dimanche 21 avril 2019

Ne peut-on concevoir de démarche scientifique qu'en croyant à la vérité?

1) Lire et comprendre le sujet

      
  Il faut d’abord porter son attention sur l’association du verbe croire et de la notion de vérité. Comme le dit Pascal, il y a des vérités sues parce que prouvées et des vérités crues parce que senties. Croire c’est adhérer, au gré d’intensités distinctes (de la supposition à la certitude), sans preuve. Ce qui caractérise la science, de prime abord, c’est précisément un esprit de rigueur qui n’avance jamais quoi que ce soit sans l‘avoir préalablement testé, expérimenté ou prouvé. La démarche scientifique se distingue donc fondamentalement de l’opinion, d’une thèse politique, idéologique, philosophique ou religieuse par cet effet de contrainte remarquable qu’elle fait peser sur chacun des moments de son raisonnement. En ce sens, le scientifique ne croit pas à la vérité, il la « pratique », il la produit, il l’effectue. Je n’ai pas à « croire » que la terre tourne autour du soleil », que 2 + 2 = 4, ou que l’homme est le produit d’une souche animale. Ces affirmations sont des vérités sues, prouvées, irrévocables. Le sujet ne peut avoir de sens que si l’on parvient à trouver un biais, une voie susceptible de remettre en cause qu’en science il ne serait question que de savoir la vérité, et aucunement de la croire.
        Toute démarche scientifique s’efforce donc de réduire le plus possible sa perméabilité au dogmatisme, à l’affirmation complaisante. Elle décrit finalement le processus résolument contraire de celui qui consiste à affirmer ce qu’il nous arrange de croire parce que cela irait dans le sens de nos intérêts. On perçoit bien qu’un croyant ayant misé sur l’existence de Dieu sa vie entière a intérêt à affirmer que Dieu existe, parce que, pour lui, le sens même de sa présence sur terre en dépend. Dés lors toutes les thèses qu’il défend sont sujettes à caution parce que l’on ne peut exonérer aucune d’elles du soupçon d’être moins vraies qu’affirmées comme telle,  « voulues vraies » que "démontrées vraies ». C’est comme si le croyant ou le militant politique auto-légitimaient des principes sur lesquels ils ont fondé leur vie sans se rendre compte que le processus même de leur adhésion est finalement réversible: ce n’est pas parce que ces principes sont vrais que j’ai misé ma vie entière sur leur pertinence, c’est parce que j’ai misé sur eux que je les crois vrais, mais ce n’est qu’une croyance, et plus je les défends plus je m’enferre dans une procédure perverse qui s’éloigne de la vérité, à mesure qu’elle croit s’en rapprocher.
        La science nous permet-elle de briser l’efficace de ce cercle pernicieux? Peut-on envisager que la science ne « croit » à aucune vérité, mais qu’elle la détienne, qu’elle la possède, qu’elle en fasse l’expérience avérée? Peut-on concevoir qu’avec la science la vérité ne soit plus un idéal, ni un objectif mais un fait, une pratique, une réalité? Peut-on vraiment affirmer qu’avec la science, la vérité cesse d’être une carotte agitée devant le nez de l’homme pour le faire « avancer »? Ce qu’il nous faut interroger, c’est finalement la capacité de la science à se différencier suffisamment d’autres modalités d’assertion comme la religion pour ne jamais tomber dans ce vice de procédure qui consiste à se donner préalablement ce dont on prétend objectivement fonder la vérité: je sais que Dieu existe parce que je crois que Dieu existe?
       
Or, à la source même de toute démarche scientifique, un présupposé demeure, jusqu’à faire partie intégrante de la démarche elle-même, c’est la certitude que la vérité « est ». Aussi impliquée que puisse être une science à découvrir une vérité qui ne soit pas une croyance, elle s’appuie néanmoins sur cette croyance qu’une vérité est à trouver. Elle ne s’est donc pas dépouillée elle-même de toute perméabilité à des présupposés jusqu’au point de désancrer celui-ci: il y a la vérité.  Mais « que la vérité soit »: n’est-ce pas aussi un parti-pris, un principe auquel nous croyons? Est-ce qu’un scientifique authentique n’irait pas jusqu’à pousser le doute à ce point qu’il n’est pas de vérité qui tienne, auquel cas nous ne serions jamais plus scientifique que lorsque nous renoncerions à croire en la vérité. Mais alors que serait la science? Un exercice pointilleux et implacable au fil duquel la défiance à l’égard de toute croyance serait portée à un point d’incandescence suffisamment brûlant pour remettre toujours en cause que l’on puisse parvenir à la vérité, voire qu’on le doive, que l’on y adhère ne serait-ce que le temps que dure l’opération, l’expérience, l’observation. Mais alors à quoi bon observer, raisonner, prouver, déduire? A la source de quelle énergie une démarche scientifique pourrait-elle s’alimenter si elle doute tellement de la vérité qu’elle n’y croit plus, voir qu’elle s’applique à ne plus y croire, à ne plus croire en rien?
        Tout le problème est là: une démarche scientifique qui ne croirait pas à la vérité court le risque de sombrer dans un nihilisme destructeur qui pourrait la conduire à ne plus rien entreprendre, mais inversement il est envisageable qu’elle se nie elle-même en tant que scientifique si elle « croit » qu’il y a une vérité. Le sens même d’une démarche scientifique peut-il se concevoir autrement que comme une dynamique animée d’une croyance au vrai?
        Finalement, la démarche scientifique semble ici coincée entre deux extrémités également inacceptables pour elle: soit elle renonce définitivement et systématiquement à toute croyance, incluant celle de la vérité, mais elle s’apparente dés lors à un scepticisme nihiliste dont on a du mal à voir à quelle source il pourrait s’alimenter pour lancer des processus de recherche, des questionnements, soit elle assume cette « croyance » au vrai mais dés lors se pose la question de son assimilation avec d’autres modalités d’assertion dont on la pensait structurellement différente. Si la science est une certaine façon de croire, alors qu’est-ce la différencie d’une « idéologie de la vérité »? Son humilité, sa rationalité et son extrême rigueur lui permettent de ne pas se croire vraie mais elles ne l’autorisent pas pour autant à ne plus croire au vrai.
        L’étymologie du mot « théorie » est particulièrement pertinente. Dans l’antiquité grecque, un « théore » est une personne qui vient consulter l’oracle: de Theos: Divin et Oraô: voir. Les théoros ont fini par désigner au fil du temps, les ambassadeurs envoyés dans une autre cité pour assister à une cérémonie religieuse. Il s’agit toujours de voir le divin et de composer des théoria, c’est-à-dire des rapports rendant compte du déroulement de la cérémonie. De là est venu le mot de « théorie » au sens de spectacle de contemplation d’où l’on tire des idées, des décisions. Le terme est donc fortement empreint d’une connotation de croyance. La théorie est le récit d’un instant de manifestation du divin. Pour se disculper complètement du soupçon de ne consister qu’en une idéologie du vrai, il faudrait que la science en un sens soit « a-théorique », athée, si l’on veut mais en un sens qui va bien au-delà du simple fait de ne pas croire à l’existence de Dieu, celui de ne jamais se compromettre dans une assertion, d’être fondamentalement interrogative ou simplement suggestive, hypothétique, conjecturale. La science désignerait dés lors un type de discours s’étant suffisamment émancipé de la croyance dogmatique à la vérité qu’elle ne consisterait plus qu’à concevoir des conjectures pertinentes, des hypothèses extrêmement viables mais parfaitement indifférentes à la sentence finale de vérité ou de proximité à l’égard du vrai.
        Une science « athéorique »: l’association même de ces termes semble quasiment démente. Comment la science, le discours savant par excellence, pourrait-elle se retenir de poser, d’affirmer? Comment pourrait-elle se garder de toute assertion, se maintenir à la lisière de l’affirmation, du jugement? Dans le roman de Virginia Woolf, l’héroïne Miss Dalloway regardant simplement les taxis à Picadilly Square, éprouve une étrange et sidérante impression de justesse à demeurer ainsi dans une sorte de « statu quo » qui se retient de « dire »:
« Elle ne dirait plus jamais de personne, il est ceci, il est cela (…) elle tranchait dans le vif avec une lame acérée; en même temps, elle restait à l’extérieur, en observatrice. En regardant passer les taxis, elle avait le sentiment d’être très loin, quelque part en mer, seule; elle avait le sentiment qu’il était très dangereux de vivre, même un seul jour. »
   
