jeudi 12 septembre 2013

Le confort


Le confort s’oppose à l’effort étymologiquement au niveau des préfixes : cum (« avec ») et ex (sortir de soi). S’efforcer de…c’est se faire violence. L’effort est du côté du pouvoir, le confort de la puissance.  Quelle est la différence ? Avoir du pouvoir, c’est exercer une autorité, une domination sur quelqu’un ou quelque chose. Il s’agit de provoquer un événement ou d’imposer une contrainte, de jouir de ce que on appelle un droit de coercition à l’égard d’une personne ou d’une situation. Le pouvoir suppose donc toujours une forme de violence, un décret, une force qui se manifeste extérieurement, sans prévenir, de façon brutale ou automatique quand il est le produit des rouages d’une institution. Elle n’actualise aucun potentiel, elle éclate. Quand on dit de quelqu’un qu’il a du pouvoir, on parle souvent d’une position hiérarchique, sa fonction l’a investi du pouvoir symbolique de faire ceci ou cela, de forcer un tel à obéir à tel ordre mais c’est proclamé, édicté. On ne se situe aucunement dans les forces au sens physique du terme, dans les éléments mais plutôt dans une charge que l’on confie statutairement à quelqu’un. Le pouvoir est symbolique, social, sociétal, pas la puissance. Il peut être une question d’étiquette.

 Eichmann était un haut fonctionnaire dans le régime nazi en charge de nombreux dossiers. Il fut interrogé, lors de son procés, sur le sentiment qui l’habitait lorsqu’il comprit que le 3e Reich (censé durer 1000 ans) allait s’écrouler prématurément: « je pressentais qu’il me faudrait mener une vie difficile, individuelle, sans chef, que je ne recevrai plus d’ordres, que je n’en donnerai plus, que je n’aurai plus d’ordonnances à consulter, bref que je devrai vivre une vie inconnue de moi. » Une telle déclaration manifeste l’état d’esprit d’une personne qui n’a connu que le pouvoir et ne perçoit pas l’efficience de la puissance.

Aussi rapide et brutale que soit mon action, il est impossible qu’elle ne soit pas aussi et peut-être surtout la libération d’une énergie, d’un potentiel. Une ampoule manifeste son pouvoir d’éclairer quand on appuie sur l’interrupteur mais ce geste ne fait qu’actualiser le flux électrique d’une puissance qui définit son voltage. De quoi une ampoule est-elle capable ? C’est ce qui définit sa puissance. Nous libérons constamment des flux d’énergie vitale, des intensités de vie dans le chiffre desquels notre envie d’exister plus ou moins s’active. On mesure bien ainsi à quel point l’expression « je fais ce que je peux » revêt deux sens très différents, voire opposés. Cela peut vouloir dire, je fais ce que l’on m’autorise à faire (pouvoir) ou bien je libère tout mon potentiel, je me réalise (puissance). Eichmann était aussi fermement installé dans le pouvoir que totalement déconnecté de sa (petite) puissance. Il n’est pas impossible que de nombreuses personnes compensent la faiblesse de leur puissance par l’exercice de leur pouvoir (nous avons tous connu des ratés paranoïaques, autoritaires et omnipotents (c’est peut-être un pléonasme)). La puissance suppose que l’on laisse s’effectuer cette libération d’énergie vitale dans laquelle on consiste. Confortablement installé dans le fait d’exister, on réalise cette donne dont la nature est profondément dynamique. Il ne s’agit pas de créer à partir de rien un dynamisme qui viendrait de notre volonté mais de faire corps avec un dynamisme bien plus exhaustif, bien plus continu : le mouvement par la grâce duquel le monde est monde. Il n’est plus question d’être l’initiateur d’un élan mais de se laisser porter par le seul élan qui  fonctionne tout le temps.

