mercredi 8 octobre 2014

L'Art de plier la tôle



Ce qui caractérise le pliage, c’est finalement l’économie, soit le travail de transformation d’un matériau qui ne nécessite rien d’autre que ce matériau même. Il s’agit donc de machiner une surface jusqu’à faire apparaître par une succession d’opérations de contraction et d’étirement des formes qui se trouvent déjà potentiellement en elle. Tout est « là », et pourtant quelque chose va se dégager de ce plan qui n’avait jamais existé « avant » sous cette forme. « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. » - Lavoisier. L’œuvre de pliage réside finalement dans l’art de joindre dans un espace à trois dimensions des points qui ne se rejoindraient jamais dans un plan euclidien (à deux dimensions). 

De ce point de vue, le maître du pli est d’abord le boulanger. Il étale devant lui une surface de pâte rectangulaire ou carrée puis la malaxe de telle sorte que des points séparés sur la surface plane vont finir par se rejoindre dans cet incessant travail de pliage, de dépliage et de repliage du pétrin. Ce que nous mangeons dans le pain, c’est d’abord le produit d’un travail de pliage, de redistribution de points à l’intérieur d’une masse, et cela  de l’intérieur de cette masse elle-même étant entendu qu’elle est animée de propriétés naturelles de croissance qui lui sont propres puisque elle est un « levain ».
Dans le pain comme dans la tôle, quelque chose des propriétés intrinsèques d’une matière se manifeste dans et par le pliage. C’est parce qu’on n’a rien d’autre que « cela » qu’on explore et optimise la totalité de ce que c’est « qu’être cela ». Le pli, c’est fondamentalement l’exploration d’un potentiel, d’un possible qui fait surgir une forme, un arrangement, un agencement de points dont on peut dire paradoxalement « sans se contredire » qu’il n’ était pas là « avant », et qu’il était toujours déjà là avant. En tant qu’il est « cet arrangement » (forme), il n’y était pas, mais en tant qu’il est fait de ces points (matière), il était déjà là. Plier c’est faire advenir du tout nouveau, de l’inédit, du « jamais vu » dans du « déjà-là ». Le pain, tous les pains, c’est l’exploration dynamique et probablement infini de ce que peut le levain. De la même façon, s’imposer de ne travailler que la tôle et ne la travailler que par le pli, c’est explorer l’infini de « ce que peut la tôle ».
Le plus troublant philosophiquement c’est qu’il y a dans le caractère drastique de cette limitation, de cette ascèse par le pli, quelque chose qui finalement s’identifie parfaitement à trois modèles de conception fondamentaux : l’idée, l’individu, le Cosmos. (finalement il n’est pas sûr que ce « dogma » soit différent de la loi de conception de toute chose en ce monde, voire de ce monde lui-même sauf que l’univers serait à lui-même la pâte et le boulanger, c’est de l’intérieur de lui-même que l’univers en se pliant ne cesse de redistribuer chacun de ses points en une suite infinie de « nouvelles donnes »)


D’un point de vue neurobiologique, que signifie, en effet, avoir une idée, penser, c’est-à-dire réaliser quelque chose, décider, ressentir, vouloir, comprendre, émettre, etc. ? Les informations sont transmises et émises dans notre cerveau grâce à des connexions entre des neurones. La zone de contact fonctionnelle entre deux neurones est appelée synapse. Nous possédons de 80 à 100 milliards de neurones dans notre cerveau et il y a de 1 à plus de 100000 synapses par neurone. Le potentiel de connexion de nos neurones est donc pour le moins considérable (pour autant qu’on puisse le chiffrer). Les informations que nous sommes susceptibles  de recevoir et d’émettre, c’est-à-dire finalement nos « idées » sont toutes définissables dans les termes de ces connexions synaptiques, autant dire de ce potentiel presque infini de jonction entre eux de points qui, distants sur un plan linéaire, sont joignables en trois dimensions. De fait le cerveau, c’est de l’espace plié et avoir des idées c’est jouir du potentiel de connexion de cet espace même en tant qu’il est « pliant ».


Pour saisir cette image, rien de mieux que l’escalier de Poudlard. JK Rowling précise dans l’un des épisodes qu’il y a des escaliers mobiles. Ils sont donc susceptibles de relier entre eux des seuils à des étages qui n’ont jamais été connectés avant. Imaginons dans un lycée des escaliers de ce type : aucun élève, aucun professeur ne pourrait plus savoir à l’avance dans quel couloir il va déboucher, ni quel cours, il va avoir, ni quelle classe il va retrouver. Les classes, les salles, les couloirs, les cours, les professeurs, les élèves sont limités, connus, définis et pourtant les escaliers en ne cessant pas de reconfigurer les rapports entre les uns et les autres créent finalement un nouveau lycée à chaque seconde. S’efforcer de concevoir, autant qu’on le peut, la fibre dynamique, muable et continûment fondatrice de cette architecture, c’est peut-être réaliser ce qu’est un cerveau, ce que sont nos idées et comprendre à quel point nous nous efforçons de « figer nos escaliers ». Peut-être le travail de tout architecte consiste-t-il moins à inventer des espaces qu’à plier des volumes, contracter des masses et connecter des points, parce que, comme dans Poudlard, « tout est déjà là » mais comme un potentiel susceptible de produire une infinité de nouveaux agencements.

Plier, c’est travailler la masse d’un matériau de l’intérieur de ce qu’elle est. Or sur ce même modèle, la taille du fœtus dans le ventre de sa mère n’augmente évidemment pas sous l’effet d’une « greffe », d’une adjonction, d’une addition de chair. Le médecin commentant l’échographie parle du développement mais ce développement tient davantage du processus de déploiement d’un potentiel que de la sculpture d’une œuvre par un artiste « extérieur ». C’est toujours de l’intérieur de soi qu’un être vivant se construit, se profile et se donne naissance. Il y a un « soi » commun à la mère et à l’enfant et le nouveau né ne se « déplie » ni autrement ni d’ailleurs que d’un fond matriciel. Les poumons au contact de l’air se déplient, la chair se « déchiffonne ». La naissance est plastiquement un dépliage plus qu’une « apparition ». On ne devrait pas dire : « lorsque l’enfant paraît » mais lorsque l’enfant se « défroisse ».

Il existe enfin une troisième considération qui nous place de fait devant l’évidence du pliage comme modalité exhaustive de conception (rien ne se crée, tout se plie se déplie et surtout se replie autrement), c’est tout simplement l’univers et plus particulièrement la notion astrophysique de trou de vers. Quand nous plions une feuille de papier sur elle-même, nous le faisons dans l’espace mais pourrions-nous plier dans l’espace s’il n’existait pas dans l’espace la possibilité de l’espace de se plier ? En donnant à la notion de « région de l’espace temps » une légitimité scientifique, Einstein rend envisageable la possibilité de « feuillets d’espace temps se repliant les uns sur les autres comme des rabats » (ne posons pas la question de savoir « qui » rabat). Il serait dès lors concevable que nous passions d’un espace temps à un autre en passant par ces trous de vers comme par le seuil d’une porte ainsi que nous le décrivent tous les épisodes de Stargate.



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