   Le « sentiment » que décrit ici Virginia Woolf consiste précisément à réaliser que c’est seulement en demeurant au seuil du jugement que l’on se situe dans une très juste perception des êtres et des choses. Elle est émerveillée de cette scène pourtant habituelle et quotidienne à Picaddilly square: des taxis passent, mais à l’occasion de cette « révélation » elle saisit aussi tout ce qu’il y a de réellement dangereux à vivre vraiment sans tomber dans la caricature de l’assertion. Il y a dans cette description une critique de la vérité d’esprit assez Nietzschéen en fait: dire la vérité, émettre un jugement, c’est forcément rater le vrai, parce que c’est au travers d’un langage, de termes structurellement caricaturants qu’on la dira. « Etre dans le vrai », c’est peut-être se retenir de croire à la vérité en tant que valeur, idéal ou que mot. Rien de plus vrai, dés lors que de se situer perpétuellement « à hauteur de réalité », là où il est, en effet, « très dangereux de vivre, même un seul jour. » parce que l’on n’est plus protégé par les clichés, par les genres, par les étiquettes, les lieux communs et les jugements. Dire, par exemple, qu’il est vrai que la pluie tombe, c’est choisir de ne pas être réellement mouillé, ne pas jouer le jeu d’une pluie qui tombe forcément comme jamais, parce que rien ne se répète exactement de la même façon. C’est finalement décider de vivre « comme toujours » ce qui s’effectue « comme jamais », en posant simplement la vérité de l’évènement dans la conformité entre ce qui se passe et l’énoncé de ce qui se passe, mais qu’est-ce que cela m’apprend d’autre qu’une vérité humaine, qu’une vérité « dite ». Qu’est-ce que cela me fait réaliser d’autre que la conformité entre ce que je dis et ce qui est? Est-ce que cela me permet de vivre mieux ou plus lucidement la pluie? Nullement, et Miss Dalloway comprend cela à cet instant: elle tranche dans le vif d’une perception simple, pure qui renonce à dire de quelqu’un qu’il est ceci ou cela parce que le jugement nous éloigne de la réalité qu’il juge.
        Nous évoquons ici une façon « ultime » de considérer ce sujet: peut-on concevoir une démarche scientifique qui exercerait sur elle-même un travail d’épuration sceptique assez puissant pour ne plus même croire au jugement de vérité et adopter la même attitude que Miss Dalloway dans Picadilly Square?
2) Le plan
      
1) Qu’est-ce qu’une démarche scientifique?
    a) L’effet de contrainte
    b) Les définitions de la vérité
    c) Vérité sue et vérité crue (Pascal)      

2) Pour être scientifique, faut-il qu’une démarche se croit vraie?
    a) « Ananke Stenaï » (« il faut bien s’arrêter »- Aristote)
    b) Le statut de l’expérience dans la science moderne à partir de Galilée
    c) La falsifiabilité Karl Popper

3) Une démarche scientifique a-théorique est-elle possible?
    a) La montre et les ressorts cachés de la nature (Descartes et Einstein)
    b) « Contre la méthode » Feyarabend
    c)"Il était UNE fois (les Univers multiples)"

3) Développement

Qu’est-ce qu’une démarche scientifique

  a) l’effet de contrainte
      
Ce qui caractérise une démarche scientifique, c’est son aptitude à ne jamais se donner ce dont elle a besoin. En physique ou en chimie, on émet une hypothèse mais celle-ci ne sera jamais reconnue viable sans être passé à l’épreuve des faits par le biais d’une expérience. En logique ou en mathématique, on ne peut avancer de propositions que si elle est démontrée: si Socrate est un homme et si tous les hommes sont mortels, alors Socrate est mortel. Rien n’est avancé sans être le fruit, l’aboutissement d’un processus. La science est un discours qui ne se donne rien, qui n’avance aucune thèse gratuitement, c’est-à-dire qui dit moins ce qu’elle pense que ce qu’elle ne peut pas ne pas penser. En ce sens on peut dire de la science qu’elle consiste dans un scepticisme fondamental et organisé, mais organisé selon quels crtitères? Dans le blog de Simone Manon, Philolog, nous trouvons cinq critères de scientificité:
      
