samedi 4 octobre 2014

"Faut-il préférer le bonheur à la vérité?" - Un traitement possible (3)



(Troisième partie) Voulons-nous mener une vie bonne ou une vie « vraie » ? Sommes-nous sur terre pour jouir du fait de vivre ou pour comprendre ce que nous y faisons, connaître celui que nous sommes ? L’idéal de tout bonheur est l’épanouissement, l’accomplissement de l’être heureux et l’idéal de toute vérité est la transparence : celle du monde, de la pensée et de soi-même. Mais au nom de quel idéal « faudrait-il » préférer le bonheur à la vérité ? Quelque chose tourne en rond dans cet énoncé : la réponse dépend de ce qui est sous-entendu dans ce « faut-il ». Aucun impératif ne se conçoit autrement qu’à partir d’une « valeur ». Le problème est donc moins celui de savoir ce que nous devons faire qu’au nom de quoi nous devons faire ceci ou cela.
Il y a deux arbres au paradis dans la genèse : l’arbre de vie dont les fruits procurent l’immortalité et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. C’est comme si la Bible positionnait la question qui nous occupe comme la plus décisive de notre condition de créatures de Dieu. Adam et Eve ont cédé à la tentation du savoir, ils ont préféré prendre conscience de leur malheur (rejetés du paradis) plutôt que de rester ignorants et heureux (goûter les fruits de l’arbre de vie). L’interdit de l’Eternel exclue la possibilité que l’on puisse avoir l’un et l’autre. Quelque chose de cette interdiction est fondateur des Trois monothéismes et du mode de vie qui s’est édifié à partir de ces trois religions : le judaïsme, l’Islam et le christianisme. Cela pourrait peut-être nous faire sourire si nous ne réalisions dans le cours même de notre existence réelle à quel point le sentiment d’être heureux est nostalgique comme si nous ne percevions qu’après coup que nous étions heureux à telle ou telle époque alors qu’à l’instant même de ce bonheur nous ne prenions pas conscience que nous nagions dans le bonheur.
Si nous savons que nous sommes heureux, nous le sommes moins parce que cette conscience instaure une distance à l’égard du sentiment éprouvé mais si nous ne le savons pas, en jouissons-nous vraiment, c’est-à-dire en tant qu’êtres pensants ? Evidemment non. La question est donc de savoir si nous pouvons braver l’interdit de l’Eternel dans la Genèse ? « Après avoir chassé Adam, il posta à l'est du jardin d'Eden les chérubins qui agitent une épée flamboyante pour garder le chemin de l'arbre de vie. (Genèse 3:24) » Comment contourner cette épée, tromper la vigilance des ces gardiens ailés ? 
Il n’est pas du tout exclu qu’à sa manière, la scène dans laquelle le héros est contraint, dans le film de David Fincher  « Fight Club », d’endurer la souffrance causée par la brûlure de sa main à la soude, soit l’une des solutions possibles pour contourner cette interdiction et jouir ainsi, aussi paradoxal que cela puisse sembler d’un « bonheur » réel :

-       « Ca, c’est une brûlure chimique. Elle te fera plus mal que n’importe quelle autre brûlure et tu auras une cicatrice.
-       (Hurlements) Qu’est-ce que tu fous ? (si la méditation dirigée marchait pour le cancer, elle pourrait marcher aussi pour ça)
-       Tu dois endurer la souffrance, ne pense pas à autre chose.
-       (Hurlements)
-       Regarde ta main. Les premiers savons ont été faits avec les cendres des héros. C’est comme les chimpanzés envoyés dans l’espace. Sans la souffrance, sans les sacrifices, on n’aurait absolument rien.
-       (J’essaie de ne pas penser au mot morsure, au mot chair)
-       Tu vas arrêter. La voilà ta souffrance, la voilà ta brûlure. C’est là et pas ailleurs !
-       (trouver l’embouchure de ma caverne, trouver mon animal porteur de force)
-       Non, tu te conduis comme tous ces cadavres ambulants, du nerf !
-       J’ai compris, lâche-moi s’il te plaît (cris)
-       Non ce que tu ressens, c’est une illumination prématurée
-        ( visualisation mentale de Marla dans la caverne )
-       (Gifle) C’est le plus grand moment de ta vie, Mec et tu t’en évades ! T’es pas là
-       Non, je m’évade pas. Je suis là ! (hurlements)
-       Maintenant tu la fermes ! Nos pères étaient nos images de Dieu. Si nos pères nous ont abandonné, qu’est-ce que tu en déduis à propos de Dieu ?
-       J’en sais rien
-       (Nouvelle gifle) Ecoute-moi ! Tu dois admettre qu’il est possible que Dieu ne t’aime pas du tout. Il ne t’a jamais voulu. En toute probabilité, il te déteste et ce n’est pas ce qu’il peut t’arriver de pire.
-       Tu crois ?
-       On n’a pas besoin de lui, Mec !
-       Oui c’est vrai (cris)
-       On n’en a rien à foutre de la damnation, ni de sa foutue rédemption. On est les enfants non désirés de Dieu ? Très bien !
-       J’ai besoin d’eau vite !
-       Ecoute tu peux faire couler de l’eau ça ne fera qu’empirer les choses. Regarde-moi ! On peut mettre du vinaigre pour neutraliser la blessure !
-       Lâche moi ! Vite
-       Mais il faut que tu capitules. Il faut que tu saches, au lieu d’en avoir peur, que tu saches que tu mourras un jour !
-       Tu ne sais pas ce que ça fait (cris)
-       (Tyler Durden montre sa blessure) C’est seulement quand on a tout perdu qu’on est libre de faire tout ce qu’on veut.
-       D’accord (le héros fixe sa main tremblante et tient le choc de sa main brûlée)
-       Félicitations ! Tu vas bientôt toucher le fond. C’est bien. »


