Le confort s’oppose à l’effort étymologiquement
au niveau des préfixes : cum (« avec ») et ex (sortir de soi).
S’efforcer de…c’est se faire violence. L’effort est du côté du pouvoir, le
confort de la puissance. Quelle est la
différence ? Avoir du pouvoir, c’est exercer une autorité, une domination
sur quelqu’un ou quelque chose. Il s’agit de provoquer un événement ou
d’imposer une contrainte, de jouir de ce que on appelle un droit de
coercition à l’égard d’une personne ou d’une situation. Le pouvoir suppose donc
toujours une forme de violence, un décret, une force qui se manifeste
extérieurement, sans prévenir, de façon brutale ou automatique quand il est le
produit des rouages d’une institution. Elle n’actualise aucun potentiel, elle
éclate. Quand on dit de quelqu’un qu’il a du pouvoir, on parle souvent d’une
position hiérarchique, sa fonction l’a investi du pouvoir symbolique de faire
ceci ou cela, de forcer un tel à obéir à tel ordre mais c’est proclamé, édicté.
On ne se situe aucunement dans les forces au sens physique du terme, dans les
éléments mais plutôt dans une charge que l’on confie statutairement à
quelqu’un. Le pouvoir est symbolique, social, sociétal, pas la puissance. Il
peut être une question d’étiquette.
Eichmann
était un haut fonctionnaire dans le régime nazi en charge de nombreux dossiers.
Il fut interrogé, lors de son procés, sur le sentiment qui l’habitait lorsqu’il
comprit que le 3e Reich (censé durer 1000 ans) allait s’écrouler
prématurément: « je pressentais qu’il me faudrait mener une vie difficile,
individuelle, sans chef, que je ne recevrai plus d’ordres, que je n’en donnerai
plus, que je n’aurai plus d’ordonnances à consulter, bref que je devrai vivre
une vie inconnue de moi. » Une telle déclaration manifeste l’état d’esprit
d’une personne qui n’a connu que le pouvoir et ne perçoit pas l’efficience de
la puissance.
Aussi rapide et brutale que soit mon action, il
est impossible qu’elle ne soit pas aussi et peut-être surtout la libération
d’une énergie, d’un potentiel. Une ampoule manifeste son pouvoir d’éclairer
quand on appuie sur l’interrupteur mais ce geste ne fait qu’actualiser le flux
électrique d’une puissance qui définit son voltage. De quoi une ampoule
est-elle capable ? C’est ce qui définit sa puissance. Nous libérons
constamment des flux d’énergie vitale, des intensités de vie dans le chiffre
desquels notre envie d’exister plus ou moins s’active. On mesure bien ainsi à
quel point l’expression « je fais ce que je peux » revêt deux sens
très différents, voire opposés. Cela peut vouloir dire, je fais ce que l’on
m’autorise à faire (pouvoir) ou bien je libère tout mon potentiel, je me
réalise (puissance). Eichmann était aussi fermement installé dans le pouvoir
que totalement déconnecté de sa (petite) puissance. Il n’est pas impossible que
de nombreuses personnes compensent la faiblesse de leur puissance par
l’exercice de leur pouvoir (nous avons tous connu des ratés paranoïaques,
autoritaires et omnipotents (c’est peut-être un pléonasme)). La puissance
suppose que l’on laisse s’effectuer cette libération d’énergie vitale dans
laquelle on consiste. Confortablement installé dans le fait d’exister, on
réalise cette donne dont la nature est profondément dynamique. Il ne s’agit pas
de créer à partir de rien un dynamisme qui viendrait de notre volonté mais de
faire corps avec un dynamisme bien plus exhaustif, bien plus continu : le
mouvement par la grâce duquel le monde est monde. Il n’est plus question d’être
l’initiateur d’un élan mais de se laisser porter par le seul élan qui fonctionne tout le temps.
