mardi 10 janvier 2017

"Peut-on avoir raison contre l'Etat?" - Texte de Hegel (1770 - 1831)



« L'État est la réalité effective de la liberté concrète. Or, la liberté concrète consiste en ceci que la personne individuelle et ses intérêts particuliers trouvent leur développement complet et obtiennent la reconnaissance de leur droit-pour-soi (dans le système de la famille et de la société civile) ; mais elle consiste aussi bien en ceci que, d'une part, ils passent d'eux-mêmes à l'intérêt de l'universel et que, d'autre part, avec leur savoir et leur vouloir, ils reconnaissent cet universel, le reconnaissent comme leur propre esprit substantiel et agissent en vue de l'universel comme de leur but final. Il en résulte que l'universel ne vaut et ne peut s'accomplir  sans l'intérêt, le savoir et le vouloir particuliers et que, pareillement, les individus ne vivent pas uniquement pour leur propre intérêt comme de simples personnes privées, sans vouloir en même temps dans et pour l'universel, sans avoir une activité consciente de ce but. Le principe des États modernes a cette force et cette profondeur prodigieuses de permettre au principe de la subjectivité de s'accomplir au point de devenir l'extrême autonome de la particularité personnelle et de le ramener en même temps dans l'unité substantielle et ainsi de conserver en lui-même cette unité substantielle. »
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Principes de la philosophie du droit (1821), § 260, trad. R. Derathé, Librairie philosophique J. Vrin, 1989, p. 264. 

Quelques éléments d'explication: Selon Hegel, il n’existe pas d’autre possibilité pour la liberté d’un individu de s’accomplir ailleurs qu’au sein d’un Etat. Mais qu’est-ce que la liberté selon l’auteur ? C’est le fait d’être reconnu comme un « être pour soi », c’est-à-dire non pas seulement un être doté d’une existence biologique, simplement « vivant », mais aussi et surtout doué de conscience. Selon Hegel, un animal, ou un arbre sont vivants sans se rendre compte qu’ils le sont. Ils ne sont que « là », vivant en soi mais pas pour soi. Exister pour soi, c’est se rapporter à soi-même le fait que l’on existe, être « conscient ». Lorsque nous parvenons à manifester cette conscience de nous-mêmes en n’étant plus exclusivement soumis à des nécessités vitales, nous sommes libres. Il importe donc que nous soyons reconnus, au sein de notre famille aussi bien que par nos concitoyens comme une liberté à part entière, comme un être conscient situant le fait de sa propre existence ailleurs que dans un cadre exclusivement biologique. C’est exactement ce que veut dire ici Hegel quand il affirme que la personne individuelle et ses intérêts particuliers obtiennent la reconnaissance de leur « droit-pour-soi ». En d’autres termes, nous pourrions dire que personne ne peut être considéré comme libre s’il ne parvient pas à se faire reconnaître de ses proches et de ses semblables comme un individu ayant des intérêts particuliers. Il est fondamental, pour la compréhension du texte que Hegel ne sépare pas la mention de cette personne individuelle avec celle de ses intérêts particuliers.

