mercredi 22 avril 2015

Le Prochain, le Socius et le "Care" (explication du texte de Bergson sur la solidarité sociale)


Tout le propos de Bergson consiste donc à nous faire comprendre que c’est toujours sur le fond d’un « nous » que nous nous construisons comme un « Je ». Mais de quel « nous » s’agit-il ? Désigne-t-il ces autres personnes que chaque jour nous côtoyons dans nos environnements familial, professionnel, ou bien cette présence diffuse des autres, du « tout le monde » que, par exemple, nous alléguons quand nous essayons de faire comprendre à quelqu’un l’impossibilité civique d’un acte incompatible avec la vie en société : « Que se passerait-il si tout le monde faisait comme vous ? » En fait, il y a, pour le moins, deux relations très distinctes aux autres : autrui comme structure et autrui comme praxis.

Par le premier terme, il faut entendre ce fond d’efficience des lois, des institutions, et plus encore, la conscience que nous avons de notre incessante visibilité aux yeux de la société : ce que nous faisons nous le faisons toujours sur le fond de l’existence possible des autres, même quand personne n’est physiquement « là ». Par la notion d’autrui comme praxis, il faut entendre toutes ces actions par le biais desquelles nous nous faisons l’autrui de quelqu’un. Or, cette distinction correspond exactement à celle que Paul Ricoeur, dans son livre « Histoire et vérité », développe pour différencier « le socius et le prochain ». Par socius, il faut entendre le comportement psychologique de l’individu en tant qu’il est lié à la société (c’est exactement ce qui intéresse Bergson ici). Nous pouvons également parler de la présence d’Autrui comme structure en ce sens que le socius désigne cette place, cette pesée toute à la fois implicite et légale d’un autrui invisible, anonyme, presque abstrait mais tout à la fois omniprésent, un peu comme un conditionnel qui ne cesserait de se manifester à nous au Présent, de se faire présent mais jamais physiquement (plutôt mentalement, constitutionnellement). Par « Prochain », Paul Ricoeur désigne la présence immédiate, ponctuelle, physique d’une autre personne que je connais. Nous faisons bien l’expérience proche de l’autre dans les grandes villes puisque nous y vivons de nombreuses situations de promiscuité (métro, files d’attentes, etc.), mais, en même temps, cette foule avec laquelle je suis obligé de composer n’est pas constituée de « prochains » puisque nous ne les connaissons pas.

Mais c’est précisément tout l’ambiguité du prochain de désigner une praxis, c’est-à-dire « l’action » de se rendre proche de quelqu’un d’autre. Nous saisissons ainsi le fin mot de ce paradoxe des grandes villes : ces autres que nous rencontrons quotidiennement ne nous sont pas présents par le biais de modalités, de circonstances qui nous donnent l’envie ou la simple possibilité de nous en faire « les prochains ». En d’autres termes, il y a dans la praxis du prochain l’efficience d’une relation affective, conviviale, amoureuse ou amicale alors que le socius n’induit rien de tout cela. Le prochain, c’est celui dont on se sent proche, alors que le socius, c’est ce que nous pourrions appeler « le fait accompli » de la présence d’Autrui, l’efficience toujours préalable d’un fond d’interactions anonymes avec lequel nous devons compter et sur la base duquel agir se conçoit (je ne peux pas faire quelque chose sans partir du principe que le cadre dans lequel mon action va s’inscrire est ouvert à toutes les actions des autres). Autant donc, il y a une question d’affinités qui semble jouer dans la praxis du prochain, autant la structure du socius est un état donné, une toile de fond sociale, avec laquelle il me faut nécessairement composer. Nous activons la praxis du prochain, nous subissons la structure du socius. La relation au prochain suppose une marge de choix, d’élection, de désir de rapprochement alors que la meilleure représentation du socius est peut-être la différence entre notre salaire brut et notre salaire net, à savoir tout ce qui est prélevé de notre paye pour être reversé, via la supervision d’une autorité administrative, à des « organismes », à l’Etat, à la sécurité sociale, etc.



Lorsque nous allons faire nos courses chez des commerçants de proximité (boulangerie, épicerie de quartier), nous voyons souvent des personnes âgées saisir le prétexte de la transaction marchande (acheter quelque chose à quelqu’un) pour jouir de la proximité du lien, dire « bonjour à quelqu’un » et se sortir un peu de la solitude de leur vie quotidienne : ce type de rapprochement illustre complètement le rapport au prochain.

