jeudi 12 septembre 2013

"Peut-on exister sans faire d'histoires?" (Terminales S1, S2)


 Nous avons tous déjà entendu l’expression : « tu ne vas pas en faire un drame ! ». On conseille ainsi à notre interlocuteur de ne pas donner à un événement, éventuellement un désagrément, une importance excessive, de ne pas faire d’un petit incident, une tragédie. Mais peut-être percevons-nous aussi en adressant à cette personne un tel avertissement qu’il existe en-deçà du mouvement de son exagération un bénéfice qui consiste à se présenter ainsi à nous, tout comme à lui-même, sous les traits de quelqu’un à qui « il arrive des choses ». C’est un peu comme si quelque chose de la souffrance d’avoir à vivre cette difficulté était compensée par le plaisir de pouvoir « se le raconter ». Le « drame » que cette personne construit autour d’un fait anodin lui permet de se poser devant nous comme « quelqu’un », un peu comme tous ces personnages de série dont chaque épisode supplémentaire rajoute un trait à l’épaisseur de leur caractère. 

On n’imagine pas Achille labourer ses champs tout en élevant ses enfants, ni Adam et Eve vivre heureux dans le Jardin d’Eden sans s’approcher du fruit de l’arbre défendu par l’Eternel. Ce n’est pas seulement qu’ils n’auraient pas constitué une histoire s’ils avaient vécu une existence tranquille et anonyme, c’est aussi qu’ils expriment par leurs choix, par leurs actes, quelque chose d’une façon d’être proprement humaine dans le fait de ne pas pouvoir être au monde sans être des « personnes », sans y provoquer ce que l’on pourrait appeler une onde de choc « médiatique ». On ne saurait pas exister sans faire de sa vie un drame, parce que vivre dés lors devient « lisible », légendaire, au sens étymologique (legenda : qui doit être lu). Cet ami est peut-être en train de se donner de l’importance en montant en épingles un fait anodin mais il est possible aussi qu’en agissant de la sorte, il effectue l’un des actes les plus caractéristiquement « humains » qui se puissent concevoir : dégager d’une masse confuse et indistincte d’évènements multiples une direction, un destin, une vie. Nous ne pouvons pas exister sans faire des histoires de ce que nous vivons.
Pourtant, le verbe « exister » a un sens bien particulier qui va à l’encontre de cette dernière affirmation. Il désigne, en effet, « le fait que nous sommes »par opposition à « ce que nous sommes » (c’est là ce que l’on appelle « l’essence », du latin « esse » : être). Il y a ce que je suis : humain, mâle ou femelle, médecin ou architecte, etc. et « le fait que je sois ». La capacité que nous avons de faire des histoires de ce que nous vivons nous permet de nous mettre en scène, de nous donner des rôles, de nous inscrire dans certains scenarios, mais cela concerne notre essence, pas notre existence, laquelle est un fait, une évidence radicale qui ne se prête aucunement à un travail quelconque de fabulation. Le fait que je suis est une certitude, la définition de ce que je suis est moins nette, moins « donnée », plus ouverte à l’imaginaire.

Pour un encrier, le fait de son existence est totalement compris, ramené à son essence parce que son concepteur en a conçu le projet avant. S’il vient à l’existence, c’est parce que son essence d’encrier a été réfléchie, conçue et voulue par des hommes. Il n’en va pas de même pour l’homme lui-même. Nous existons et même si la croyance selon laquelle nous sommes venus au monde pour y accomplir quelque chose existe, elle n’en reste pas moins une croyance (alors que l’encrier est vraiment et d’abord un encrier). En affirmant que l’existence précède l’essence, Jean-Paul Sartre veut dire que nous existons d’abord « brutalement », gratuitement et que nous nous faisons être ce que nous sommes ensuite, c’est en ce sens que nous sommes libres. Nous existons sans faire d’histoire parce que c’est comme ça et puis c’est tout. Il n’est rien dans le fait de notre existence qui puisse donner à l’imagination de quoi s’activer. L’existence est un fait si brut qu’il n’est rien, en lui, que l’on puisse « fantasmer ».

Dans le film des frères Wachovski, « Matrix », la matrice offre à chaque humain une « histoire » en guise de vie. Ce qu’ils sont est déterminé, prévu et programmé par un logiciel conçu par une intelligence artificielle. Si notre présence sur terre se limitait à notre essence, peut-être nous satisferions-nous complètement de ce que nous offre la matrice, mais le fait que Néo ait des doutes et s’interroge sur l’authenticité de sa vie manifeste l’efficience d’une texture existentielle. De ce point de vue, l’extrait dans lequel le traître Cypher évoque avec les agents la question de sa réintroduction dans la matrice est très intéressante : il veut être quelqu’un d’important, un artiste. Il préfère donc se raconter à lui-même l’histoire fictive d’un artiste qui serait « lui-même » plutôt que de vivre la réalité de la situation pénible d’un rebelle.

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