- La cohérence interne: il est impossible qu’une théorie scientifique se contredise elle-même. Pour les mathématiques ou la logique, ce critère est suffisant puisque il n’est pas question de se rapporter à une réalité quelconque
- La conformité avec la réalité observable. Ici par contre, nous parlons des sciences dites expérimentales. Une proposition ne peut être scientifique que si elle correspond à ce qui se produit dans la réalité.
- La prédiction: une thèse scientifique s’efforce de relever des lois dans la nature et, par conséquent d’être capable en fonction de l’hypothèse formée par l’efficience de la loi dont on éprouve la pertinence de prédire ce qui va se dérouler
- Le principe d’économie: une thèse est scientifique quand elle prend le parti de réduire au maximum le recours à des concepts nouveaux ou à des conjectures afin d’expliquer des phénomènes. Si l’on peut expliquer qu’un évènement se produise avec un minimum de postulats, alors on produit une thèse scientifique. C’est aussi ce que l’on appelle le rasoir d’Ockham.
- La falsifiabilité: une proposition est scientifique si elle prend le risque d’être réfutée. Avancer que Dieu existe est une thèse religieuse qui  n’est pas réfutable. Au contraire, la science n’avance que des thèses qui sont susceptibles d’être contredites par un raisonnement ou par un fait (expérience)

    b) les définitions de la vérité
        Le meilleur moyen de définir la vérité est peut-être de l’opposer à son contraire. Or, cette notion a trois antonymes:
Le mensonge: on dit la vérité lorsque l’on ne dit pas un mensonge. Par conséquent la vérité est l’accord entre ce que l’on dit ou pense et ce qui est. C’est la définition la plus classique de la vérité comme « adaequatio rei intellectus », adéquation entre la chose et l’esprit.
L’erreur: on parvient au vrai quand on tire les bonnes conclusions d’un raisonnement, c’est-à-dire quand les prémisses d’un raisonnement sont en accord avec ses conclusions. Ce qui caractérise cette vérité c’est ici son caractère formel, universel et nécessaire.
L’illusion. On accède également au vrai quand on ne se laisse pas tromper par une illusion. Il est faux que le bâton soit brisé dans l’eau mais je le vois comme tel et j’aurai beau savoir qu’il n’est pas brisé, je le verrai brisé. C’est ici la conception de la vérité qui inspire le plus Platon quand il évoque l’allégorie de la caverne et le fait que nos sens peuvent nous tromper. Pour savoir le vrai là où mes sens me font voir l’illusion, il convient que l’on se fie à son entendement davantage qu’à ces sens. Dans cette perspective, la recherche de la vérité suppose une distance, la médiation de l’entendement dans mon rapport au réel.

« Qu’est-ce qu’un mot ? La représentation sonore d’une excitation nerveuse. Mais conclure d’une excitation nerveuse à une cause extérieure à nous, c’est déjà le résultat d’une application fausse et injustifiée du principe de raison. Comment aurions-nous le droit, si la vérité avait été seule déterminante dans la genèse du langage, et le point de vue de la certitude dans les désignations, comment aurions-nous donc le droit de dire : la pierre est dure - comme si « dure » nous était encore connu autrement et pas seulement comme une excitation toute subjective ! Nous classons les choses selon les genres, nous désignons l’arbre comme masculin, la plante comme féminine : quelles transpositions arbitraires ! Combien nous nous sommes éloignés à tire-d’aile du canon de la certitude ! Nous parlons d’un « serpent » : la désignation n’atteint rien que le mouvement de torsion et pourrait donc convenir aussi au ver. Quelles délimitations arbitraires ! Quelles préférences partiales tantôt de telle propriété d’une chose, tantôt de telle autre ! Comparées entre elles, les différentes langues montrent qu’on ne parvient jamais par les mots à la vérité, ni à une expression adéquate : sans cela, il n’y aurait pas de si nombreuses langues. La « chose en soi » (ce serait justement la pure vérité sans conséquences), même pour celui qui façonne la langue, est complètement insaisissable et ne vaut pas les efforts qu’elle exigerait. Il désigne seulement les relations des choses aux hommes et s’aide pour leur expression des métaphores les plus hardies. Transposer d’abord une excitation nerveuse en une image ! Première métaphore. L’image à nouveau transformée en un son articulé ! Deuxième métaphore. Et chaque fois saut complet d’une sphère dans une sphère tout autre et nouvelle. On peut s’imaginer un homme qui soit totalement sourd et qui n’ait jamais eu une sensation sonore ni musicale : de même qu’il s’étonne des figures acoustiques de Chiadni dans le sable, trouve leur cause dans le tremblement des cordes et jurera ensuite là-dessus qu’il doit maintenant savoir ce que les hommes appellent le « son », ainsi en est-il pour nous tous du langage. Nous croyons savoir quelque chose des choses elles-mêmes quand nous parlons d’arbres, de couleurs, de neige et de fleurs, et nous ne possédons cependant rien que des métaphores des choses, qui ne correspondent pas du tout aux entités originelles. Comme le son en tant que figure de sable, l’X énigmatique de la chose en soi est prise, une fois comme excitation nerveuse, ensuite comme image, enfin comme son articulé. Ce n’est en tout cas pas logiquement que procède la naissance du langage et tout le matériel à l’intérieur duquel et avec lequel l’homme de la vérité, le savant, le philosophe, travaille et construit par la suite, s’il ne provient pas de Coucou-les-nuages, ne provient pas non plus en tout cas de l’essence des choses. »
                                                                                                       Friedrich Nietzsche

L’explication de ce texte de Nietzsche extrait de « Vérité et mensonge d’un point de vue extra-moral » nous sera sans aucun doute utile dans la perspective de ce sujet, ne serait-ce que parce qu’il constitue la critique la plus affûtée de la notion de vérité. Lui consacrer autant de temps et d’importance serait toutefois un peu déplacé dans une dissertation. Il convient de considérer cette explication dans une perspective de cours davantage que celle d’une dissertation.
        C’est par le langage que Nietzsche met à mal la vérité. Ce texte est finalement l’explication précise de cet autre passage de l’oeuvre: « Qu’est-ce donc que la vérité? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref une somme de relations humaines qui ont été rehaussées, transposées et ornées par la poésie et par la rhétorique, et qui, après un long usage, paraissent établies, canoniques et contraignantes aux yeux d’un peuple: les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores usées qui ont perdu leur force sensible et qu’on ne considère désormais plus comme telles mais seulement comme du métal. »
      
