mercredi 8 avril 2015

Explication du texte de Bergson sur la solidarité sociale - Comprendre le texte


« La solidarité sociale n’existe que du moment où un moi social se surajoute en chacun de nous au moi individuel. Cultiver ce « moi social » est l’essentiel de notre obligation vis-à-vis de la société. Sans quelque chose d’elle en nous, elle n’aurait sur nous aucune prise ; et nous avons à peine besoin d’aller jusqu’à elle, nous nous suffisons à nous-mêmes, si nous la trouvons présente en nous. Sa présence est plus ou moins marquée selon les hommes ; mais aucun de nous ne saurait s’isoler d’elle absolument. Il ne le voudrait pas, parce qu’il sent bien que la plus grande partie de sa force vient d’elle, et qu’il doit aux exigences sans cesse renouvelées de la vie sociale cette tension ininterrompue de son énergie, cette constance de direction dans l’effort, qui assure à son activité le plus haut rendement. Mais il ne le pourrait pas, même s’il le voulait, parce que sa mémoire et son imagination vivent de ce que la société a mis en elles, parce que l’âme de la société est immanente au langage qu’il parle, et que, même si personne n’est là, même s’il ne fait que penser, il se parle encore à lui-même. En vain on essaie de se représenter un individu dégagé de toute vie sociale. »
BERGSON -   « Les deux sources de la morale et de la religion »

1)    Dégagez l’idée essentielle de ce texte à partir de l’étude de ses articulations.
2)    Expliquez - « Cultiver ce « moi social » est l’essentiel de notre obligation vis-à-vis de la société »
-       « même si personne n’est là, même s’il ne fait que penser, il se parle encore à lui-même »
-       « En vain on essaie de se représenter un individu dégagé de toute vie sociale »
3)    Ne sommes-nous humains qu’en société ?



La plus grande partie du texte consiste finalement à revenir sur l’affirmation soutenue dans la première phrase, laquelle se caractérise, d’une part, par la distinction entre le moi social et le moi individuel et, d’autre part, par l’utilisation du verbe « surajouter » (comme si la conscience de faire partie d’une collectivité s’additionner de l’extérieur à celle d’être un individu à part entière, détaché des autres). Or, Bergson revient progressivement sur ces deux principes, jusqu’à finalement les contredire. Il suffit de mettre en rapport la première et la dernière phrase pour saisir très clairement la dynamique de ce passage. S’il est vain de se représenter un individu dégagé de toute vie sociale, c’est bien que le moi social loin de « se surajouter » à un moi individuel, le rend possible, c’est-à-dire constitue cette base à partir de laquelle quelque chose comme un individu peut se concevoir. Nous ne sommes un « je » qu’à partir d’un « nous ».
Il convient donc de mener cette explication en accordant beaucoup d’importance à la volonté de Bergson de contrarier un lieu commun : celui de l’existence effective d’un individu humain isolé qui aurait pu se constituer à part de la société. Pour que les impératifs imposés par le « vivre ensemble » m’écrasent, encore faut-il que je sois clairement et distinctement « autre » que la communauté, c’est-à-dire concevable comme une entité autonome, dotée d’une identité « propre ». Or cette altérité n’est pas du tout évidente. Rien ne se surajoute à rien. Je ne suis pas « moi » avant d’être « nous », ce serait même plutôt le contraire. Ne nous laissons donc pas prendre au piège de la première phrase : Bergson utilise une représentation accessible à tout le monde, mais c’est pour révéler son insuffisance, sa faiblesse caricaturale. La vérité est plus complexe.

