jeudi 17 octobre 2013

Saveurs d'épices - Saveurs de vins - Saveurs de cafés (1)


Au-delà des différences entre ces trois aliments, il est toujours question de libérer les arômes produits par l’action de broyer ou de presser une matière première. De ce point de vue, le verbe qui correspond le plus à l’unité thématique du projet est « exprimer ». Qu’il s’agisse du poivre, du café ou du raisin, il faut « broyer des grains » pour que s’exhalent des sucs, des saveurs, des assaisonnements. Il y a un trésor enfermé dans une gangue et il convient de concasser cette enveloppe pour que se diffuse le parfum. Cette efficience destructrice, réductrice ne compte pas pour rien dans la gestuelle et dans l’esthétique de la saveur. Il s’agit de dépasser un premier niveau de visibilité, de matière (passer d’une première à une seconde), de dimension de granule. Du grain de café à la mouture odorante, il n’y a pas seulement le passage de relais d’un sens (la vue) à un autre (l’odorat), il y a aussi tout le savoir- faire d’un « opérateur » suffisamment averti de la vraie nature des choses et des saveurs pour « présumer » que la vérité du café est davantage dans ce que l’on sent de l’éclatement de son grain que dans ce que l’on voit de l’opacité de sa gaine. 

Si nous croquons un grain de café ou respirons l’odeur d’une noix de muscade, nous serons évidemment surpris de la différence entre le peu d’arôme de la cosse et la saveur presque invasive de sa matière réduite en poudre. Pour parvenir à l’essence même d’un condiment, d’un café, d’une herbe il faut violer leur intégrité, dépasser le premier niveau de leur unité élémentaire, les laminer. Il convient d’en extraire la substance, étant entendu que celle-ci ne saurait en aucune façon consister dans sa réalité tangible, visible.
Le héros du livre de Patrick Süskind ne nous fascinerait pas autant s’il n’était que tueur en série. L’ indifférence dont il fait preuve à l’égard de l’humanité de ses victimes nous trouble parce que nous suspectons avec une sorte de voluptueuse « horreur » qu’il a raison sur toute la ligne, non pas en tuant les femmes dont il veut capturer l’odeur, mais en misant sur la possibilité que l’âme d’une personne ait quelque chose à voir avec le parfum de sa peau et que ce que nous appelons l’amour avec des trémolos dans la voix se résume en réalité aux aléas d’une compatibilité des senteurs. 

Ce n’est pas pour rien que nous disons de quelqu’un que nous n’apprécions pas que nous ne pouvons pas « le sentir ». Nous ne « goûtons » pas le fait de sa proximité. Grenouille ramène les êtres humains aux secrétions émises par les pores de leur peau, ce que nous ne pouvons envisager qu’en nous faisant violence tant cette perspective contrarie les notions de respect et de reconnaissance de nos semblables, mais sans aller jusqu’aux extrémités du personnage de Süskind, peut-être devrions-nous prêter attention à tout ce que sa perspective recèle de subtilité à l’égard de notre perception des autres et du monde. De celui qui ne pense qu’à toucher, nous disons qu’il a les mains baladeuses, de celui qui ne songe qu’à voir, nous pointons la perversité en le considérant comme un voyeur. De celui qui ne fait qu’écouter, nous pensons qu’il nous espionne, mais de celui qui sent ou qui goûte, nous ne disons rien et pas seulement parce sa jouissance est discrète et silencieuse, mais peut-être aussi parce que les deux sens qu’il cultive et qui sont très proches l’un de l’autre nous placent au cœur de la texture la plus authentique de notre rapport au monde. Un nourrisson de trois jours dont les yeux ne distinguent encore que des ombres tournera la tête vers le coton imprégné du lait de sa mère plutôt que vers celui qui est parfumé du lait d’une autre maman.