Nous avons vu, en effet, que la vérité réside dans l’accord entre un jugement et la réalité portant sur ce jugement. Cela suppose que la vérité ne peut être que « dite ». Par conséquent. Si je dis qu’il pleut et qu’effectivement, le temps est à la pluie, je dis la vérité, mais cette vérité suppose que l’énoncé « il pleut » est une parfaite retranscription de la réalité du temps pluvieux, ce qui est rigoureusement impossible, parce que l’énoncé était constitué de noms communs et généraux, il est hors de question qu’il puisse rendre compte d’une réalité toujours particulière et remarquable, au sens d’unique. En réalité, il ne fait pas que pleuvoir: une certaine pluie tombe à une certaine vitesse, sous un certain angle qui peut changer avec le vent, etc. Quand je dis la vérité en affirmant qu’il peut, je ne fais que confirmer une erreur. Je valide une fausse étiquette.
        Qu’est-ce qu’un mot en effet? Si je dis que la pierre est dure, « dure » est la qualification de ce que mes nerfs capteurs ont perçu de la pierre. Que cette excitation de dureté corresponde à « une pierre » effective ayant ébranlé mes nerfs de telle sorte que je la trouve dure, c'est ce que je ne peux conclure que par le bais de deux extrapolations: 1)  la pierre existe comme une réalité extérieure (alors que je peux rêver ou halluciner) 2) le mot « dure » rendrait compte correctement de la nature de cette excitation. Si nous appliquions effectivement l’impératif de vérité avec la rigueur implacable requise, notamment par un souci scientifique « véritable » au langage, comment oserions nous utiliser ce qualificatif comme une qualité extérieure, objective, universelle des choses? D’un simple signal nerveux, nous inférons l’existence attestée d’une pierre dure. Tout énoncé est un mot d’ordre: disant que la pierre est dure, j’impose arbitrairement et autoritairement au monde l’idée d’une pierre dure. C’est comme si, par cet énoncé, nous quittions brutalement le rivage purement effectif, mondain, physique d’une pierre qui « est » pour passer à celui des jugements, des hommes, des qualificatifs et des comparaisons: la pierre ne fait pas qu’être: elle est dure. Cela signifie que c’est justement quand nous en restons à de pures observations, à des constats de présence que nous nous situons dans la marge d’énoncés résolument « justes », et c’est paradoxalement quand nous nous mettons en tête de dire la vérité des choses que nous nous condamnons nécessairement à extrapoler, inférer, bref à nous méprendre.
       
Nietzsche attaque ensuite la langue ou les langues davantage que le langage. Nous classons purement arbitrairement des éléments, des forces, des êtres: l’arbre est masculin. Pourquoi? Lorsque nous disons d’un boa qu’il est un "serpent », nous utilisons un substantif qui vient de « serpenter », mais le boa ne fait pas que « serpenter ». Pourquoi avoir choisi, pour nommer cet animal que son aptitude à serpenter?. Le ver serpente également mais pour autant, nous l’appelons « ver ». Nous ne cessons d’invoquer la vérité dans des langues différentes alors même que si nous utilisons la langue de la vérité, il ne pourrait en exister qu’une seule.
   
Nous ne saisissons jamais « la chose en soi ». Cette expression désigne l’objet « pur » en-deçà de toutes nos perceptions. Ce n’est pas seulement que le langage s’arroge arbitrairement le droit de parler des choses, c’est surtout qu’il impose et fait en un sens advenir une certaine façon de voir la chose dont il parle. Le langage construit de toute pièce à l’occasion des choses mêmes, une certaine façon humaine de saisir la chose, laquelle n’est plus dés lors envisagée en elle-même, par elle-même. La pierre n’est pas dure pour elle-même. Nous n’avons aucune idée de ce qu’elle est. Nous en construisons une image et nous collons un mot sur cette image, mais la stricte vérité c’est qu’il ne s’est effectivement produit qu’une impression de dureté. De l’excitation nerveuse première et intérieure nous faisons une image extérieure et nous lui imposons un terme général, passant ainsi hardiment de la dimension du senti à celle de l’image spatiale (imagination) puis à celle du concept (entendement). Tout ceci de façon purement et humainement arbitraire.
   
Nietzsche  utilise alors une comparaison. Les figures de Chladni désignent des dessins de sable sur une plaque que l’on a fait vibrer au gré d’un son. On peut dés lors voir le dessin qui correspond à la fréquence sonore de tel ou tel bruit ou instrument. Si un sourd comprend le processus et voit le dessin qui provient par exemple du bruit du violon, pourra-t-il pour autant dire qu’il a entendu un son? Bien sûr que non. Il en va exactement de même pour une personne qui dit qu’il sait ce qu’est une pierre parce qu’il affirme  qu’elle est dure ou blanche. Nous pensons connaître une chose quand nous lui assignons une multiplicité de qualificatifs, mais plus nous la définissons et plus nous nous éloignons de ce qu’elle est parce que nous avons extrapolé 1) le fait que cette excitation nerveuse de dureté était celle, objective, d’une chose et 2) que cette chose était une pierre (donc comparable, assimilable à d’autres pierres). Mesurons à quel point ce que dit Nietzsche est en un sens indiscutable et à quel point nous passerions pour un simple d’esprit si nous disions que l’énoncé selon lequel la pierre n’est pas dure est faux. Pour vivre avec les hommes et être accepté par eux, il faut dire que la pierre dure, ce qui est vrai dans le langage des hommes, mais arbitrairement induit du point de vue purement effectif de la présence effective des choses.
       