Le simple fait d’utiliser le terme « cultiver » pour qualifier notre rapport au moi social eu égard à nos obligations envers la société marque déjà une inflexion. Il nous était dit qu’il se surajoutait, voilà maintenant qu’il nous revient de l’exploiter, de l’entretenir comme une graine qui, étant déjà là, n’attend de nous que du soin, de l’attention en vue de parvenir à sa maturité de plante. Nous sommes « obligés » à l’égard de la société : cela signifie que nous sommes « tenus » à certains devoirs mais cela n’a rien à voir avec une contrainte. Précisément pour qu’il y ait contrainte, il faudrait que nous vivions l’exercice de son influence comme celui d’une agression étrangère, mais quelque chose de nous perçoit sans ambiguïtés qu’il y va de notre intérêt, de la bonne santé de notre moi individuel de respecter les devoirs auxquels notre moi social se conforme, de plein gré (une obligation se distingue d’une contrainte en ceci qu’elle n’est pas une aliénation – notre intégrité de personne autonome et morale n’est pas remise en cause par une obligation, c’est là tout le sens suggéré par le terme « assumer » : nous « assumons » nos obligations, cela signifie que nous y gagnons un supplément d’être, nous y sommes plus « nous-mêmes » en les remplissant, nous manifestons la puissance propre d’un sujet).
 Si nous n’avons qu’à cultiver ce « moi social », cela signifie qu’il n’a pas cessé d’être déjà là, en « nous », en « moi », dans le fait même que je me vive et me définisse comme un « moi ». C’est exactement cette antériorité (ce « toujours déjà là ») du moi social sur le moi individuel qui fonde, justifie et explique cette emprise que la société manifeste à tout instant à notre égard. Ce que de nombreuses personnes vivent et interprètent comme l’exercice totalitaire d’un pouvoir contre notre libre arbitre se définit en réalité comme ce que l’on pourrait appeler les tiraillements internes d’un seul organisme, les difficultés propres à une cellule à s’assumer comme un « tout ».

Nous ne sommes vraiment pas habitués à voir les choses ainsi mais se pourrait-il que nos résistances, nos frustrations, nos contestations à l’égard de tous les sacrifices que nous impose « la solidarité », comme, par exemple, notre participation financière aux dépenses de la collectivité : « Etat, mutuelles ou coopératives » ne soient en réalité que d’infimes frictions, des froissements, d’insignifiantes crispations des parties à se situer dans la seule véritable efficience du Tout un peu comme des mailles qui, épisodiquement, renâcleraient à se percevoir comme prises dans la toujours préalable contexture d’un seul et même pull ? Il nous arrive de remettre en cause le respect que nous devons à la société mais d’où le faisons-nous si ce n’est toujours de ce que la vie en société a rendu possible en nous comme pour les autres ?
Bergson exprime ce rapport de l’individu à la société non pas dans les termes d’une dépendance de la partie au Tout mais plutôt dans ceux d’une indissociabilité fondamentale du tout dans la partie, de telle sorte qu’il serait parfaitement absurde d’évoquer une liberté que l’individu gagnerait à se détacher de l’ensemble social à l’intérieur duquel il s’est constitué. Comment pourrions-nous, en effet, considérer comme « libre » l’être qui se désolidariserait de la structure sans laquelle il ne serait pas ce qu’il est ? C’est très exactement ce qu’exprime le paradoxe formulé par Bergson d’un individu qui ne se suffit à lui-même que dans l’exacte mesure où il ne se dérobe pas à l’emprise que la société a, « de facto » sur lui (du simple fait qu’il est « lui »).

Le sociologue Emile Durkheim, dans son livre « De la division du travail social » (1893), distingue deux formes de solidarités et insiste sur le fait que le modèle qui s’impose à l’époque industrielle favorise des processus identitaires. Il existe selon lui une solidarité mécanique qui, dans une société au sein de laquelle la division des tâches est plutôt faible (moyen-âge), relie entre eux des hommes dont le mode de vie est assez identique. Aucun d’entre eux n’éprouve donc le besoin de revendiquer son identité ni de réclamer une prise en compte spécifique de ses besoins. Il en va tout autrement de la solidarité organique dans laquelle, comme dans un corps humain, des corporations se distinguent, se hiérarchisent, exercent des fonctions aussi différentes que chacun des organes dans notre anatomie. La reconnaissance et la considération de chaque profession exercent dés lors une pression sur la totalité du corps social, déclenchant par là même des processus identitaires déterminants.

