samedi 8 juin 2013

"Le confort est-il une illusion?" - Café philo du 7 juin (3)


Cette idée selon laquelle il est un confort inhérent à la vie, surtout dans les situations les plus extérieurement inconfortables de l'existence est plusieurs fois évoquée dans le récit que Robert Anthelme a rédigé sur sa détention au camp de travail de Gandersheim. C’est ainsi qu’il évoque le froid : « La cage d’os est mince, il n’y a déjà presque plus de chair dessus. La volonté subsiste seule au centre, volonté désolée, mais qui seule permet de tenir. Volonté d’attendre. D’attendre que le froid passe. Il attaque les mains, les oreilles, tout ce qu’on peut tuer de votre corps sans vous faire mourir. Le froid, SS. Volonté de rester debout. On ne meurt quand même pas debout. Le froid passera. Il ne faut pas crier, ni se révolter, chercher à fuir. Il faut s’endormir dedans, le laisser faire, après on sera libre. Jusqu’à demain, jusqu’à la soupe, patience, patience…En réalité, après la soupe, la faim relayera le froid, puis le froid recommencera et enveloppera la faim ; plus tard les poux envelopperont le froid et la faim, puis la rage sous les coups enveloppera poux, froid et faim et la guerre qui ne finit pas enveloppera rage, poux, froid et faim, et il y aura le jour où la figure, dans le miroir, reviendra gueuler : « je suis encore là » ; et tous les moments où leur langage, qui ne cesse jamais, enfermera poux, mort, faim, figure, et toujours l’espace infranchissable aura tout enfermé dans le cirque des collines. »
L’un des aspects les plus fascinants de ce passage concerne cette logique d’enveloppement de l’habitude dans laquelle poux, froid, faim, coups et rage sous les coups constituent un « ordinaire » dont la vie, finalement s’accommode parce qu’il n’y a rien d’autre. L’espace évoqué à la fin du passage est infranchissable parce qu’il n’y a pas d’autre corps, au-delà de ce qui fait de tout ce qui « est », un corps, celui de faire corps avec l’habitude d’être de tout ce qui est. Il faut miser sur cette efficience quasi « maniaque » de l’existence, c’est-à-dire sur cette évidence au gré de laquelle exister, c’est une manie. On contracte l’existence comme une habitude et cette habitude peut s’ancrer dans n’importe quoi à partir du moment où quelque chose d’une toile peut y enchevêtrer ses fils, où quelque chose d’un territoire peut s’y installer, s’y mettre en tension comme on le dirait d’un champ. De la faim, du froid, de la soupe et encore de la faim, ça suffit pour faire « monde », ça suffit pour que la vie y instaure un cycle de répétition de petites notes du quotidien au crible desquelles les différentes intensités de la vie deviennent décelables, captables.

 « Le froid passera, il ne faut pas se révolter, il faut s’endormir dedans. » Dans cette expérience limite au cœur de laquelle on vit le froid comme ce qui vous tue sans vous faire mourir, Robert Anthelme situe exactement la juste ligne de distinction entre l’effort et le confort entre la volonté qui fait effort en vue de…et celle qui n’œuvre qu’à se conforter dans…Il semble difficile de trouver meilleure illustration de cette affirmation selon laquelle le confort ne décrit que secondairement des conditions de vie parce qu’il décrit fondamentalement et en fait exclusivement le processus grâce auquel la vie se ramifie comme des racines de chiendent dans tous les terreaux, dans toutes les situations. Le confort n’a donc aucun rapport direct avec ce que l’on pourrait appeler « des conditions de vie décentes », il décrit, au contraire, cette insoupçonnable capacité de l’habitude de faire de toute conditions d’existence indécentes de « la vie quand même ». Il se pourrait bien d’ailleurs que ce soit exactement dans ce souci, par ailleurs louable, de définir des conditions de vie décentes que le sens et le comportement induit par la recherche du confort se dévoie totalement jusqu’à n’avoir aujourd’hui en occident comme efficience que celle de valoir en tant que marqueur social, de signe extérieur de richesse.
La question de savoir si le confort est une illusion se précise maintenant de façon beaucoup plus claire parce que nous avons interrogé ce terme dans sa dimension la plus existentielle et avons mis à nu, notamment grâce au récit écrit par Anthelme de cette expérience limite de l’internement dans un camp de travail, la dynamique de « se conforter » qui œuvre au cœur de la trame de tout événement. « Le monde, dit Wittgenstein, est tout ce qui a lieu », autrement dit tout ce qui prend corps et rien ne prend corps autrement qu’en s’enracinant, qu’en se confortant, qu’en se contractant dans l’être ainsi qu’une habitude. Nous ne faisons que consister dans les variantes de contraction d’une seule et même manie, d’une routine « maniacoimpressive » qui constitue exactement ce tout de « l’avoir lieu »  auquel Wittgenstein, à très juste raison, ramène le monde. « On finit par s’habituer à tout », comme dit la mère de Meursault tout simplement parce que s’habituer, c’est exactement la modalité de devenir du tout.
L’univers est autiste, il ne fait que se conforter dans le cycle infini de son habitude d’exister, de son mode d’exister comme habitude, et si nous ne le comprenons jamais vraiment c’est parce que nous nous entêtons à vouloir interpréter comme soumission à des lois physiques invariables tous ces phénomènes d’existence du monde par le biais desquels il ne fait en réalité que prendre ses aises, explorer de nouvelles modalités d’ancrage, prendre ses habitudes. Ce que le monde produit génialement, continument correspond trait pour trait à ce dont de nombreux dessins d’enfants autistes témoignent : la libération brute et nue d’une force d’existence pure, univoque, ce que Robert Anthelme appelle « l’espace infranchissable du cirque des collines ». L’habitude c’est l’art de rendre habitable n’importe quelle situation et cet art ne décrit lui-même que cette insoupçonnable ruse esthétique (Nietzsche) de la vie, par le biais de laquelle utilisant cette stratégie de l’enveloppement décrite par Anthelme, des potentiels de vie se dessinent faiblement même dans le froid, la faim dans l’abjection inhumaine. Même là, de « l’avoir lieu » peut prendre ses habitudes. L’essentiel c’est que l’on trouve dans une situation des raisons de durer, de perdurer mais il s’agit moins de raisons comme buts, objectifs, idéaux, valeurs que de raisons en tant qu’agencements, séquences codales, ritournelles, rengaines, leitmotivs. Or, on peut créer un leitmotiv autour de différents affects, même intensément douloureux à partir du moment où un semblant d’ordre, de cohérence, de « vie tenue » s’y territorialisent, s’y confortent. C’est peut-être le sens le plus profond de la notion d’habitat. Vivre, c’est se « conforter dans… » plutôt que « s’évertuer à… » et c’est bien ce que disait la chanson interprétée par Johnny Halliday. Plutôt que de forcer sa force à faire effort, il convient de consentir à ce que sa force se conforte ; c’est à ce prix qu’on n’oublie pas de vivre.

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