Finalement Nietzsche nous invite à considérer l’idée selon laquelle il est vrai que la pierre est dure si l’on est un être de langage comme l’homme mais il est complètement faux, du strict point de vue de la réalité que la pierre soit pierre. Il est évident qu’une fois opéré cette interprétation complètement arbitraire, une cohérence proprement linguistique « joue » et c’est cela que nous appelons « la vérité », c’est-à-dire la conformité à elle-même d’une systématique complètement renfermée sur elle-même qui est celle du langage. Quand nous disons qu’il est vrai que la pierre est dure, nous ne faisons finalement que faire jouer une vérité pléonastique. Le scientifique, le philosophe et toutes les personnes savantes convaincues de chercher et de trouver la vérité de notre rapport au monde  ne font en réalité que s’enferrer dans une vision close sur elle-même qui ne fait jamais l’expérience du monde, qui ne sort jamais d’elle-même.
        A la lumière de cette critique de la notion de vérité, le sujet prend une nouvelle dimension: peut-on concevoir une démarche scientifique qui serait parvenue à se défaire de ce piège là, de cette croyance à la vérité, trompée par le langage? Peut-on envisager qu’une expérience scientifique prenne contact avec les choses avant ces métaphorisations qui nous font croire que la pierre est dure. Une expérience des choses, avant les mots, n’est-ce pas finalement ce que nous appelons une oeuvre?

c) Vérité sue et vérité crue (Pascal contre Descartes)
       
Nous réalisons que l’énoncé peut prendre ainsi différents sens: ne peut-on concevoir de démarche scientifique a) sans qu’elle se croit vraie? b) sans qu’elle adhère à la notion de vérité? c) sans qu’elle soit prise au piège linguistique dénoncé par Nietzsche de la croyance à la vérité? d) peut-on concevoir une démarche scientifique qui serait assez « athée », débarrassée de toute velléité de croyance au vrai pour « être vraie » maintenant, c’est-à-dire qui ne remettrait pas le moment d’être vraie (ou vérifiée) à plus tard? e) peut-on concevoir une démarche scientifique qui serait assez émancipée de cette croyance qu’elle ne viserait plus du tout à la vérité sans être pour autant n’importe quoi, une science qui émettrait gratuitement, librement , des hypothèses, des modèles d’intelligibilité du réel?
            Pascal considère qu’il est impossible que l’on entreprenne une démarche scientifique sans qu’elle se croit vraie et, en ce sens, il n’est pas sceptique, mais il pose également qu’il faut que l’on croit vrais au début de la recherche certains principes, certains postulats sans lesquels aucun raisonnement ne pourrait se constituer. Toute science se définit par un enchaînement rigoureux de propositions mais il faut bien que cet enchaînement commence par des vérités non pas sues mais crues, sans quoi rien ne saurait se construire. Il faut bien réaliser qu’il tente ici de détruire deux conceptions de la vérité: celle des sceptiques qui affirment qu’il est impossible d’atteindre une vérité quelconque et celle de Descartes qui accordent aux vérités de raison plus d’importance qu’aux vérités de coeur (démonstration de l’idée de Dieu):
« Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le coeur. C'est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c'est en vain que le raisonnement, qui n'y a point de part, essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n'ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point. Quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l'incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car les connaissances des premiers principes: espace, temps, mouvement, nombres, sont aussi fermes qu'aucune que celles que nos raisonnements nous donnent et c'est sur ces connaissances du coeur et de l'instinct qu'il faut que la raison s'appuie et qu'elle y fonde tout son discours. Le coeur sent qu'iI y a trois dimensions dans l'espace et que les nombres sont infinis et la raison démontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres carrés dont l'un soit double de l'autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent et le tout avec certitude quoique par différentes voies - et il est aussi inutile et aussi ridicule que le coeur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu'elle démontre pour vouloir les recevoir. »
        Pascal pose donc contre Descartes l’absolue nécessité de croire pour savoir, ou en d’autres termes, d’adhérer sans restrictions ni preuves à des principes, à des intuitions, à des sentiments dont nous ne pouvons douter, bien que nous ne puissions en prouver la vérité. La certitude que nous avons de ne pas rêver ne repose sur aucune preuve, mais il ne faut en déduire que l’incapacité de notre raison à le démontrer et en aucun cas qu’il serait possible que je rêve. Nous voyons bien ici la différence profonde avec Descartes qui pousse le doute jusqu’à envisager qu’un Dieu trompeur me fasse croire à des sensations trompeuses:
       
« Toutefois il y a longtemps que j’ai dans mon esprit une certaine opinion, qu’il y a un Dieu qui peut tout, et par qui j’ai été créé et produit tel que je suis. Or qui me peut avoir assuré que ce Dieu n’ait point fait qu’il n’y ait aucune terre, aucun ciel, aucun corps étendu, aucune figure, aucune grandeur, aucun lieu, et que néanmoins j’ai le sentiment de toutes ces choses, et que tout cela ne me semble point exister autrement que je le vois ? Et même, comme je juge quelquefois que les autres se méprennent, même dans les choses qu’ils pensent savoir avec le plus de certitude, il se peut faire qu’il ait voulu que je me trompe toutes les fois que je fais l’addition de deux et trois, ou que je nombre les côtés d’un carré, ou que je juge de quelque chose encore plus facile, si l’on se peut imaginer rien de plus facile que cela. Mais peut-être que Dieu n’a pas voulu que je sois déçu de la sorte car il est souverainement bon. Toutefois, si cela répugnerait à sa bonté, de m’avoir fait tel que je me trompasse toujours, cela semblerait aussi lui être aucunement contraire, de permettre que je me trompe quelquefois, et néanmoins je ne puis douter qu’il le permette. »
        On ne peut imaginer ici d’opposition plus radicale: autant Pascal choisit de révoquer très vite le doute notamment dans les sensations que nous avons en rêve, autant Descartes l’utilise et le prolonge le plus loin qu’il le peut. Puisque nous avons coutume de poser l’existence d’un être qui « peut tout », il ne semble pas illogique de penser qu’il puisse aussi me tromper, abuser de ma croyance, laquelle ne suffit jamais à poser une certitude viable. C’est comme si Descartes franchissait allègrement les défenses promptement dessinées par Pascal. Puisque Dieu est omnipotent et que sa puissance est infinie, il n’est aucune vérité de foi qui tienne. C’est justement parce qu’il est infini qu’il peut me tromper, alors que pour Pascal cet infini impose l’exigence de la croyance. Puisque nous sommes sans cesse témoins de la certitude revendiquée de personnes qui sont pourtant abusées, il se peut que la certitude que j’ai que 2+3=5 soit finalement une illusion. C’est un moment réellement fascinant qui ne dure qu’un moment et pendant lequel Descartes est, pour autant, que cela ait du sens, "Nietzschéen », avant l’heure, à cette différence près que pour Nietzsche ce moment durera toujours. C’est comme si un Descartes  sceptique se donnait magnifiquement et implacablement la réplique:
- Dieu est souverainement bon. Pourquoi s’amuserait-il ainsi à me tromper?
- Mais s’il était aussi souverainement bon, pourquoi me trompe-t-il quelquefois puisque il ne fait aucun doute que nos sens nous trompent parfois. Un Dieu absolument bon ne nous gratifierait pas de sensations parfois fausses. Or c’est bien ce qu’il fait.
       