Le philosophe Schopenhauer évoque cet élan en termes très négatifs dans la mesure où il nous manipule totalement. Nous croyons agir alors que nous sommes « agis ». C’est ce qu’il appelle « le vouloir vivre », soit une force de croissance qui s’active perpétuellement et aveuglément dans le monde, jouant de nos petits désirs individuels pour se réaliser en tout temps en tout lieu sur tous les êtres vivants. Un homme lucide, selon lui, n’aspirera qu’à une chose, la négation du vouloir-vivre :
« De même l'homme qui est arrivé à la négation du vouloir-vivre, si misérable, si triste, si pleine de renoncements que paraisse sa condition, lorsqu'on l'envisage du dehors, de même cet homme est rempli d'une joie et d'une paix célestes. Ce n'est pas chez lui, cette vie tumultueuse, ni ces transports de joie, qui supposent et qui entraînent toujours une vive souffrance, comme il arrive aux hommes attachés à la vie; c'est une paix imperturbable, un calme profond, une sérénité intime, un état que nous ne pouvons nous empêcher de souhaiter, lorsque la réalité ou notre imagination nous le présente. Nous voyons bien alors que la satisfaction que le monde peut donner à nos désirs ressemble à l'aumône donnée aujourd'hui au mendiant et qui le fait vivre assez pour être affamé demain. La résignation, au contraire, ressemble à un patrimoine héréditaire; celui qui le possède est à l'abri des soucis pour toujours. »
« Une paix imperturbable, un calme profond, une sérénité intime » : ces termes semblent aller dans le sens d’un confort existentiel authentique fondé sur le renoncement au vouloir-vivre. Il n’est aucunement question de se tuer pour Schopenhauer mais de mépriser la vie, de s’extraire de son cycle aveugle et veule. Nietzsche qui a beaucoup lu et apprécié Schopenhauer finira pourtant par s’en détacher en disant « oui » au monde, à la volonté de puissance (laquelle ressemble trait pour trait au vouloir-vivre), à l’ivresse dionysiaque. Paradoxalement, il n’est pas bien sûr que ces deux attitudes soient aussi contraires qu’il le semble de prime abord. Nietzsche (notamment par l’Art) « célèbre » là où Schopenhauer « méprise » (par le renoncement) mais ils ont tous les deux le regard braqué sur la même vérité et définisse la juste attitude dans le magnétisme de cette polarité. Cette vérité réside dans l’efficience des forces qui, en s’activant dans le monde, "sont" le monde.

Qu’il s’agisse de se laisser porter par cette efficience ou de s’en extraire, l’image de la suspension (le saut de Klein) demeure, ainsi que l’esprit de négation et de dérision à l’égard du pouvoir. Il s’agit pour les deux philosophes de percevoir cette activation des forces pour s’y confondre et peut-être s’y annuler (Schopenhauer). La toile de Munch définit parfaitement cette ambiguité : la figure centrale semble bien souffrir d’être ainsi engoncée dans les forces lumineuses, gravitationnelles, thermiques et ondulatoires mais il n’est pas non plus exclu que sa clameur soit un cri de joie. Il est difficile de ne pas ressentir un sentiment d’angoisse profonde devant cette toile et pourtant elle rejoint par certains aspects la littéralité de l’étymologie du confort : cum fortis. « Faire corps avec les forces ».

Suspension, fluidité, saturation. On est confortablement installés quand nos membres sont laissés à l’abandon, à une forme de lascivité sur un support qui épouse les courbes de notre corps. Se profile alors à l’horizon l’idéal d’un « dynamisme ergonomique », d’une adéquation parfaite de notre être à tout espace, sur le modèle du chat dont l’élasticité musculaire lui donne à toute occasion le « ressort » nécessaire à faire son lieu de tout lieu (il se « met en boule », terme dont le sens une fois appliqué à l’humain désigne exactement le contraire de l’état d’esprit confortable, soit l’énervement, l’exacerbation de nos nerfs poussés hors d’eux, « énervés »)
Proust évoque dans les premières lignes de la Recherche ce moment où, nous réveillant dans une autre chambre que la notre, nous passons plus ou moins consciemment en revue toutes les possibilités dans le suspens interrogatif de la question : « où suis-je ? Où puis-je être ? » S’active alors tout un travail de configuration par le biais duquel il est bien question pour nous de faire corps avec la situation, avec la matinée, de nous incarner sous les traits requis par le fait que nous soyons là, chez nos parents, chez notre amante, chez un ami, dans une chambre d’hôpital, après une anesthésie, etc. 

Nous faisons ainsi l’expérience d’une marge de manœuvre identitaire tout-à-fait confortable, comme s’il n’était question pour tout homme socialisé que de se glisser dans la peau de la personne dictée par le lieu, étant entendu qu’un autre lieu induirait de « nous », un autre visage ou peut-être un autre masque. Ne serait-il pas possible, dans le fil de cette notion de confort identitaire ou d’identité modulable, d’imaginer un décor, un meuble, un aménagement, une posture susceptible de prolonger cet étonnement, cet engourdissement, ce jeu de repérage en étirant le plus possible ce suspens neutre de l’interrogation, en évitant que la réponse vienne trop vite, quelque chose d’anonyme, de non connoté, de non connotable, suffisamment impersonnel pour convenir à toutes les hypothèses ? « Confortably numb »  (Pink Floyd) : avant d’être « quelqu’un", la douce torpeur et la jouissance de n’être encore personne.

1 commentaire:

  1. « Il faut vider son esprit, être informe, sans contours – comme de l’eau. » BL

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