Il est très intéressant d’essayer de situer les relations qui se créent dans les réseaux sociaux à l’aune de cette distinction, mais très difficile aussi, parce que nous réalisons tout de suite qu’il ne peut pas s’agir du prochain, mais en même temps, ce n’est pas complètement du socius, parce que lorsque l’on retire de ma paye de l’argent qua va être reversé pour des organismes, des mutuelles, un système de retraite dont vont bénéficier des inconnus (socius), je ne mets aucunement en relation avec des « amis ». Nous pourrions peut-être décrire les réseaux sociaux comme une forme de « praxis du socius ». Il s’agit de se faire un peu plus proche de personnes inconnues, de jouer à fond la carte de la médiation, c’est-à-dire de retirer tous les avantages possibles d’une relation qui peut s’établir sans vis-à-vis, sans être en présence de l’impact physique d’autrui.

Ce genre de rapport est fascinant, ne serait-ce que parce qu’il permet à chaque membre de brouiller la donne d’une existence physique donnée, déterminée du point de vue de l’âge, du sexe, du métier, de la situation sociale. C’est comme si la nécessité radicale de « faire avec ce que l’on est » s’évanouissait, disparaissait pour laisser libre cours à un désir de composition, de construction de soi, voire de stylisation de soi qui n’a plus à se confronter à la difficulté pratique de se faire réellement devenir ce que l’on a toujours rêvé d’être. Nous comprenons ainsi à quel point cette praxis du Socius rend possible une praxis de soi toute aussi attractive que dangereuse (parce que nous pouvons y perdre le contact avec l’expérience de la réalité de ce que nous sommes).
Il est tout-à-fait possible de considérer les réseaux sociaux comme une perversion du socius, pouvant donner l’illusion d’avoir des prochains, sans que ceux-ci jamais le deviennent en réalité (ils peuvent éventuellement le devenir, mais la majorité des rencontres sur la toile se limite au contexte de leur premier contact). Mais en même temps, il y a bien des échanges de mots, de pensées qui, contrairement à ceux que nous vivons physiquement dans la réalité, n’ont pas à composer avec le jugement que, consciemment ou pas, nous émettons toujours sur l’apparence de notre interlocuteur. Il n’est pas interdit de penser que quelque chose des réseaux sociaux rend possible, au-delà de tous les gages qu’il nous faut donner aux modalités « autorisées », codifiées de la rencontre, des processus « d’entente » de pensée à pensée, même si malheureusement il nous faut convenir que c’est le plus souvent à des dévoiements d’opinions, à des ralliements faciles et « sanguins » à des effusions ou des réactions « viscérales », livrées sur le Net sans argument ni réflexion que nous avons affaire.
Mais peut-être cette notion d’intermédiaire entre le socius et le prochain qu’illustrent les réseaux sociaux nous met-elle sur la voie d’une compatibilité entre l’un et l’autre. Le socius et le prochain désignent-elles des modalités de rapport à l’autre si distinctes que cela, irréconciliables ?

Paul Ricoeur ne le pense pas. Il évoque, pour le faire comprendre, dans « Soi-même comme un autre » la référence à Antigone, l’héroïne de Sophocle. Il serait en effet, complètement faux de la situer exclusivement dans le rapport au prochain contre Créon qui représenterait le Socius. Le seul fait de défendre son cas personnel ne lui donnerait pas une telle puissance, une telle résonance, une telle aura. Antigone est portée par autre chose. Quoi ? L’impossibilité de concevoir au fondement même du socius des interdits faisant provisoirement obstacle à des évidences fondamentales constitutives de notre rapport à l’autre être humain (qui vient du latin humus : sol (comme si l’humain faisait corps avec le sol)). Il s’agit bien sûr pour Antigone d’enterrer son « plus prochain », son frère, mais elle va surtout mourir parce que ce que Créon refuse à son frère c'est la manifestation d'un souci, d'une prise en charge élémentaire de l'autre en tant qu'homme (absorption et reconnaissance du corps de l'autre dans le sol que je foule).