On sait que Descartes ne reviendra définitivement de son scepticisme de méthode (démarche scientifique) que lorsque le malin génie, aussi industrieux soit-il à me tromper toujours, ne saurait faire que cette pensée qu’il abuserait ainsi continuellement ne soit pas puisque même une pensée trompée ne peut ignorer qu’elle est.  En d’autres termes, on ne peut entreprendre de démarche rigoureuse, s’efforçant réellement de connaître une vérité qu’en prenant d’emblée le parti « de ne pas croire ». C’est bien là ce que l’on pourrait appeler « l’héroïsme de Descartes ». Jusqu’où peut-on pousser cette volonté de ne pas croire? Jusqu’à ne plus croire en Dieu, répond-t-il, d’une certaine façon puisqu’un Dieu trompeur ne serait plus Dieu. C’est le « je pense donc je suis » qui constitue, dans l’ordre chronologique des méditations la première de toutes les certitudes et ce n’est pas une certitude crue: je ne peux réellement pas penser que je ne suis pas sans être, donc je suis, quitte à n’être que cette pensée de ne pas être, et ce n’est pas là une pensée que je crois, c’est une pensée que je conçois maintenant. Ce que Descartes reconnaît comme évidence première et indubitable c’est l’être à soi d’une pensée effective. On ne peut donc concevoir de démarche rationnelle et certaine qu’en se retenant de croire à la vérité mais en en faisant l’expérience véritable par l’efficience d’une pensée instante.
       
Contre Descartes, Pascal dissocie au sein même de la démarche scientifique deux modalités de certitude aussi structurellement différentes que complémentaires: je sais intuitivement qu’il y a trois dimensions dans l’espace, que les nombres sont infinis, mais je conclue rationnellement par la démonstration que de deux nombres carrés, l’un ne saurait être la moitié de l’autre. Il est aussi inutile de vouloir démontrer que les nombres sont infinis que de vouloir simplement croire que le carré d’un nombre puisse égaler l’autre carré d’un autre nombre. Quelque chose de Pascal croit aux certitudes bien rangées, à l’esprit scientifique et croyant qui sait quand il faut démontrer et quand il faut croire, mais il crée ainsi, au coeur même de l’exigence de rationalité la plus exacerbée que l’on puisse concevoir, de l’interdit, du « sacré », comme si la volonté d’expliquer ou de rendre compte par la démonstration d’une certitude devait impérativement et comme par décret, se résigner, s’humilier comme il le dit dans ce passage. « Croire à la vérité » ne constitue ainsi selon lui en aucun cas un oxymore, mais le moment incontournable de toute démarche scientifique authentique.
2) Pour être scientifique, faut-il qu’une démarche se croit vraie?
    a) « Ananke stenaï »: il faut bien s’arrêter » Aristote

        Historiquement, nous savons que c’est au 5e siècle avant JC, en Grèce, qu’est apparue progressivement cette façon de penser «rationnellement » notre rapport à l’univers, à la vie. Le logos peu à peu se déprend du mythos et propose des modalités d’explication logiques, causales des faits, des évènements, des phénomènes. Même si dans son oeuvre « Métaphysique », Aristote parle davantage de la philosophie que de la science, c’est bien d’elle qu’il est question ici. Il faut insister sur le fait que les questions et les conclusions proposées par philosophes présocratiques, comme Héraclite, Empédocle, etc. que l’on présente comme des philosophes, consistaient en réalité à s’interroger sur les éléments constituant l’univers et se rangeraient davantage aujourd’hui sous l’appellation de la science.
       
        « Enfin c'est à juste titre qu'on nomme la philosophie, la science théorétique de la vérité. En effet, la finalité de la spéculation, c'est la vérité ; celle de la pratique, c'est l'œuvre ; et les praticiens, quand ils considèrent le comment des choses, n'examinent pas la cause pour elle-même, mais en vue d'un but particulier, d'un intérêt présent. Or, nous ne savons pas le vrai si nous ne savons pas la cause . De plus, une chose est vraie par excellence, quand c'est à elle que les autres choses empruntent ce qu'elles ont en elles de vérité ; et, de même que le feu est le chaud par excellence, parce qu'il est la cause de la chaleur des autres êtres ; de même la chose qui est la cause de la vérité dans les êtres qui dérivent de cette chose est aussi la vérité par excellence.C'est pourquoi les principes des êtres éternels sont nécessairement l'éternelle vérité. Car, ce n'est pas dans telle circonstance seulement qu'ils sont vrais ; et il n'y a rien qui soit la cause de leur vérité ; ce sont eux au contraire qui sont causes de la vérité des autres choses. En sorte que tel est le rang de chaque chose dans l'ordre de l'être, tel est son rang dans l'ordre de la vérité.
Il est évident qu'il y a un premier principe, et qu'il n'existe ni une série infinie de causes, ni une infinité d'espèces de causes. Ainsi, sous le point de vue de la matière, il est impossible qu'il y ait production à l'infini ; que la chair, par exemple, vienne de la terre, la terre de l'air, l'air du feu, sans que cela s'arrête. De même pour le principe du mouvement : on ne dira pas que l'homme a été mis en mouvement par l'air, l'air par le soleil, le soleil par la discorde, et ainsi à l'infini. De même encore, on ne peut, pour la cause finale, aller à l'infini et dire que la marche est en vue de la santé, la santé en vue du bonheur, le bonheur en vue d'autre chose, et que toute chose est toujours ainsi en vue d'une autre. De même enfin pour la cause essentielle.
Toute chose intermédiaire est précédée et suivie d'autre chose, et ce qui précède est nécessairement cause de ce qui suit. Si l'on nous demandait de trois choses laquelle est cause, nous dirions que c'est la première. Car ce n'est point la dernière : ce qui est à la fin n'est cause de rien. Ce n'est point non plus l'intermédiaire : elle n'est cause que d'une seule chose. Peu importe ensuite que ce qui est intermédiaire soit un ou plusieurs, infini ou fini. Car toutes les parties de cette infinité de causes, et, en général, toutes les parties de l'infini, si vous partez du fait actuel pour remonter de cause en cause, ne sont également que des intermédiaires. De sorte que si rien n'est premier, il n'y a absolument pas de cause. »
        Il existe en effet une différence entre connaître pour connaître (philosophie) et connaître afin d’utiliser (pratique). La philosophie (et il est possible ici de la remplacer par la science) ne vise aucunement à produire des objets ou des ustensiles utiles aux hommes. Leur seule finalité est de connaître la vérité. Aristote distingue finalement la question du comment (pratique) et la question du pourquoi (science). Nous connaissons la vérité d’un phénomène non seulement lorsque nous pouvons en déterminer la cause mais aussi lorsque nous avons remonté la chaîne de causalité jusqu’à ce que ce que nous pourrions appeler la cause éminente (c’est du moins, ainsi que Descartes la définira 20 siècles plus tard: « une entité, en effet peut exister de trois façons: objectivement dans l’idée que nous en avons, formellement dans l’être que représente cette idée, éminemment dans le principe d’où cet être tire sa réalité ») de ce phénomène ou de cet élément.
    La notion de cause est cependant si fondamentale dans ce passage qu’il convient de la définir dans les termes mêmes d’Aristote. Or nous savons qu’il est l’auteur d’une spécification très précise de cette notion. Il distingue en effet, quatre types de causalité:

