samedi 5 octobre 2013

"Peut-on exister sans faire d'histoires?" (3) -Terminales S1 S2


« Il faut imaginer Sisyphe heureux » écrit Albert Camus, à la fin de son livre : « Le mythe de Sisyphe ». Tout en défendant une conception de l’existence humaine très différente de celle de Rousseau, nous percevons bien que la prise de conscience de l’absurdité de la vie n’empêche pas d’être heureux, selon lui. Toutes les certitudes de l’aumônier de « l’Etranger » ne valent pas un cheveu de femme mais « il y a des cheveux de femme » et tout va donc pour le mieux. Peut-être sommes-nous exactement dans la situation de Sisyphe en ayant à tout instant à peiner pour une action « qui n’aboutit à rien » et ne construit aucun projet mais cette action est pleine de ces petits détails dont la collecte a largement de quoi nous satisfaire. Il n’est rien de notre existence à quoi nous puissions légitimement donner le sens d’une histoire, d’un destin, d’une mission ou d’un devoir. Mais il n’y a plus lieu de désespérer de quoi que ce soit dés lors que l’on n’a plus l’espoir de rien. On ne peut vivre « vraiment » qu’à la condition de se défaire de la moindre tentation de romancer l’absurdité des instants que nous vivons.
Mais toute histoire est-elle nécessairement « fictive » ? Ne serait-ce pas justement en nous retenant de céder à la tentation d’idéaliser ou de romancer par le récit la réalité brute de ce que nous vivons que nous entrerions dans la trame d’une aventure autrement plus présente et irrécusable ? Meursault vit une existence « brute », absurde, débarrassée d’images, de codes et de tous ces objectifs que nous nous fixons pour nous donner peut-être l’impression que nous construisons quelque chose, mais cela n’en compose pas moins une histoire, un roman. Nous pouvons bien vivre chaque événement de notre vie en nous retenant de les embrasser, de les rationaliser dans la perspective d’un sens, il n’en demeure pas moins que ces évènements s’enchaînent, constituent une trame. Peut-on exister sans faire partie intégrante de cette histoire qui, à chaque instant, se joue de chaque instant ? Nous ne nous situons plus ici dans cette dimension de l’histoire qui la définit comme le récit fait par un homme de sa vie, d’un événement historique, ou d’un embarras dont il est l’auteur mais de cette histoire « instante » à l’œuvre dans l’immédiateté de « Vivre ». Peut-on exister sans que l’histoire se tisse, se produise dans l’effet de contraction de tous ces évènements en « un » instant ? Se pourrait-il que « faire des histoires » ne soit en aucune façon une spécificité humaine, que cela n’ait rien à voir avec notre conscience, notre faculté de symbolisation ou encore notre aptitude au « vouloir dire » ? Ne serait-ce pas plutôt l’effet d’une constante d’ordre « conjoncturel », de « la propension des choses » comme on dit, une loi de « l’avoir lieu » à laquelle se soumettrait nécessairement tout ce qui se produit, en tant qu’il se produit ? Faire des histoires : n’est-ce pas finalement le propre du monde si, par monde, on entend comme le philosophe Wittgenstein, « tout ce qui a lieu » ? 
Dans l’Odyssée, Pénélope, sommée par tous les prétendants de choisir un époux et un roi pour Ithaque, se réfugie derrière une tâche anonyme et absurde : tisser le jour le linceul de Laërte dont elle défera la trame la nuit. Dans le fil du récit, il s’agit bien évidemment d’un subterfuge visant à retarder le moment du choix, mais il est impossible de ne pas prêter à cet épisode une attention plus affûtée, ne serait-ce que parce que dans une épopée à l’intérieur de laquelle toutes les actions des héros sont exemplaires, cette ruse pointe vers une toute considération de l’action, de la vie et de l’histoire. Dans un monde de mâles qui partent tous en quête de pouvoir ou de gloire pour se faire un nom qui s’inscrira dans les mémoires, voilà une femme qui abandonne tous ses titres pour s’abîmer dans un travail de servante visant précisément à ne pas aboutir. Nous ne sommes pas très loin ici du Sisyphe d’Albert Camus : ce n’est pas le but qui fait l’action, c’est l’action qui se complaît dans son inachèvement, dans une parfaite gratuité : tisser pour tisser avec Pénélope, rouler la pierre pour rouler la pierre pour Sisyphe.