Ce que l'avertissement de Dieu interdit dans la genèse, c’est une présence « pleine, assumée, instante et absolue ». Soit Adam et Eve ne mangent pas le fruit mais ils existeront sans savoir qu’ils existent, soit ils le mangent mais ils savent qu’ils existent sans exister vraiment car ce regard constant de la conscience sur soi-même nous contraint à nous juger, nous retenir, nous repentir, bref à une présence seconde. Dans tous les cas de figure la distinction du bonheur et de la recherche du vrai nous interdit radicalement d’être, c’est « une présence première », un « oui » sans réserve à l’instant présent, quelle que soit l’expérience que nous y vivons. Le héros de Fight Club essaie d’abord de s’échapper mentalement par tous les moyens possibles de la vérité brute d’un instant donné de pure souffrance. Mais la pression de Tyler Durden n’est pas seulement physique. Il gifle le personnage incarné par Edward Norton et exprime le sens profond de la torture qu’il est en train d’infliger : accepter de n’être pas désiré par notre Père. La souffrance est « là ». Elle est insoutenable et ne s’inscrit dans aucun destin, dans aucun sens, dans aucune visée supérieure. Ce n’est même pas que nous souffrons seul c’est que nous n’existons jamais autrement que comme ça : au fond d’un puits, sans espoir ni attente. Il faut être à sa douleur parce qu’il n’y a absolument rien d‘autre à vivre maintenant. Tyler Durden est un Stoïcien d’aujourd’hui, un Epictète moderne : « Tu souffres ? Trouve l’endurance ! »

Evidemment, l’expérience d’une douleur aussi vive se marie plutôt mal avec notre conception habituelle du bonheur. Pourtant le sens profond de cette épreuve est dans la « capitulation » : « il faut que tu saches, au lieu d’en avoir peur, que tu saches que tu mourras un jour ». C’est exactement là où Pascal situe notre incapacité radicale de voir la réalité en face et par conséquent justifie notre habitude de nous en détourner à chaque occasion (par le divertissement) que Tyler Durden pose l’expérience cruciale de l’existence. Il s’agit de consentir à l’absurdité d’une vie mortelle, d’une chair soluble dans la soude, d’une existence littérale, pure, sans dessein ni but prédéfini. « Tu te conduis comme ces cadavres ambulants » : la plupart des hommes vivent abrutis par le divertissement, convaincus qu’il faut « gagner des millions », ou faire étalage de sa veulerie et de sa médiocrité dans des émissions de télé-réalité (la réplique la plus spectaculairement bête sera reprise au zapping). On pense à autre chose quand le temps (plus lentement que l’acide mais tout aussi inexorablement que lui) creuse notre chair, atténue chaque instant un peu plus nos chances de « survie » mais c’est justement dans le présent de cette épreuve qu’exister plutôt que vivre devient une expérience réelle.



On commence à exister quand, en renonçant à l’idée d’incarner un personnage en accumulant les biens personnels, la richesse et les « honneurs », on cesse de survivre, on n’a plus en charge un « moi » qu’il nous reviendrait de préserver coûte que coûte de la corruption du temps et de la mort. On devient alors un « singe de l’espace », un animal offert à toutes les expérimentations parce qu’en fait il n’y a rien d‘autre à être. Vivre est expérimental et exister, c’est l’accepter. La cause de notre plus grande détresse (l’absence de sens et de « maître ») se trouve être en même temps l’origine d’une liberté sans limite. Disons « oui » à cette existence précaire, contingente, anarchique et dépourvue de direction, nous expérimenterons la liberté de décider de tout, pour tout, à tout moment. « On n’a pas besoin de lui, mec ! » C’est la clé du paradoxe de l’expérience de Tyler : tout perdre pour vraiment être, capituler pour vraiment « conquérir », expérimenter la mort pour jouir pleinement de la vie : le vrai bonheur consiste à ne pas se détourner de la vérité. Si devant ce que Tyler fait subir au héros de Fight club nous détournons les yeux et jugeons l’expérience stupide ou sadique, alors Pascal a raison et nous sommes voués au divertissement. Ce n’est pas tout de se dire que nous allons mourir un jour, il faut le « réaliser », c’est-à-dire le vivre, autrement ce n’est qu’une « illumination anticipée ». Vivre, vivre vraiment, c’est de la vivisection (dissection sur du vivant) sauf que personne ne tient le scalpel. Vivre est aussi le scalpel.