La cause matérielle: par exemple, la cause de la statue est le marbre dans lequel elle est taillée
La cause formelle: la cause de la statue est le corps qui est utilisé comme modèle de la statue
La cause efficiente: la cause de la statue est le sculpteur
La cause finale: la cause finale de la statue est la beauté de la statue, ce pour quoi elle a été sculptée
       
Or nous comprenons bien ici qu’il n’est question d’aucune de ces causes. S’il nous faut utiliser le concept de cause « éminente » pour définir le type de causalité dont il est question dans ce texte, c’est que cette notion est trop forte pour se reconnaître en l’une d’entre elles.  Aristote évoque plutôt dans ce passage la cause première et supérieure qui explique et justifie qu’une chose soit, autrement dit ce qui contiendrait à la fois de cette réalité sa « raison » (logos) et sa raison d’être. Si par exemple telle pierre est chaude, c’est à cause d’une source de chaleur qu’elle l’est mais plus encore du feu du volcan. Pour définir la vérité d’une chose, il ne suffit donc pas de trouver d’où elle vient, encore faut-il avoir compris le principe d’où vient qu’elle soit telle qu’elle est, c’est-à-dire la cause d’où vient son être, le fait qu’elle soit telle et pas autrement. C’est en ce sens que l’on peut également parler de « causalité nécessaire ». Résumons: la vérité d’une réalité réside dans sa causalité éminente et nécessaire.
        Pourquoi cette mise au point est-elle aussi importante? Parce qu’il ne suffit pas de remonter en amont d’un phénomène dans une logique exclusivement causale pour en déterminer la vérité mais il faut également parvenir à la cause suffisamment première et éminente d’un point de vue ontologique pour être cause du fait que cette réalité soit ce qu’elle est. Il est évident pour Aristote que nous parviendrons ici à la vérité du phénomène ou de la substance en question.
        Il faut donc qu’il y ait un premier principe.J’ai bien expliqué quelque chose de la chaleur de cette pierre en attribuant l’origine de cette chaleur au volcan d’où elle est a été projetée, mais je n’ai fait que rétrocéder de la qualité d’une chose à sa cause seconde. Pour dire la vérité du phénomène de la pierre chaude, il faut que je remonte jusqu’à l’origine même, soit le feu: la vérité élémentaire de ce phénomène. La vérité de la chaleur de la pierre c’est le feu.
        Aristote applique ainsi cette définition de la vérité en tant que causalité éminente et nécessaire à la cause matérielle (la chair), au mouvement, à la cause finale. Il n’est aucune de ces causalités qui puisse se poursuivre à l’infini. « Il faut bien s’arrêter » (Ananké Stenaï). C’est ainsi qu’Aristote conclut par une considération chronologique: la primarité. La vérité d’une chose se définit donc par la connaissance a) de sa cause b) de sa cause éminente c) de sa cause première (étant entendu qu’il en existe nécessairement une).
        Toute la conception aristotélicienne de la vérité repose donc sur trois « postulats »: aucun phénomène ne saurait exister sans a) être causé b) devoir son être à un principe éminent c)   être le moment d’une chaîne de causalité remontant à un principe (princeps: début).  La causalité, l’éminence et la primarité de la vérité d’un phénomène constituent bel et bien des postulats propres à la notion même de la vérité que nous pourrions finalement résumer de la façon suivante: il est impossible qu’une chose soit sans qu’elle tienne cette vérité d’autre chose que d’elle-même et sans que cette « autre » chose soit plus « éminente » qu’elle, sans qu’elle soit à elle-même son propre principe, sans qu’elle soit « première ». Aussi rigoureuse et indiscutable que soit la démonstration d’Aristote dans le rapport entre l’existence d’un phénomène et la détermination de « sa vérité », elle ne saurait pour autant, résister à l’argument Nietzschéen, à savoir que s’il est exact qu’on ne saurait définir la vérité d’un phénomène sans connaître sa cause éminente, nécessaire et première, il n’est pas pour autant avéré que cette vérité suive une autre logique que celle des  conditions d’énonciation de cette vérité. En se donnant  comme objectif de formuler la cause éminente d’un phénomène, ce qui justifie qu’elle soit telle qu’elle est, Aristote suit bel et bien la démarche du logos, lequel signifie également langage. Que telle réalité soit formulable, qualifiable, traduisible par des termes linguistiques généraux , c’est ce qui ne saurait évidemment faire le moindre doute, mais nous savons bien que c’est cette évidence que contestera Nietzsche.
       