Pénélope fait des histoires si par ce terme on entend qu’elle fait de la résistance, qu’elle crée de l’embarras dans une dimension virile de la normalité. Mais il se pourrait bien que la normalité virile de l’action mémorielle soit l’histoire la plus illusoire par laquelle les hommes n’aient jamais été trompés. Pénélope n’inscrit son nom nulle part, ne vise aucune postérité, elle travaille au contraire à suspendre la mécanique de cette logique de la postérité par le biais de laquelle les hommes se font un nom dans l’Histoire. Pour autant Pénélope ne coupe pas les ponts susceptibles de la relier à tous les sens de ce terme. C’est comme si elle s’immergeait dans cette machinerie complexe qui constitue le soubassement des actions viriles et des évènements légendaires. Loin de s’efforcer d’être reconnue, elle se retire des affaires, de la représentation à laquelle son statut de reine semble pourtant la confiner. Elle ne travaille qu’à rester dans l’inconnu. L’odyssée, dans toute l’amplitude de son souffle épique est un temps suspendue par l’incroyable retrait de son attitude. Elle ne fait pas d’histoires, elle nous extrait du courant de l’histoire, elle en retient le cours comme le personnage d’un film qui de l’intérieur de l’action décrite parviendrait à en arrêter le déroulement « extérieurement ».
Mais, en se réfugiant ainsi dans l’anonymat d’une tâche absurde et incessamment répétée, elle renoue les fils avec une dimension de l’existence dont il est impossible de dire qu’elle n’est rien. En-deçà de son nom, de son statut, de sa situation de reine courtisée par intérêt, nous pourrions dire que son cœur bat encore, que ses gestes s’activent, bref que vivre se maintient, voire « se raffine » dans ce « faire sans objet » qui définit son attitude. Elle n’est plus le personnage de l’histoire de « sa » vie mais se rend ainsi disponible, en se débarrassant de la lourdeur de cet attirail identitaire personnel, à la simplicité « juste » d’être un personnage « vivant » dont la situation contient en germe toutes les possibilités de « suite » sans s’engager dans aucune en particulier. Ce moment de suspension de l’épopée en constitue aussi en un sens l’apogée. C’est comme si les hommes et leur quête de pouvoir se retrouvaient ralentis et mis en demeure de reconnaître à leur insu la force exacte, sereine et féminine de la puissance, la justesse de vue d’une autre histoire qui ne suit plus le cours de nos destinées individuelles mais s’accomplit dans la montée en intensité d’une neutralisation de l’action. C’est une autre histoire qui vient ainsi à la surface du récit. Ce n’est plus le temps des exploits et des super héros de l’Illiade, ce n’est plus celui de l’agôn, du nom de ces concours que les grecs organisaient entre des athlètes ou des poètes. C’est celui de l’aïon, dimension du temps au sein de laquelle tous les évènements sont ramenés à leur « étoffe commune ».
Supposons, en effet, qu’une personne vive le même jour la naissance de son enfant et la mort de sa mère. Ces deux faits décrivent tous les deux des réalités qu’il semble impossible d’aborder de la même façon. Pourtant aussi distincts soient-ils, du moins ont-ils l’un et l’autre cette caractéristique commune de « s’effectuer ». L’aïon, selon Gilles Deleuze, c’est cette dimension du temps « dans laquelle les évènements ne se laissent pas épuiser par leur actualisation ». L’aïon décrit la part inénarrable des évènements : leur texture même. Nous pouvons bien célébrer des victoires, commenter des défaites, la vérité est qu’une seule et même chose suit son cours au fil de ces évènements aussi différents soient-ils et cette chose se laisse définir comme le fond de réalité dont ils sont faits. Renonçant à se situer dans la surface spectaculaire et visible des exploits ou des grandes annonces, Pénélope essaie de remonter à la source même de ce que c’est pour la réalité que « se produire ». Elle atteint ainsi une dimension dans laquelle les évènements sont ramenés à leur juste teneur de « potentiels ». Pénélope neutralise dans le jeu contradictoire de sa toile tissée et détissée tous les potentiels de « suites » de l’Odyssée.
