lundi 15 décembre 2014

"Peut-on concevoir le fait d'être humain comme l'objet d'une expérience?" - Tentative de problématisation


Nous considérons la vie humaine comme étant d’emblée investie d’une valeur qui lui donne, de plein droit, un caractère inviolable et sacré. Ce privilège que nous accordons matériellement, moralement, juridiquement, religieusement à notre propre espèce se manifeste avec d’autant plus d’évidence, voire de violence, que nous exerçons à l’égard de « ce qui n’est pas nous » : les éléments naturels, les animaux, les plantes, les minéraux, une forme de « dictature expérimentale » hégémonique. Cette « tyrannie » ne se justifie pas exclusivement par la poursuite d’un intérêt spécifiquement humain. Elle marque d’abord l’esprit d’audace, d’inventivité et de curiosité de notre propre espèce à l’égard du vivant et de l’Univers. « Excepté l’homme, dit Arthur Schopenhauer, aucun être ne s’étonne de sa propre existence (…) Selon moi, la philosophie naît de cet étonnement au sujet du monde et de notre propre existence qui s’imposent comme une énigme dont la solution ne cesse dés lors de préoccuper l’humanité (…) L’homme est un animal métaphysique. » (« Le monde comme volonté de représentation »). En d’autres termes, l’être humain vit sa présence dans l’univers et l’univers lui-même comme « question ».

Il est fondamentalement et spécifiquement un « questionneur ». Cela signifie qu’il ne lui suffit pas que le monde, la nature, la vie soient « ainsi », ou soient simplement « là » pour qu’il s’en satisfasse et se contente de vivre cette situation, d’habiter cette présence. Le propre de l’homme consiste donc à suspendre à l’égard de toute chose, de tout animal, de toute force, de tout état extérieurs,  l’effet d’autorité de leur être, de leur émergence, de leur activation et de le « mettre en questions ». C’est comme s’il leur adressait ce message : « Ce n’est pas parce que vous êtes là, en ce moment, tels que vous êtes qu’il ne s’ensuit pas que vous ne puissiez être ailleurs, une autre fois une autre chose. » (Nous retrouvons là exactement les trois fantasmes principaux de toute littérature fantastique ou de science fiction : la mutation, l’ubiquité, le voyage temporel) Nous ne cessons de lancer des processus qui ont tous ce point commun de se soustraire au caractère inéluctable de cette machine à faire de chaque instant présent une fatalité que nous pouvons appeler indifféremment le « sort », la fortune, le « fatum » ou Dieu. Etre humain, c’est précisément « ne jamais se le tenir pour dit », ne jamais se satisfaire de l’univers comme réponse toute faite, préalable, donnée.

Quelque chose de l’esprit de cette capacité à se soustraire « au présent d’un monde tel qu’il se donne » se retrouve dans le monolithe de « 2001, Odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick. Une pierre noire, polie, droite s’érige soudainement dans la ligne horizontale d’une plaine désertique où survivent misérablement quelques singes effrayés. Dans la masse opaque, aveugle, cyclique d’une réalité où rien ne se produit que du nécessaire (le plus fort mange le plus faible), s’insinue une autre hiérarchie (le plus habile domine la brute), un autre rapport au monde (technologique), une autre façon de vivre le temps (vecteur linéaire). « Ici commence quelque chose » : tel est l’avertissement du monolithe et ce commencement est aussi l’idée même selon laquelle quelque chose pourrait « commencer », car dans la nature (sans l’homme), rien ne commence vraiment, tout ne fait que « continuer ». La pierre érigée est exactement cela : « le commencement de tous les commencements », la naissance d’un univers travaillé, la paradoxale « venue au monde » d’un monde expérimental. Ce n’est pas seulement ici que le fait d’être humain soit l’objet d’une expérience, c’est que l’être humain c’est exactement l’univers vu, perçu et travaillé comme champ ouvert à toutes les expérimentations possibles.


Nous réalisons ainsi le paradoxe de notre condition humaine : nous « sommes » des hommes, c’est-à-dire que nous sommes marqués du sceau d’une façon d’être, d’un style tout-à-fait spécifique, reconnaissable, « défini » (de ce point de vue, être homme est une donnée, une réalité « posée », donc aucunement « expérimentale »), mais en même temps, ce qui constitue ce style, ce « tour » d’être infiniment reconnaissable, c’est précisément l’art d’insinuer dans le décret inéluctable et nécessaire d’un instant donné, de l’échappement, du flou, de la marge, de la « variable », bref de l’expérimental.

Que l’homme soit cet « expert en expérimentation » capable de faire de toute chose, de tout lieu, de tout instant un objet d’expérience, c’est exactement ce que prouve sans discussion possible notre histoire, notre technologie, nos économies, nos « drames » (révolutions, crises, génocides, catastrophes écologiques, etc.). Ce qui nous définit est cela : « expérimentateur », mais ce don qui est aussi, sans conteste, une malédiction ne serait-il pas lui-même l’objet d’une expérience ?


 Le fait que nous soyons continuellement, fondamentalement, ontologiquement des « expérimentateurs du fait d’être » marque-t-il véritablement une aptitude, voire une maîtrise, qui serait « notre », ou bien l’indice d’un autre niveau d’expérience dont nous serions non pas le sujet mais l’objet ? Se pourrait-il que « quelque chose » se teste au fil de notre capacité à soumettre continuellement l’univers à des tests ? Se pourrait-il que loin d’être les expérimentateurs, nous soyons au contraire les cobayes les plus immédiatement exposés à un travail d’expérimentation qui se trouverait être celui-là même du fait d’être, de la nature ?

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