lundi 16 janvier 2017

"Peut-on avoir raison contre l'Etat?" - L'origine de l'Etat et l'opposition entre l'Art et la Politique

Pourquoi y-a-t-il de l’Etat ? Pour répondre à cette question il faut remonter à l’origine de l’Etat, c’est-à-dire à la cité, dans l’Antiquité Grecque. Voici l’explication que le philosophe Aristote donnait de la naissance des Cités :
« Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l’homme a un langage (logos). Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres  notions de ce genre. Or avoir de telles notions en commun c’est ce qui fait une famille et une cité. »
                           Aristote, Les Politiques, I, 2, 1253a9-1253a12, trad. P. Pellegrin.
Voici l’argument d’Aristote : la nature sait ce qu’elle fait et elle n’aurait pas donné le langage seulement à l’homme si un objectif précis ne pointait en ligne de mire de cette exclusivité. Aristote écarte immédiatement l’objection qui consisterait à affirmer que les autres animaux aussi ont un langage. Certes ils ressentent ce qui leur fait du mal et  ce qui leur fait du bien. Ils peuvent communiquer avec leurs semblables à ce propos, mais ça s’arrête là. Cela signifie qu’ils peuvent s’échanger des signes en vue d’indiquer aux autres individus de leur espèce les différentes sources de jouissance et celles qui provoquent de la douleur mais un signal n’est pas un symbole. Ce qui les différencie fondamentalement, c’est le rapport à l’action : le signal n’a pas d’autre but que d’avertir immédiatement le récepteur d’un danger ou d’une nécessité impérieuse. Les signaux sont donc très primaires : un cri, un geste, une couleur ont directement valeur d’avertissement et ils attendent moins de l’autre un travail de compréhension que de réaction, comme un feu passant au rouge n’attend de nous qu’une seule chose : l’arrêt de la voiture.
Le symbole, lui, est très éloigné de cette simplicité brute. Ce qu’il induit chez le récepteur n’est pas de l’ordre d’une réponse physique mais plutôt d’une intellection de l’esprit. Si le signal provoque un réflexe (automatisme), le symbole revêt un « Sens » et ce sens est à interpréter, ce qui suppose chez le récepteur une « raison » pour le faire. Entre ce qui « fait mal » et ce qui « est mal » se déploie dés lors toute la différence entre la communication de signaux et l’échange compréhensible de symboles, c’est-à-dire le langage. On mesure bien la portée de ce qu’Aristote essaie de nous faire comprendre ici : seul les êtres humains pensent, conceptualisent, et se révèlent capables de généraliser, à partir de leurs sensations bonnes ou mauvaises, ce qui, pour tout être humain, en tout lieu et en tout temps, est « bien » par opposition à ce qui est « mal ». En d’autres termes, selon Aristote, seul l’être humain est à même de concevoir des notions générales et universelles, bien au-delà de ce qu’il éprouve de bon ou de mauvais, ici et maintenant.


Selon l’auteur (nous savons aujourd’hui avec les progrès de l’Ethologie (science du comportement des animaux) que cette affirmation d’Aristote est sujette à caution ne serait-ce que parce que les modalités d’échange animal sont infiniment plus complexes pour certaines espèces que ne le présumait le philosophe grec, mais nous essayons ici de comprendre le rapport entre Logos (Langage et Raison) et Polis (cité)), il n’y a qu’une seule chose qui nous distinguent des autres animaux mais cette chose est suffisamment déterminante pour nous investir d’un rôle, d’une « mission », d’une finalité, et cette chose est la perception de notions universelles, dépassant du cadre de « l’ici-maintenant ». Les hommes vivent dans une cité ou dans un Etat, parce qu‘ils sont capables de s’extraire du contexte particulier de ce qui leur fait du bien ou du mal pour s’élever jusqu’à la compréhension générale de ce qui est universellement, objectivement (indépendamment d’eux) « bien » ou « mal ».


Il n’y a donc pas de Polis (cité) sans Logos (langage), et il importe de ne pas oublier que Logos signifie aussi en grec « Raison ». On ne peut pas avoir raison contre l’Etat, tout simplement parce que l’Etat (Polis), c’est le résultat de la raison (Logos). Comment serait-il possible d’utiliser cette faculté de concevoir des notions communes contre cela même qui rend effectif le respect des notions communes, de l’intérêt général, du bien commun ? (Il est très intéressant ici de constater que le raisonnement d’Aristote repose finalement sur ce postulat selon lequel seul l’homme est doué de langage. Remettre en question ce présupposé, c’est détruire l’argumentation du philosophe grec.) Finalement la thèse défendue par Aristote revient à soutenir que l’existence de l’homme a du sens, s’inscrit dans un dessein de la nature, parce qu’il est doué de langage, c’est-à-dire parce qu’il est capable de déchiffrer le sens (commun) d’un mot et pas seulement, comme l’animal, de réagir à  l’émission d’un signe. De fait, il est exact que l’homme est une créature qui s’interroge sur le sens de son existence et c’est ce qu’il ne pourrait pas accomplir sans langage.
Nous ne voyons pas comment l’être humain pourrait donner du sens à son existence sans donner à ses actes cette « caisse de résonance », cette toile de fond de l’Etat, parce qu’il n’est rien dans la nature brute (pas celle dont parle Aristote en disant qu’elle ne fait rien en vain, ce qui présuppose une intelligence supérieure) qui puisse offrir un pareil cadre. Il n’est rien, en elle, qui puisse en effet donner aux actions humaines la moindre stabilité, le moindre écho, la plus infime écoute. Ce que les hommes créent par l’Etat, c’est donc l’idée d’un intérêt commun, justifiant l’instauration de lois communes sur le fond desquelles quelque chose comme une action spécifiquement initiée par des hommes pour des hommes en vue d’un accomplissement universellement humain prend force et Sens. Ce qui, Avec la Polis (la cité, l’Etat), apparaît est moins l’idée selon laquelle il y a dans l’univers un sens pour l’humain que la construction effective d’un « universel humain » spécifique à partir duquel l’être humain pourra aller jusqu’au bout de lui-même, jusqu’à sa vocation politique fondamentale.

Mais c’est là tout le problème : notre accomplissement passe-t-il par la réalisation de ce que nous sommes « en tant qu’homme » ou « en tant qu’être », c’est-à-dire simplement « en tant que nous existons ». Faut-il aller chercher le sens de sa présence sur terre dans ce qui fait que nous sommes humains, ou ce qui fait que nous sommes « tout court », c’est-à-dire existentiellement, individuellement (au sens propre de ce terme : ce qui ne peut se diviser : indivis) ? N’y aurait-il pas une Raison à dégager non pas de notre aptitude au langage mais simplement de notre effective et persévérante présence ici maintenant ? Et si c’était d’abord le fait « d’être là », en soi, qui justifie, à lui seul « tout le reste » ? Je n’aurais plus dés lors à justifier mon existence par l’expression de ma solidarité voire de mon dévouement à l’Etat. Exister échapperait aux logiques quantitatives de la gestion d’une population pour se réaliser, s’émettre dans les ondes de choc, brutes et anonymes de sa justesse donnée, effective, existentielle. L’activité qui se dessine ici est l’Art. Avoir raison contre l’Etat, c’est dérouler le fil de cette vérité irrévocable à la lumière de laquelle ce n’est pas à l’Etat que je dois la raison de mon existence, c’est-à-dire le fait d’avoir raison d’exister en existant. Cette raison s’exprime exclusivement par nos œuvres quelle que soit la reconnaissance que nos contemporains jugeront utiles ou pas de leur accorder.

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