L’odeur et le goût ont ceci de particulier que leur objet est une effluve, une sensation dont nous reconnaissons qu’elle est progressive, diffuse. Le parfum est dans l’air et la saveur d’un aliment ne nous parvient qu’au fil de la réalisation de ses ondes gustatives. Cela signifie que la présence d’une chose ne s’impose pas à ces sens là (l’odorat et le goût) comme un bloc de visibilité dans l’espace à cet instant donné ou un bruit délimité dans le champ sonore mais comme une fragrance, un chiffonnement dont il s’agit pour nous de défroisser le souvenir. Baudelaire écrit : « l’air est plein du frisson des choses qui s’enfuient ». Un nez, un palais sont captivés par une odeur, une saveur mais il ne s’agit pas réellement pour eux de la localiser dans leur environnement extérieur, c’est plutôt dans la montée en puissance d’une amplitude, d’un sillage dans le déploiement duquel il nous revient « d’y mettre du notre » que se perçoit la sapidité des choses. Par ces sens là, nous accédons physiquement à cette vérité volatile, fuyante, « émettrice » des corps sur lesquels la vue et l’ouïe nous trompent en entretenant l’illusion de leur limitation spatio-temporelle. C’est bien de l’âme des choses et des êtres dont il est question ici mais d’une âme ramenée à sa teneur la plus physique : son goût.
Se pourrait-il que ni l’espace ni le temps ne constitue le cadre authentique de nos perceptions ? Le goût et l’odorat nous mettraient-ils sur la piste d’une dimension plus subtile dans laquelle la totalité des corps se confond plus qu’elle ne se distingue, réalité torride, quasiment orgiaque tant les êtres et les éléments ne cessent de s’y accoupler, de s’y offrir les uns aux autres dans l’efficience jouissive et licencieuse de noces barbares incessamment célébrées ? Et si c’était sur le fond de ces unions temporaires, fugaces, délirantes et expérimentales que nous appliquions obstinément le jeu de nos catégorisations identitaires nous efforçant de savoir qui est qui, dans le mouvement perpétuel de cette expérience alchimique en cours, au fil de laquelle tout est déjà en train de devenir quelque chose d’autre ? « L’air est plein du frisson des choses qui s’enfuient » : il se pourrait bien que l’insoupçonnable justesse de cet alexandrin se situe dans ses trois premières syllabes : « l’air est plein ». L’univers des goûts et des odeurs est saturé mais en même temps il ne cesse de muter en se déplaçant continuellement, en se testant (tester : goûter) en « s’essayant », en misant sur l’efficience de nouvelles senteurs dont l’émergence ne se fait jamais que « d’extrême justesse ».

C’est l’extrême justesse de ce niveau de perception auquel il convient de nous hausser pour percevoir notre environnement comme un laboratoire de goût et de senteurs qui requiert de notre technologie de la mécanique de précision non seulement pour pénétrer les arômes les plus subtils des aliments mais aussi pour les broyer, pour en obtenir l’essence, l’âme, la fine mouture, la substance raréfiée. « L’air est plein du frisson des choses qui s’enfuient » mais les choses ne sont vraiment que le sillage de leur fuite, vérité que tout homme de bon sens reconnaîtra devant la table de maquillage de la femme dont il est amoureux, lorsque, au gré des parfums dégagés par tous ces produits, il recompose, comme en creux, l’effluve d’un corps, l’onde de choc de son impact olfactif, l’indiscernabilité de ses contours. Alors vient au jour la vérité de notre rapport au monde et aux autres : nous ne cessons de nous entredévorer très pacifiquement, très subtilement, très amoureusement. Telle inconnue à tel arrêt de bus me croise en laissant derrière elle un sillage de tabac froid et d’eau de Cologne bon marché mais que je le veuille ou pas, quelque chose de moi se jette sur cette fragrance comme sur un os à ronger parce qu’il n’y a finalement que ça à faire, que ça à manger et c’est elle que je dévore dans cet air que je respire, de la même façon que c’est l’âme de cette fête foraine que j’inhale dans le graillon de cette baraque à frite. Les odeurs que nous jugeons mauvaises ne nous gêneraient pas autant s’il n’était pas question pour nous de les faire nôtres, de les ingérer, de nous y incarner, continuellement broyés que nous sommes dans ce brassage, tour à tour respirant et respiré, composante et insatiable goûteur de nouveauté.

C’est exactement dans la ligne de crête séparant l’efficience de cette orgie gustative de l’extrême sobriété d’une attention toute entière absorbée par la subtilité des arômes qu’il convient de situer le champ de conceptualisation des accessoires de la saveur. Quelque chose de la plasticité des moulins, des cafetières, des verres à vins ou des cuillères à sucre doit se situer dans l’humilité requise par la vérité du vers de Baudelaire dont on pourrait clarifier le sens : « l’air est plein de l’âme de ce qui disparaît », par quoi rien jamais ne disparaît vraiment. C’est dans l’atmosphère saturé d’un monde aussi expérimental et dynamique que le creuset d’un alchimiste qu’il nous revient de nuancer, de moduler, de raréfier, de réduire en poudre, de spiritualiser, de dématérialiser, de dispenser, d’émettre. En d’autres termes, c’est exactement parce que nous sommes des cannibales, parce que nous ne cessons jamais de nous entredévorer dans des bacchanales ininterrompues de fragrances et de sillages d’arômes qu’il convient de concevoir les instruments les plus subtils, les mécaniques les plus tranchantes, les mieux réglées, celles de la plus haute précision pour « entériner » les mutations de cette déferlante. Il n’est pas question pour nous de créer des saveurs mais de réguler les lignes olfactives d’un chaos, d’apporter modestement notre grain de sel à la mécanique de très haute précision d’une efficience de glissements et de modulations  d’affects.

