-ci, des gens choisis par tirage au sort décident.
Pour le peuple de la révolution française, des représentants auxquels on donne
le pouvoir d’incarner la volonté d’une bonne partie de la population, votent.
Autrement dit, dans la révolution française, c’est moins la Démocratie que la
République qui s’impose comme type de gouvernement. L’élu athénien (par tirage
au sort) ne doit pas sa présence dans l’assemblée au fait qu’il représente le
peuple mais à celui qu’il en fait partie et cela change tout (différence entre
démocratie directe et démocratie représentative).
On comprend ainsi à quel point le texte de
Kant ne peut être compris qu’à partir de la distinction entre République et
Démocratie puisque le peuple auquel il fait référence à deux reprises vit dans
un état de droit dés lors qu’il a effectué ce saut de la démocratie directe à
la démocratie représentative. Il ne nous parle donc pas du peuple qui est mais
du peuple « tel qu’il doit être » dans le seul type de régime
« qui doit être », à savoir le républicain. Nous pouvons être tentés
d’invoquer l’empreinte de ce « devoir-être » comme cela même qui nous
désigne un éventuel angle d’attaque contre le texte de Kant, mais il convient
dés lors que nous sachions bien à quoi nous nous mesurons alors car Kant est
probablement le philosophe qui est allé le plus loin dans cette réflexion,
c’est-à-dire qui s’est soucié de la façon la plus rigoureuse et la plus
pertinente de la question de savoir sur quels fondements s’appuie la nécessité
d’une morale et d’un devoir. D’autre part, on ne voit pas bien comment nous
pourrions nous opposer à cette idée selon laquelle le peuple « a à faire
quelque chose », c’est-à-dire a à accepter le principe même de cette
incarnation, par contrat, de sa volonté dans l’élection de représentants, sans
nous exposer à ce non-sens qui consisterait à plébisciter un gouvernement
capricieux, soumis aux humeurs des mouvements de foule. Comment prendre
position contre Kant sans sombrer dans l’arbitraire d’une sensibilité populaire
incapable de se fixer à elle-même le moindre cap et offerte aux manipulations
de tous les démagogues ?
Finalement le peuple dont
nous parle Kant désigne une population qui a accepté le passage de la Nation à
l’Etat. De la même façon qu’il nous est difficile de saisir la distinction
entre démocratie et république puisque, en tant que français, nous vivons dans
une constitution qui réunit les deux, nous réalisons également qu’en tant qu’
« Etat-Nation », nous ne sommes pas suffisamment au fait de la
différence fondamentale entre ces deux concepts. La nation désigne les valeurs
autour desquels se constitue l’esprit de communauté d’un pays et de la
population de ce pays. Nous faisons partie de l’Etat français, mais cette
association est purement administrative. Pour qu’elle soit autre chose, il faut
aller chercher l’histoire, les traditions, la langue, la religion, bref la
culture propre à notre peuple. La nation c’est ce qui donne au cadre
juridictionnel de l’état une « chair », un « sang », une
identité. Aller dans un autre pays, c’est percevoir physiquement ce fond
d’efficience culturelle par quoi d’autres habitudes imposent à d’autres corps
d’autres postures, d’autres modes de vie, etc. L’Etat nous fait vivre ensemble
sous la force imposée des lois. La nation nous relie les uns aux autres par le
fond commun d’un lot d’habitudes qui nous fait vivre de façon française. Il va
donc de soi que la nation modèle presque intérieurement notre être, s’imprime
physiquement dans le corps de nos habitudes, voire dans les connexions de nos neurones.
Pourquoi les hymnes nationaux parviennent-ils à faire vibrer en certains de
nous la corde sensible de nos affects et à déclencher des pleurs, des émotions aussi vives ?
Ici encore, un axe de
lecture du texte se profile : de quel protocole d’association Kant nous
parle-t-il de son texte ? De celui de l’Etat ou de la Nation ? Le
premier terme est cité à deux reprises, le second jamais. Or, ne décrivent-ils
pas à eux deux une forme d’interdépendance ? Si une population ne
constituait qu’une nation, il est clair qu’elle évoluerait au gré de « ses
coups de sang », dans une sorte de pulsion nationale à laquelle il ne
manquerait pas grand chose pour devenir nationaliste, au plus mauvais sens du
terme. Mais, inversement, si un Etat n’imposait pas la rigueur légaliste de ses
lois à une nation déjà unie par les liens de l’histoire et des traditions,
aboutirait-elle à autre chose qu’une communauté « vide », privée de
sève dans laquelle aucun des membres ne ressentirait physiquement la teneur des
liens qui le relient à son compatriote. Pour reprendre les trois notions qui
définissent la république française, on perçoit bien que c’est à l’Etat qu’il
revient d’assurer la liberté et l’égalité mais la fraternité est une notion
affective dont on perçoit mal l’efficience sans une adhésion à des ressentis
nationaux (cela ne veut pas dire que je ne peux pas m’intégrer dans une autre
nation que celle dans laquelle j’ai été éduqué mais que ma demande d’une
nouvelle nationalité ne se justifie pas seulement par des raisons extérieures
ou circonstancielles. J’adhère à un sol, à des ressentis, à un mode de vie
auquel je souscris parce que je m’y reconnais, parce que je m’y sens vivre
mieux qu’ailleurs. On peut se sentir exister davantage dans une autre nation
que celle dans laquelle on est né et rien ne nous autorise à refuser à qui que ce soit cet ancrage affectif dans un sol qui n’est nôtre que par le biais de cet
arrimage sensitif).
Comme nous le verrons,
l’argument de Kant est très fort, peut-être indépassable. Il s’appuie sur une
rigueur logique, législative et morale extrêmement « juste », fondée,
presque évidente. Mais en même temps, Kant semble ici, dans ce texte, faire
comme si une population ne se rassemblait que sous la juridiction d’un Etat.
Peut-être le fond de la thèse qu’il défend serait-il inattaquable si le peuple n’était
qu’un Etat, mais en tant que Nation, s’ouvre alors une dimension affective que
toute la philosophie Kantienne vise à dépasser, à discréditer et dont l’histoire
des peuples nous montre bien pourtant à quel point elle est déterminante. L’Etat
est l’avenir vers lequel doivent tendre toutes les nations, nous répondrait-il
alors, et c’est sur ce point qu’il conviendra, entre autres, de réfléchir à une éventuelle contradiction.
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