Peut-être n’est-il pas tout à fait absurde d’envisager la possibilité que la suite que nous connaissons n’est qu’une option, voire une falsification de la vérité indépassable de ce moment, lequel contient réellement le germe de toutes les successions « possibles » de l’odyssée. C’est donc bien plus qu’une histoire qui se fait dans ce mouvement de suspension de l’épopée, c’est ce fond de maturation à partir duquel monte en puissance la rumeur narrative de toutes les histoires possibles. On peut exister sans faire d’histoire pour faire parler de soi mais on ne peut pas exister sans coïncider de fait avec cette dimension de l’existence au sein de laquelle elle constitue la texture de tout ce qui existe. Ce n’est pas que je veuille tout ce qui se produit dans le monde, c’est qu’en tant qu’existant, je ne puis me soustraire matériellement au fait d’être constitué des mêmes « fibres » évènementielles que tous les évènements parce qu’eux et moi avons cet trait commun « d’être » en effet, de venir au monde, d’exister. Il n’est pas bien sûr qu’une autre sagesse puisse se concevoir au-delà de celle qui consiste à réaliser toute la justesse et les implications de cette texture commune à notre présence au monde et à la présence du monde (c’est le contraire radical de la thèse défendue par Hegel sur le « pour soi » et « l’en soi »).
Cette perspective est beaucoup moins stérile qu’on peut le penser de prime abord, ne serait-ce que parce que la vie s’y effectue dans l’authenticité de son immédiateté. Pénélope se retire de tout projet, de tout jugement, de toute anticipation, elle « agit », laissant affleurer à la surface de son activité gestuelle quelque chose de la vérité biologique d’une existence qui jamais ne tisse sur un autre fond que celui d’un détissage fondamental, structurel. Pénélope « bricole » exactement de la même façon que, selon le bio-généticien François Jacob, « la vie bricole » (« La logique du vivant »). Que nous portions nos regards vers l’évolution des espèces avec Darwin ou vers tous ces mécanismes de complexification cellulaire décrits par François Jacob, nous percevons bien l’efficience d’un même principe de base : la vie ne perdure qu’en se complexifiant, qu’en inventant des solutions labyrinthiques, intriquées et expérimentales à des nécessités vitales qui, elles-mêmes, ne sont rien moins qu’incessamment nouvelles, mutantes et dynamiques. La vie ne se maintient qu’en « créant de l’embrouille », et c’est bien là le sens le plus profond de « faire des histoires ».
Nous pouvons, par exemple, croire qu’il est de « la nature » de l’araignée de capturer des mouches, la vérité est qu’il existe dans la modalité de construction de sa toile des paramètres attestant la présence dans le « savoir faire » de l’araignée, des séquences de vol de la mouche. Quelque chose de l’araignée « est » la mouche qu’elle piège, sans quoi elle ne pourrait pas l’attraper. En n’interprétant la nature et plus particulièrement les relations des animaux prédateurs et des bêtes de proie dans les termes d’un « duel », d’une lutte entre des individus, nous nous racontons à nous-mêmes des histoires « pauvres » bien en deçà de l’inépuisable richesse de ces arrangements par le biais desquels un « tout » s’évertue à « tenir ».
Nous sommes partis de cette idée selon laquelle la spécificité du genre humain réside dans sa capacité à instituer autour de lui un monde de symboles et de sens dans lequel « vouloir et agir en vue d’un objectif » sont non seulement possibles mais aussi nécessaires. L’homme fait des histoires parce que la vie brute n’est pas habitable. Nous avons besoin de créer autour de nous cette bulle imaginaire grâce à laquelle nos actions gagnent un sens et, dans cette bulle, ce sens n’est pas une fiction. Pourtant la réalité d’un univers « brut », physique et indifférent à nos fins ne se laisse pas aussi facilement étouffer. Cette marge de protection que nous installons entre nous et l’effectuation crue, donnée d’évènements non maîtrisables, imprévisibles et absurdes est loin de s’imposer d’elle-même, au regard de cette absurdité « praticable » que nous décrit Albert Camus dans son roman « l’Etranger ». Nous pouvons fixer cette réalité là dans les yeux et la lucidité de ce rapport est peut-être la clé du seul bonheur qui nous soit effectivement accessible. Mais à supposer que nous puissions nous tenir à la hauteur de cette réalité, ne serions-nous pas confrontés à la nature géniale et imprévisible de cette puissance d’innovation qui constitue le propre de la vie ? Revenant de la conception épique de l’histoire à ce fond de neutralisation d’une action gratuite, Pénélope nous indique une voie à suivre, celle de l’aïon, de cette dimension du temps dans laquelle tous les évènements potentiellement « sont » puisque elle définit exclusivement l’efficience pure et raréfiée de leur seule texture. Pénélope n’agit pas et pourtant elle ne fait qu’agir (elle ne vise rien, n’attend pas le « produit fini » du linceul de Laërte). Elle suspend le cours de l’histoire de l’Odyssée mais dans ce mouvement même elle fait corps avec la conception la plus vraie et la plus profonde de l’histoire : celle qui permet au monde de s’improviser dans le tissage évènementiel de l’instant présent.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire