mercredi 2 décembre 2015

"Un meurtre que tout le monde commet" - Le tact de "faire silence"


« Un meurtre que tout le monde commet » est le titre d’un roman de Heimito Von Doderer, paru en 1990. L’intitulé de ce roman est digne à lui tout seul d’attirer notre attention. Il y a les meurtres dont on parle (beaucoup) parce qu’ils sont violents, spectaculaires, horribles, ou bien parce que ceux qui les commettent se réfugient derrière des « causes » : « ne croyez pas que nous tuons, comme ça par hasard, Nous tuons des français parce que la France bombarde en Syrie, etc. »
 Nous avons affaire ici à ce que l’on pourrait appeler des meurtres politiques, idéologiques, médiatiques. Mais il y a des meurtres dont on ne parle pas, parce qu’il est tout simplement impossible et extrêmement gênant d’en parler, ce sont ceux que l’on commet sans le savoir par le fait d’avoir été pour quelqu’un l’infime goutte d’eau qui a fait déborder le vase de son seuil de tolérance à l’égard de l’existence.
On a dit quelque chose dans une conversation anodine, on l’a dit comme on aurait pu dire autre chose (et on aurait sans doute mieux fait) mais cette chose a suivi pour une personne présente dans l’assistance un cheminement étrange, sinueux. Elle est entrée en résonnance avec un vécu que nous : « l’orateur », le « beau parleur », ignorions complètement. C’est un sentiment qui parfois affleure à la surface de l ‘échange lorsque, évoquant un sujet, une situation difficile, insupportable, notre interlocuteur se manifeste à nous pour nous dire que cela vient de lui arriver et nous disons alors :
-       Excuse-moi ! Je ne pouvais pas le savoir. »


Si nous nous excusons, cela signifie bien que nous admettons qu’il vaut mieux se taire en pareille circonstance. Mais malheureusement nous nous remettrons à en parler ailleurs, devant quelqu’un d’autre et peut-être la personne concernée n’osera-t-elle pas nous faire la même remarque que la précédente. Que savons-nous alors de la réaction en chaîne qui, à partir d’une simple évocation, d’un simple souvenir, d’une parole anodine jetée sans y faire attention, pourrait ici, comme le papillon des terres australes, provoquer un ouragan « là » ? La théorie du Chaos appelée aussi l’effet papillon ne doit pas seulement être considérée d’un point de vue scientifique, mais également « social ».
Vivre en communauté, c’est exister au cœur d’une toile hypertendue, ouverte et sensible aux plus subtiles inflexions d’une atmosphère, aux moindres velléités de jugement, à toutes les esquisses de signes de désapprobation. « L’anodin » n’y existe pas. Tout y est tellement lié à tout que rien ne peut y être isolé. Essayer, autant que nous le pouvons, de nous rendre sensible à l’intensité de ce maillage, reviendrait probablement à réaliser quantité de drames auxquels nous avons très inconsciemment et involontairement participé. Cela suffirait à nous rendre silencieux pour le restant de nos jours et il n’est pas certain que cela serait souhaitable, encore moins que cela soit seulement « possible ». Mais pensons-y rien qu’un instant lorsque nous sommes confrontés à une personne qui parle peu. Pourquoi ne pas tenter de percevoir la richesse de ses silences ? De quoi leur vide apparent sont-ils le « plein » authentique ?