Cette attention gustative à une réalité première, indépassable et confuse est celle-là même du monde de l’enfance, de l’infans, celui qui ne parle pas qui n’impose pas encore aux affects les lignes de séparation des noms. Le narrateur de la recherche a déjà largement franchi ce cap dans le passage qui suit mais il garde quelque chose de cette jouissive et chaotique confusion, il dépasse la simple perspective de la disposition spatiale des objets pour se vautrer dans la bacchanale  de leur saveurs inextricables. Mais la redoutable précision de la prose de Marcel Proust nous permet de discerner tout ce que cette complaisance voire cette veulerie doit à la sobriété d’une attention inouïe :
« Je faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuils en velours frappé, toujours revêtus d’un appui-tête au crochet ; et le feu cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont l’air de la chambre était tout grumeleux et qu’avait déjà fait travailler et « lever » la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les feuilletait, les dorait, les boursouflait, en faisait un invisible et palpable gâteau provincial, un immense « chausson » où, à peine goûtés les arômes plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi du placard, de la commode, du papier à ramages, je revenais toujours avec une convoitise inavouée m’engluer dans l’odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée du couvre-lit à fleurs. »

Cette conversion des objets disposés dans l’espace de la pièce en arômes pliés dans l’intériorisation gustative du chausson décrit le mouvement de cette déspatialisation. Le narrateur fait quelques pas dans la pièce mais il ne se déplace déjà plus entre des volumes, il erre dans le mouvement ascendant d’une redistribution des saveurs, lesquelles ne se répartissent plus dans un espace figé mais se confondent dans la levée d’une pâte dont le mouvement enveloppant résulte d’une alchimie entre les éléments, principalement le feu et l’eau. On pourrait ici être piégé par la notion de « figure de style » en croyant que Proust ne fait que décrire une image permettant de rendre compte d’une réalité mais c’est bien davantage de la réalité la plus subtile dont il est ici question. Proust ne fait pas preuve d’imagination mais d’attention et c’est la raison pour lesquelles ces prétendues « images » tombent incroyablement juste réveillant en nous le sentiment trouble d’une absolue compréhension, d’un assentiment de tout notre être. L’enfant ne se laisse pas tromper par ce qu’il voit. Il évolue au gré de ce qu’il goûte et son voyage ne lui fait plus voir du pays ou parcourir des paysages mais suivre la levée incessante de ces germinations gustatives dont l’air est continuellement saturé.

1 commentaire:

  1. Bonjour monsieur,
    Cela fait plaisir de pouvoir enfin poser un commentaire.
    J'espère que vous allez bien, je suis désolé je regarde environ tous les mois le blog mais pense jamais ou n'est jamais le temps de postuler un commentaire.
    Me voilà en vacance, j'en profite donc pour vous satisfaire.

    Les saveurs sont des sensations rencontrées tous les jours et c'est pourquoi j'ai l'honneur si cela peut aider certains, à prendre exemple sur un texte qui me touche particulièrement, celui de BERGSON dont voici pour vous, l'extrait qui suit:

    "Telle saveur, tel parfum m'ont plu quand j'étais enfant, et me répugnent aujourd'hui. Pourtant je donne encore le même nom à la sensation éprouvée, et je parle comme si, le parfum et la saveur étant demeurés identiques, mes goûts seuls avaient changé. Je solidifie donc encore cette sensation ; et lorsque sa mobilité acquiert une telle évidence qu'il me devient impossible de la méconnaître, j'extrais cette mobilité pour lui donner un nom à part et la solidifier à son tour sous forme de goût. Mais en réalité il n'y a ni sensations identiques, ni goûts multiples ; car sensations et goûts m'apparaissent comme des choses dès que je les isole et que je les nomme, et il n'y a guère dans l'âme humaine que des progrès. Ce qu'il faut dire, c'est que toute sensation se modifie en se répétant, et que si elle ne me paraît pas changer du jour au lendemain, c'est parce que je l'aperçois maintenant à travers l'objet qui en est cause, à travers le mot qui la traduit. Cette influence du langage sur la sensation est plus profonde qu'on ne le pense généralement. Non seulement le langage nous fait croire à l'invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sur le caractère de la sensation éprouvée. Ainsi, quand je mange d'un mets réputé exquis, le nom qu'il porte, gros de l'approbation qu'on lui donne, s'interpose entre ma sensation et ma conscience ; je pourrai croire que la saveur me plaît, alors qu'un léger effort d'attention me prouverait le contraire. Bref, le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu'il y a de stable, de commun et par conséquent d'impersonnel dans les impressions de l'humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. Pour lutter à armes égales, celles-ci devraient s'exprimer par des mots précis ; mais ces mots, à peine formés, se retourneraient contre la sensation qui leur donna naissance, et inventés pour témoigner que la sensation est instable, ils lui imposeraient leur propre stabilité."

    Cordialement et continuez ainsi sur ce blog car c'est toujours un réel plaisir de lire de la philosophie (surtout quand on en a plus dans le supérieur...)

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