Le philosophe Schopenhauer évoque cet élan en
termes très négatifs dans la mesure où il nous manipule totalement. Nous
croyons agir alors que nous sommes « agis ». C’est ce qu’il appelle
« le vouloir vivre », soit une force de croissance qui s’active
perpétuellement et aveuglément dans le monde, jouant de nos petits désirs
individuels pour se réaliser en tout temps en tout lieu sur tous les êtres
vivants. Un homme lucide, selon lui, n’aspirera qu’à une chose, la négation du
vouloir-vivre :
« De même l'homme qui est arrivé à la négation
du vouloir-vivre, si misérable, si triste, si pleine de renoncements que
paraisse sa condition, lorsqu'on l'envisage du dehors, de même cet homme est
rempli d'une joie et d'une paix célestes. Ce n'est pas chez lui, cette vie
tumultueuse, ni ces transports de joie, qui supposent et qui entraînent
toujours une vive souffrance, comme il arrive aux hommes attachés à la vie;
c'est une paix imperturbable, un calme profond, une sérénité intime, un état
que nous ne pouvons nous empêcher de souhaiter, lorsque la réalité ou notre
imagination nous le présente. Nous voyons bien alors que la satisfaction que le
monde peut donner à nos désirs ressemble à l'aumône donnée aujourd'hui au
mendiant et qui le fait vivre assez pour être affamé demain. La résignation, au
contraire, ressemble à un patrimoine héréditaire; celui qui le possède est à
l'abri des soucis pour toujours. »
« Une paix
imperturbable, un calme profond, une sérénité intime » : ces termes
semblent aller dans le sens d’un confort existentiel authentique fondé sur le
renoncement au vouloir-vivre. Il n’est aucunement question de se tuer pour
Schopenhauer mais de mépriser la vie, de s’extraire de son cycle aveugle et
veule. Nietzsche qui a beaucoup lu et apprécié Schopenhauer finira pourtant par
s’en détacher en disant « oui » au monde, à la volonté de puissance
(laquelle ressemble trait pour trait au vouloir-vivre), à l’ivresse dionysiaque.
Paradoxalement, il n’est pas bien sûr que ces deux attitudes soient aussi
contraires qu’il le semble de prime abord. Nietzsche (notamment par l’Art) « célèbre »
là où Schopenhauer « méprise » (par le renoncement) mais ils ont tous
les deux le regard braqué sur la même vérité et définisse la juste attitude
dans le magnétisme de cette polarité. Cette vérité réside dans l’efficience des
forces qui, en s’activant dans le monde, "sont" le monde.
Qu’il s’agisse de se
laisser porter par cette efficience ou de s’en extraire, l’image de la
suspension (le saut de Klein) demeure, ainsi que l’esprit de négation et de
dérision à l’égard du pouvoir. Il s’agit pour les deux philosophes de percevoir
cette activation des forces pour s’y confondre et peut-être s’y annuler
(Schopenhauer). La toile de Munch définit parfaitement cette ambiguité :
la figure centrale semble bien souffrir d’être ainsi engoncée dans les forces
lumineuses, gravitationnelles, thermiques et ondulatoires mais il n’est pas non
plus exclu que sa clameur soit un cri de joie. Il est difficile de ne pas
ressentir un sentiment d’angoisse profonde devant cette toile et pourtant elle
rejoint par certains aspects la littéralité de l’étymologie du confort :
cum fortis. « Faire corps avec les forces ».
Suspension, fluidité,
saturation. On est confortablement installés quand nos membres sont laissés à
l’abandon, à une forme de lascivité sur un support qui épouse les courbes de
notre corps. Se profile alors à l’horizon l’idéal d’un « dynamisme
ergonomique », d’une adéquation parfaite de notre être à tout espace, sur
le modèle du chat dont l’élasticité musculaire lui donne à toute occasion le
« ressort » nécessaire à faire son lieu de tout lieu (il se
« met en boule », terme dont le sens une fois appliqué à l’humain
désigne exactement le contraire de l’état d’esprit confortable, soit
l’énervement, l’exacerbation de nos nerfs poussés hors d’eux,
« énervés »)
Proust évoque dans les
premières lignes de la Recherche ce moment où, nous réveillant dans une autre
chambre que la notre, nous passons plus ou moins consciemment en revue toutes les
possibilités dans le suspens interrogatif de la question : « où
suis-je ? Où puis-je être ? » S’active alors tout un travail de
configuration par le biais duquel il est bien question pour nous de faire corps
avec la situation, avec la matinée, de nous incarner sous les traits requis par
le fait que nous soyons là, chez nos parents, chez notre amante, chez un ami,
dans une chambre d’hôpital, après une anesthésie, etc.
Nous faisons ainsi
l’expérience d’une marge de manœuvre identitaire tout-à-fait confortable, comme
s’il n’était question pour tout homme socialisé que de se glisser dans la peau
de la personne dictée par le lieu, étant entendu qu’un autre lieu induirait de
« nous », un autre visage ou peut-être un autre masque. Ne serait-il
pas possible, dans le fil de cette notion de confort identitaire ou d’identité
modulable, d’imaginer un décor, un meuble, un aménagement, une posture
susceptible de prolonger cet étonnement, cet engourdissement, ce jeu de
repérage en étirant le plus possible ce suspens neutre de l’interrogation, en
évitant que la réponse vienne trop vite, quelque chose d’anonyme, de non
connoté, de non connotable, suffisamment impersonnel pour convenir à toutes les
hypothèses ? « Confortably numb » (Pink Floyd) : avant d’être
« quelqu’un", la douce torpeur et la jouissance de n’être encore personne.
« Il faut vider son esprit, être informe, sans contours – comme de l’eau. » BL
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