Quiconque prend la parole dans un lieu estime que la richesse de son propos vaut davantage, non seulement que les pensées de celles et ceux qu’il interrompt, mais aussi que cet écho sourd qu’entretiennent entre elles les résonances des choses, des couleurs, des corps. Sommes-nous sûrs que cela vaut la peine ?
Il y a une richesse des rapports humains qui est dilapidée par la conversation. Toute personne un tant soit peu sensible a nécessairement éprouvé ce sentiment de l’extrême finesse de la glace qu’on brise en disant « ça va ? ». Avant il y avait la présence de l’autre, l’expression de son visage, la justesse de la proximité de son corps par rapport au vôtre, l’exactitude de son port de tête, de la mèche de cheveux posée précisément là où elle doit être. Tout est bien parce que tout est là : se rencontrer est un événement présent, doté d’une certaine épaisseur physique, d’un ancrage, d’une densité si palpable qu’on la croirait presque chiffrable (et elle l’est en effet).
Et puis on craque, on dit « ça va bien ? » en priant le ciel pour que l’autre nous dise : « oui » et qu’on passe à autre chose, qu’on sorte de ce suspens insoutenable de deux corps en face-à-face, simplement « donnés », vrais parce qu’« en présence ». Dans le film de Stéphane Brizé, le directeur des ressources humaines (qui joue son propre rôle, ce qu’il est effectivement « à la ville ») se gratte l’oreille au moment même où il dit : « Je ne vais pas tourner autour du pot ». Il est vraiment inutile d’avoir un diplôme de psychologie pour saisir qu’il se donne, par le geste, la contenance même qui, d’un point de vue éthique, lui est interdite. Qu’est-ce qui le force à se gratter l’oreille ? La conscience qu’il a de faire exactement le contraire de ce qu’il prétend faire : tourner autour du pot, noyer le poisson.

Peser le moins possible sur la subtilité et la susceptibilité des relations qui se tissent dans le vivre ensemble de la société, c’est ce que nous devrions prendre en compte avant chacune de nos prises de parole, chacun de nos gestes surtout dans le cadre privé de la cellule familiale. Kafka décrit dans son journal l’effet produit par la violence de l’attitude de son père qui, un soir durant lequel le petit Franz ne parvenait pas à dormir et hurlait dans l’appartement de Prague, le sortit de son lit pour le mettre à la porte de l’habitation. « Tu es inutile. Ta présence est nulle et non avenue ». Kafka ne s’est pas tué, et, en un sens, on pourrait même dire que la profondeur de ce sentiment de culpabilité est la matrice même de l’œuvre de l’écrivain, mais c’est encore trop peu de dire que Kafka n’a jamais connu le bonheur, la satisfaction, l’estime de soi et son père en assume la responsabilité quasi totale, parce qu’il a réalisé exactement la chose à ne pas faire, parce qu’il a dit la chose à ne pas dire.


Prêtons attention aux postures de recueillement de nos représentants politiques : même leur silence est bavard, Même leur façon de se taire est encore une pose, une contenance, un « Regardez-moi ! » sentencieux, démonstratif, médiatique,  presque indécent. Leur façon de ne rien dire est si parlante, si pleine de leur auto-suffisance que l'on préférerait encore qu'ils fassent un discours creux. Ils ignorent que la capacité à faire silence demande un véritable entraînement, un « travail », la libération d’une « puissance ». La simple existence suppose l’incessant labeur visant à la neutralité. Tant de gens souhaitent laisser leur empreinte sur cette terre ainsi que dans l’esprit des autres et n’y parviennent que trop bien. Ils ne réalisent pas que « le but ultime » se situe exactement à l’opposé : ne pas peser sur les évènements, avoir été « insignifiant » comme ces gouttes d’eau qui demeurent intactes à la surface de tissus imperméables, ne rien dire par « tact » et par sens de l’équité, c’est-à-dire de « l’innocuité ». « Faire réellement silence » est un luxe qui n’est pas donné à « tout le monde ». Il n’est pas exclu qu’il soit réservé aux pauvres, ou du moins à ceux qui ne se préoccupent pas de « pouvoir », ce qui veut dire que c’est justement parce qu’en réalité, contrairement à ce qui était dit précédemment, il  est donné à tout le monde qu’il n’est authentiquement pratiqué que par quelques-uns. Contre le meurtre, il s'agit donc, avec discrétion, de faire écho au "bien que tout le monde perçoit".




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