 « Mais elle consiste aussi bien en ceci que d’une part… » : c’est ici que ce passage prend un tournant radical, car si nous en restions là, nous pourrions penser que l’auteur se désolidarise complètement de Jean-Jacques Rousseau, lequel défendait l’idée selon laquelle notre relation à l’Etat doit d’abord être celle d’une aliénation totale (une aliénation est une privation de liberté). La liberté du citoyen ne peut être effective qu’à la condition qu’il reconnaisse l’intérêt de l’universel et se fasse reconnaître de lui. Mais qu’est-ce que cet intérêt universel ? C’est bien, en effet, ce que Rousseau appelait la volonté générale ou l’intérêt public, mais pas seulement. Etre doté d’une raison, c’est jouir d’un esprit suffisamment distant de sa pure existence physique, instinctive, pulsionnelle, passionnelle, pour prétendre à une capacité d’analyse et de jugement d’une situation ou d’un problème qui prend en compte les intérêts « des autres ». Chacun de nous perçoit quotidiennement le caractère raisonnable d’un interlocuteur quand il réalise qu’il ne parle pas seulement en son nom propre, ou pour favoriser simplement ses intérêts personnels et immédiats. Se pose dés lors la question de l’amplitude de cette prise en compte d’un intérêt « général ». Quand nous parlons concrètement de notre Etat, nous désignons l’intérêt de la collectivité dont nous sommes membres, de notre pays. Si je suis citoyen français, j’exprime ma liberté de français en prenant en compte les intérêts de cette abstraction étatique nommée « la France ». Cependant le simple fait d’utiliser le terme d’ « universel » prouve qu’Hegel situe cette aptitude à s’élever de son intérêt particulier vers celui de son Etat au sein d’une capacité de généralisation encore plus vaste, celle-là même que nous activons notamment lorsque nous raisonnons dans un cadre mathématique. Il n’y est plus question, dés lors, de calculer en tant que français, chinois, ou américain mais de mettre en œuvre une faculté Universelle de mise en rapport de propriétés, d’ensembles et d’éléments. La liberté pour Hegel, c’est lorsqu’un être humain est parvenu à dépasser suffisamment du cadre exclusif, égoïste et restreint de la nécessité vitale (survivre) pour accéder à celui d’une pure nécessité symbolique, abstraite, mathématique, conceptuelle et universelle (raisonner).

Toute la philosophie de Hegel repose sur le postulat suivant lequel le propre de l’homme est d’être conscient, de telle sorte qu’il n’existe pas pour lui d’autre moyen de s’accomplir que celui qui consiste à suivre le processus d’abstraction, de généralisation par le biais duquel un être s’affranchit de son existence biologique pour devenir de plus en plus autonome, pour découvrir dans cette faculté de mise à distance de soi qu’est la conscience un principe de compréhension universel de l’universel. De la conscience que j’ai d’être (… moi), on suit le devenir universel de cette conscience du Tout d’être Tout. On saisit ainsi que la Raison désigne, dans ce processus, la faculté rendant effective l’accomplissement d’une conscience personnelle dans l’émergence d’une conscience Absolue (et par absolu, on peut comprendre que l’on n’en est plus l’auteur en tant que personne privée). Le fait qu’il nous soit impossible de vivre dans un Etat, en tant que citoyen, sans agrandir le rayon de la sphère de nos intérêts privés à celui de la sphère des intérêts généraux de l’Etat prend place dans l’efficience de ce devenir fondamental dont il est difficile d’exprimer l’ambition tant celle-ci dépasse de tous les cadres qui nous sont coutumiers. Quiconque « pense » ou active sa faculté de raisonnement, de généralisation, de symbolisation participe de cette dynamique suivant laquelle le Tout prend conscience de soi.

Tout ce que nous interprétons parfois à tort comme des contraintes imposées par l’Etat se définit en réalité comme des manifestations de cette élévation progressive qui nous permet de nous libérer, c’est-à-dire d’accéder à cette conscience d’être un être pour soi, de participer à l’œuvre universelle de prise de conscience du Tout et de nous détacher de tout ce qui nous asservit à nos besoins, à nos appétits, à nos pulsions bref à la pauvreté d’une vie exclusivement organique. C’est la raison pour laquelle il importe de ne pas se méprendre sur le sens de cette phrase : « Il en résulte que l'universel ne vaut et ne peut s'accomplir  sans l'intérêt, le savoir et le vouloir particuliers et que, pareillement, les individus ne vivent pas uniquement pour leur propre intérêt comme de simples personnes privées, sans vouloir en même temps dans et pour l'universel, sans avoir une activité consciente de ce but ». 