Nous retrouvons dans un autre film : « V pour Vendetta » de James Mc Teigue la même épreuve. Evey jouée par Nathalie Portmann vient de subir plusieurs jours d’enfermement, d’interrogatoire et de torture. Elle pensait avoir été enlevée par les autorités mais c’est V qui lui a imposé cette terreur pour qu’elle trouve en elle cette paix intérieure qui envahit toute personne confrontée à l’expérience de sa mort imminente. La plupart des hommes se retiennent de vivre par peur d’y trouver la mort mais s’ils ne l’avaient pas déjà trouvée, ils ne seraient pas en train de vivre. Si nous n’étions pas déjà en train de mourir nous ne serions pas en train de vivre. Quand on a compris cela, les menaces d’exécution d’un régime autoritaire nous apparaissent telles qu’elles sont : sans la moindre prise. Aucune dictature ne peut plus nous terroriser car aucune horreur ne peut plus nous angoisser autant que celle dont nous venons de réaliser qu’elle était toujours déjà dans notre vie, dans la plus infime parcelle de vie : il n’y a pas de sens, et c’est précisément pour cela que tout est sacré.






De ce point de vue, les paroles d’Evey lorsque elle s’offre à la pluie sont particulièrement intéressantes : « Dieu est dans chaque goutte ». On pourrait croire que c’est l’exact contraire de celles de Tyler Durden : « on n’a pas besoin de lui Mec ! », mais au regard des  dernières images de « Fight Club », cela apparaît très discutable : le héros et Marla regardent tranquillement, sereinement, heureusement les immeubles s’effondrer tout autour d’eux. Ce film n'est pas aussi "trash" que son esthétique peut le laisser croire. Une forme de romantisme se dégage de ce passage, comme si c'était dans l'épreuve même du chaos et de la destruction que quelque chose comme une aventure pouvait vraiment et seulement se concevoir.





Exister devient alors vraiment ce qu’il est : «  une chance », c’est-à-dire « une grâce ». Dire de Dieu qu’il est dans chaque goutte ou qu’on n’a pas besoin de lui revient au même parce que, dans les deux cas de figure, c’est à une certaine représentation de Dieu que l’on renonce : celle du Père (d’où le rapprochement de Tyler avec les pères qui nous abandonnent), du Père défendant le fruit, du Père interdisant, du Père juge, du Père autoritaire (« fouettard ») qui puise sa domination dans sa transcendance et c’est à une autre conception que l’on adhère de toute les fibres de son être : celle d’un dieu « là », toujours déjà là, en chaque goutte, en chaque respiration, à tout instant vécu au présent. Les Stoïciens croient en un Dieu « présent », immanent, qui ne fait qu’Un avec la totalité de l’univers. C’est ce que l’on appelle le « Panthéisme » (Pan : Tout – Théos : Divin). Epictète, Evey, Tyler Durden, Antigone, Socrate, (et pourquoi pas Jésus) nous décrivent, chacun à leur manière, la seule façon de jouir à la fois des fruits de l’arbre de vie et de l’arbre de la connaissance du bien et du mal : réaliser sa mort pour annuler une fois pour toutes la peur de vivre.



(Conclusion) Nous sommes partis de la possibilité de jouir d’un bien être faux, illusoire, pour réaliser, qu’aussi loin que l’on puisse aller dans le fantasme, notamment avec la machine de Nozick, on ne profite aucunement d’un sentiment de « bonheur », mais seulement de plaisir. Ce n’est pas tant qu’il faille comme le dit Descartes « ramener » ses désirs à l’ordre du monde, c’est plutôt, comme Epictète nous le fait comprendre, dans la réalisation du fait que mon désir coïncide avec celui du monde, que réside le véritable bonheur, et c’est là ce que finalement nous appelons une « coïncidence », terme que nous devons prendre littéralement : « une co-incidence » : arriver avec ce qui arrive. Quiconque est capable d’éprouver à chaque instant l’évidence de son existence comme une vraie coïncidence (arriver « à point nommé », au même moment que tout ce qui arrive) jouit d’un bonheur total. Pour se réaliser, une telle condition suppose que nous n’exigions rien, que nous acceptions tout, au sens propre : le Tout. Il nous revient de ne pas reculer devant ce paradoxe : en nous éprouvant mortels, nous comprenons que nous ne sommes rien, mais en l’acceptant, nous réalisons pleinement notre condition d'existants", et pas seulement de vivants, nous devenons alors "tout" ce "que nous pouvons". L’Univers est dans chaque goutte et chaque goutte est un Univers. Etre heureux, c’est jouir de cette vérité. Aucune épée flamboyante, même tenue par des anges, ne peut plus nous interdire l'accès à ce paradis là.


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