Cette analyse nous fait comprendre que la notion même d’individu ne se conçoit aucunement en marge de la société puisque elle correspond à un certain stade de son évolution. Que nous nous considérions comme des individus dans la société, cela-même est une mutation qui se produit dans la société. Je ne suis jamais un individu dans un ensemble sans avoir la conscience individuelle qui correspond à ce qu’en décide l’ensemble à ce moment donné de son développement. Finalement même les modalités de contestation de la société correspondent à ce qu’est la société au moment de la contestation, par quoi nous comprenons qu’il n’est pas de critique de la vie sociale qui ne puisse être autre chose qu’une autocritique. Nous pouvons toujours nous concevoir comme l’individu qui dit « non » à l’ensemble, ce sera toujours l’ensemble, qui par le relais plus ou moins conscient de notre contestation, se dira « non » à lui-même, ne serait-ce que parce que penser, formuler, juger, critiquer, émettre un avis sont des actions qui présupposent une existence sociale, un fond d’habitudes communautaires. Même quand nous « gardons quelque chose pour nous », nous nous le formulons à nous-mêmes comme si nous étions un autre, par quoi la société toujours est là, dans ce vis-à-vis d’une pensée qui s’entretient avec elle-même. « La pensée, dit Platon » est le dialogue de l’âme avec elle-même ». Le « vivre ensemble » c’est l’efficience même de ce « dia- logos » sans lequel nous ne penserions jamais rien. Tout le monde ne parlait pas à l’agora d’Athènes (ni les femmes, ni les étrangers, ni les esclaves) mais tout le monde se fait de soi à soi son propre espace « public », en se rendant compte « à » lui-même de ce qu’il vit « de » lui-même.

Mais Bergson prend soin de dissocier deux perspectives dans l’affirmation de ce rapport fondamental de l’individu à la société : celle de sa volonté et celle de sa capacité, de son aptitude. Aucun homme n’est assez fou pour se priver sciemment de l’origine même de son énergie. Si le fait de vivre en société nous impose à tout instant de répondre aux multiples sollicitations impliquées par nos obligations professionnelles, familiales, citoyennes, etc, avec tout ce que cela suppose de fatigue, d’effort, de pénibilité, c’est aussi notre force qui, au fil de ses exercices quotidiens, s’exerce et se libère. Ce que nous sommes se « produit » dans ce que nous faisons mais encore faut-il que nous soyons incités à agir et, sans le milieu social, cette action ne serait pas aussi constamment sollicitée. Finalement, nous pourrions prendre au pied de la lettre la comparaison avec la physique. Il n’est pas d’énergie qui puisse se libérer ailleurs que dans un champ et la société constitue le cadre et l’efficience de ce champ humain. Ne pourrions-nous pas cibler la force humaine comme prenant place dans l’univers, au même titre que la force électrique, magnétique ou gravitationnelle dans un champ qui lui serait propre ? Le social serait à l’être humain ce que les mouvements orbitaux sont aux planètes, ou bien ce que les champs d’attraction et de répulsion sont à la force magnétique. Comme des électrons, nous « gravitons » dans le champ social. Cela signifie que, comme eux, il est absolument impossible de dissocier nos propriétés individuelles du milieu dans lequel nous les déployons et sans lequel nous ne jouirions d’aucune.

Mais à supposer qu’absurdement nous souhaitions nous dissocier de ce milieu social à l’intérieur duquel nous nous incarnons en tant qu’individu (et d’ailleurs force est de constater que certains de nous semblent bien le vouloir), nous ne le pourrions pas, selon Bergson, parce que nous porterions encore la société dans notre isolement même, lequel ne serait donc qu’ « apparent ». Ce n’est pas seulement, en effet, que nous nous souviendrions de tout ce que nous avons appris au cours de notre existence sociale, c’est surtout que le fait même de se souvenir et d’imaginer est structurellement culturel, donc social. Il y a ce que nous avons acquis et ce que c’est que présuppose le fait même d’acquérir, à savoir l’efficience d’une immersion dans un milieu, dans un bain communautaire, dans un « vivre ensemble », dans une collectivité, dans une cellule familiale.
« Sa mémoire et son imagination vivent de ce que la société a mis en elles » : se souvenir et imaginer sont deux actions liées à des contextes d’utilités collectives. Ce ne sont pas des tendances naturelles. Nous nous souvenons de ce qu’il nous faut garder en mémoire pour ne pas refaire les mêmes erreurs en vue de « réussir quelque chose » et l’imagination nous permet de nous projeter ailleurs que dans « l’ici maintenant » afin petit à petit de conclure à des généralités, à des conclusions susceptibles de valoir ailleurs que dans ce cas précis. Nous portons en nous la volonté d’universaliser nos expériences, et c’est précisément dans ce but que nous développons dans la société les facultés que nous avons grâce à elles. Même si nous nous isolons, nous n’en serons pas moins marqués par cette structure profonde inhérente à l’acte même de penser, c’est-à-dire d’être humains. Nous pouvons bien essayer de prendre nos distances à l’égard de la société des humains, nous n’en porterons pas moins en nous le processus de socialisation qui a fait de nous un humain, du simple fait que nous en sommes un.


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