 Ce que veut dire ici Hegel, ce n’est pas du tout que l’universel ait à se mettre au service de l’intérêt particulier de chaque citoyen, mais plutôt qu’il a besoin de l’engagement de chaque citoyen dans la prise en compte de son existence particulière pour que précisément celui-ci cesse de raisonner exclusivement en fonction de ses intérêts particuliers. Si l’Etat a besoin de l’intérêt personnel de chaque citoyen c’est pour que celui-ci finisse par comprendre qu’il ne peut se limiter à agir de cette façon c’est-à-dire seulement en fonction de ses intérêts propres, et qu’il en va de sa liberté même de « sujet ». L’individu ne doit pas renoncer à soi en vivant dans un état. Toutefois ce « soi » désigne non pas son « moi », mais cette aptitude à être pour soi qui définit la conscience. On ne peut rien comprendre à la Philosophie de Hegel, et à la Philosophie tout court, si nous ne distinguons pas complètement d’une part  le « moi », l’Ego » et d’autre part le « Soi », « l’être pour soi » de la conscience. Si nous ne visons qu’à satisfaire les intérêts du moi, nous demeurons dans l’en soi d’une existence organique, aveugle, instinctive et pulsionnelle, tandis que si nous agissons en tant qu’existence « pour soi », c’est-à-dire si nous sommes conscients d’exister, si nous nous rapportons à nous mêmes le fait d’exister, alors nous affirmons notre existence de sujet : « je », autonome, décisionnaire, maître de sa vie, mais aussi participant de cette conscience universelle de l’Universel.

Cette distinction entre le moi et le soi  (le pour soi) est extrêmement profonde : elle nous permet de comprendre pourquoi la véritable liberté ne consiste pas à faire tout ce que l’on désire (comme le pense la plupart des gens qui exercent une liberté de consommateur) mais à accéder à une conscience universelle de l’universel lui-même (et par lui). Quand nous reconnaissons dans un intérêt général notre intérêt particulier, nous progressons dans l’acquisition de cette liberté là. Plus nous prenons nos distances à l’égard du fait brut, donné, physique de notre existence particulière, plus nous réalisons quelque chose de notre être véritable, lequel ne peut se réduire au fait de survivre. Or c’est exactement ce que notre statut de citoyen d’un Etat accomplit. Les plaintes continuelles reprochant à l’Etat de nous imposer des « sacrifices » se méprennent complètement sur la nature de ce sacrifice dans la mesure où le détachement que nous sommes conduits à manifester à l’égard des intérêts particuliers de notre « moi » contribuent précisément à accroître la prise de conscience de notre être authentique, lequel réside dans la conscience.

Il nous est maintenant possible de comprendre parfaitement le sens de la dernière phrase : « Le principe des États modernes a cette force et cette profondeur prodigieuses de permettre au principe de la subjectivité de s'accomplir au point de devenir l'extrême autonome de la particularité personnelle et de le ramener en même temps dans l'unité substantielle et ainsi de conserver en lui-même cette unité substantielle ».  Se faire reconnaître par tout ce qui nous entoure comme une « existence pour soi », c’est-à-dire comme une conscience, englobe nécessairement « l’Universel », tout simplement parce que cette prise de conscience suppose ce que nous pourrions appeler un point de vue « objectif », extérieur sur soi. J’existe et en tant qu’être conscient je sais que j’existe. Exister n’est pas un phénomène que j’aborde exclusivement de l’intérieur de moi-même mais que je me rapporte à moi-même comme s’imposant à moi de l’extérieur de moi-même, de telle sorte que cette conscience induit la réalisation de soi du point de vue de cet « Universel ». C’est d’un seul et même mouvement que je sais précisément en quoi je consiste et que j’accomplis, en le faisant, ce destin de la connaissance de soi de l’universel par lui-même. On pourrait dire que l’unité n’est pas celle, organique, dont nous partons mais celle, consciente, vers laquelle nous progressons, à mesure que nous détachons de la pure nécessité biologique, aveugle et naturelle de survivre. Plus nous menons une existence de citoyen soumis aux intérêts généraux d’une collectivité « une », plus nous nous connaissons nous-mêmes dans ce qui nous définit authentiquement, à savoir être pour soi (autonomie) et plus nous contribuons à la conscience « Une » de l’esprit Universel d’être ce qu’il est. Nous sommes d’abord conscient de mener une existence séparée des autres, par quoi nous prenons conscience de nous-mêmes en tant qu’individu distinct mais c’est précisément le devenir même de cette conscience séparée que de nous faire progressivement réaliser l’être même de « ce que c’est qu’ « être conscient » » pour l’universel, pour le « Tout », devenir qui précisément n’a plus rien de « séparable ».


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