En un sens, Antigone défend la même chose que ce qu’une aide-soignante se sent en situation de « donner » lorsque devant une personne très âgée qui ne peut plus se charger de faire sa toilette seule, elle lui porte assistance. Elle accomplit alors ce en quoi son métier consiste mais il se trouve en même temps que la nature de sa profession réside dans l’efficience d’une « humanisation » qui ne consiste ni dans une praxis du prochain (elle n’essaie pas de se rendre plus proche d’une personne) ni dans la charité invisible du socius. Elle met en pratique les ressorts d’un rapport élémentaire à la détresse des autres, d’un souci des autres êtres humains mis en situation de ne plus pouvoir jouir de, ou assumer, leur « humanité ». C’est lorsque la mort ou les conditions extrêmes de la maladie attaquent et détruisent ce que l’on pourrait appeler l’intégrité de la personne, son « stoïcisme », son endurance, son aptitude à faire face à la douleur, au handicap que le souci de l’autre homme s’impose comme la manifestation d’une solidarité « pure », évidente. 
La référence aux Stoïciens est à prendre ici au pied de la lettre. Face aux évènements auxquels nous ne pouvons rien, il nous revient de les accepter, mais encore faut-il trouver en soi les ressources suffisantes à manifester ce consentement. Peut-être l’être humain ne peut-il rien opposer à l’émergence de tout ce qui arrive mais du moins consiste-t-il dans le mouvement d’adhésion à ce qui arrive, lequel n’est pas rien. Il y a là un « oui » où quelque chose de fondamental se joue, l’incroyable ressource de trouver en soi suffisamment de bonne grâce, d’humilité, voire de jouissance pour « vouloir » que cet instant du monde « soit », même s’il implique dans l’entrelacs de toutes ces ficelles évènementielles qu’il relie et tisse les unes avec les autres pour composer la toile efficiente de ce « maintenant » ma mort ou ma vieillesse. Je reste humain tant que je peux opposer la sérénité d’un visage consentant, acquiesçant d’un signe de tête à la mort ou à la maladie.

L’agenouillement de Gilles de Rais devant les parents de ses victimes quelques instants avant d’être exécuté manifeste l’un de ces signes. Lorsque Achille refuse à Hector après l’avoir tué la sépulture et traîne son cadavre derrière son char, il comment un geste inhumain qui va à l’encontre de tous les rituels :
« Il parla ainsi, et il outragea indignement le divin Hektôr. Il lui perça les tendons des deux pieds, entre le talon et la cheville, et il y passa des courroies. Et il l'attacha derrière le char, laissant traîner la tête. Puis, déposant les armes illustres dans le char, il y monta lui-même, et il fouetta les chevaux, qui s'élancèrent avec ardeur. Et le Priamide Hektôr était ainsi traîné dans un tourbillon de poussière, et ses cheveux noirs en étaient souillés, et sa tête était ensevelie dans la poussière, cette tête autrefois si belle que Zeus livrait maintenant à l'ennemi, pour être outragée sur la terre de la patrie »

                               « Sur la terre de la patrie » et non « en » elle. Mais Achille se laissera fléchir par le discours de Priam et rendra au père la dépouille du fils. Il revient ainsi à ce qui fait la communauté des hommes, après s’être laissé emporté par la démesure, l’Hubris de sa colère. On pourrait dire aussi qu’il revient à la raison, mais c’est à l’efficience de cette même évidence que celle qui suscite la prise en charge de la personne dépendante par l’aide-soignant, à savoir l’aptitude à faire droit à l’émergence d’une existence face à la mort, d’un visage, à faire en sorte que l’autre n’abdique pas de cette aptitude à acquiescer d’un signe d’existence à sa mort. Ici s’exprime une solidarité dépassant largement l’opposition du Socius et du Prochain, celle que nous retrouvons aujourd’hui dans ce que l’on appelle le « care » désignant très opportunément (en anglais) à la fois, le soin et le souci que l’on manifeste à l’égard de l’autre homme. Ce n’est pas seulement parce qu’il est mon prochain ou parce qu’il est mon partenaire social que je me sens solidaire de l’autre homme, mais parce que ces deux aspects se confondent dans l’efficience d’une fratrie sémiotique, d’une capacité commune à styliser, crypter, à faire sens dans l’épreuve que nous faisons de la proximité avec la mort, la déchéance, le chaos.

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