Par conséquent les termes et les conditions mêmes de cette vérité décrite par Aristote sont « posés comme tel par « un argument d’autorité », autant dire une croyance, ce que rend parfaitement le « il faut" de l’expression célèbre du philosophe grec: « il faut bien s’arrêter ». Comme le dira Gilles Deleuze, cette formulation est un « cri », une affirmation "auto proclamée" à laquelle nous pouvons adhérer, ou pas. Une démarche scientifique, au sens aristotélicien du terme, se croit donc vraie, et ne pourrait en aucune manière se concevoir indépendamment de l’efficace de cette auto proclamation.
b) Le statut de l’expérience dans la science moderne à partir de Galilée
        La conception aristotélicienne de la science repose donc sur la capacité de l’esprit humain à remonter aux principes éminents des phénomènes, à trouver la cause première éminente et nécessaire de telle ou telle réalité, et c’est bien ce que les notions de « Cosmos » et de « Logos » induisent, à savoir qu’il existe une nécessité, un ordre à l’oeuvre en toute chose de l’univers et que la raison (logos) de l’homme ne pourra rien déterminer de scientifique que de général: « Il n’y a de science que du général, d’existence que du particulier ». La raison se trouve donc fondamentalement dans la nature, laquelle « ne fait rien en vain » et la science consiste à mettre en oeuvre des démarches rationnelles qui suivent et découvrent la raison qui oeuvre dans l’univers.
        A quelle vérité s’agit-il donc de croire ici? A une vérité « donnée », c ‘est-à-dire à la capacité de l’homme de découvrir la cause éminente et première de tout phénomène, étant entendu que rien ne saurait se produire sans ordre ni raison dans un « Cosmos ». Selon Emmanuel Kant, c’est à une toute autre conception du vrai et de la raison que les scientifiques du 17e siècle comme Galilée Torricelli, Stahl doivent ce qu’il appelle une révolution dans le domaine des Sciences:
« Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d'accélération dû à la pesanteur déterminée selon sa volonté, quand Torricelli fit supporter à l'air un poids qu'il savait lui-même d'avance être égal à celui d'une colonne d'eau à lui connue, ou quand, plus tard, Stahl transforma les métaux en chaux et la chaux en métal, en leur ôtant ou en lui restituant quelque chose, ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même d'après ses propres plans et qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu'elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d'avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin.
      Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d'une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l'autorité de lois, et de l'autre, l'expérimentation qu'elle a imaginée d'après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu'il plaît au maître, mais, au contraire, comme un juge en fonction qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose. »
                                                                                                       Emmanuel Kant

        Ce que Galilée et l’importance cruciale qu’il a accordé à l’expérience ont apporté de nouveau à la physique, c’est cette idée selon laquelle il n’y avait rien à « découvrir » de la nature tant qu’on ne lui poserait pas de question structurée par une hypothèse, par une « idée » dont l’origine se trouverait exclusivement dans l’esprit du savant.  Dans ce passage de « la préface à la seconde édition de la critique de la Raison Pure », il convient d’insister plus que tout, en effet, sur les expressions qui font signe d’une idée, d’une conjecture dont il s’agit de tester la fiabilité: « selon sa volonté » « qu’il savait lui-même d’avance » « que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans », etc. Autant, pour la science aristotélicienne dont les préceptes firent autorité sous l’influence et la férule de la scolastique, il n’est question que de découvrir la rationalité à l’oeuvre dans la nature, autant la science moderne, selon Emmanuel Kant, ne se pose plus réellement la question de « la raison de l’univers » mais questionne la nature à partir de la raison humaine, partant du principe que rien ne sera compris de l’univers qu’à partir de ce que notre raison est à même de concevoir. "Ce n’est plus à notre connaissance de se régler sur les objets mais aux objets de se régler sur notre connaissance ».
        Pour les philosophes de la Grèce antique, l’univers était naturellement et évidemment rationnel, pour Galilée, il est question de « décrypter » l’univers car son harmonie n’est pas aussi évidente que pour les anciens. Kant va encore plus loin en c considérant qu’il n’est pas question de se laisser guider par la nature, mais plutôt de l’interroger à partir de ce que nous pourrons comprendre d’elle. Il n’est rien d’une nécessité naturelle qui se manifestera à nous car la nécessité et la causalité sont dans notre esprit et non dans le monde. C’est davantage à partir des lois qui régissent notre pensée que nous pourrons apprendre quelque chose de la nature plutôt qu’en attendant qu’elle nous « parle ». De fait, nous ne comprenons pas sa langue. Imposons lui de répondre à un interrogatoire en bonne et due forme (à savoir autoritairement, et dans « notre » langue) pour en retirer des principes et des lois d’autant compréhensibles par notre raison qu’elle en sera l’initiatrice. Notre raison ne peut rien comprendre de l’univers que ce qu’elle en conçoit préalablement selon ses propres lois: telle est selon Kant, le moteur de la formidable avancée de la science moderne du 17e siècle, et cela répond parfaitement à notre problème initial car aucune démarche scientifique ne saurait alors se concevoir sans croire à « sa » vérité, du moins en ce sens qu’il n’y a plus rien à attendre d’une vérité naturelle se révélant presque miraculeusement à nous comme une apparition.
Mais s’agit-il bien de « la » vérité, au sens le plus classique de la notion, à savoir d’adéquation entre la chose et l’idée, entre le jugement et la réalité sur laquelle il se porte? Non, ce que cette conception nouvelle de la science comprend du réel, c’est exclusivement ce qu’elle peut en comprendre, la connaissance des noumènes demeure inaccessible. Nous ne pouvons pas connaître la réalité pure, mais seulement les phénomènes, c’est-à-dire la réalité telle que nous la percevons. C’est bien pourquoi il n’est question que de « critique », c’est-à-dire de limites. Il y a donc quelque chose de cette science moderne qui renonce à la vérité « pure », mais qui se ressaisit dans l’acquisition maîtrisée de ce qu’elle peut saisir de la réalité. Autrement dit, de telle loi nécessaire que l’esprit humain aura saisie dans l’enchaînement de tel et tel phénomènes, nous pourrons concevoir qu’elle est moins authentiquement à l’oeuvre dans la nature qu’effective au regard de l’esprit humain qui l’aura « pressentie », « formulée ». Ne demandons pas à la pensée humaine de saisir ce qui est résolument hors de sa portée. Nous ne pouvons pas concevoir de démarche scientifique sans « prendre les devants », comme le dit Emmanuel Kant, c’est-à-dire sans formuler d’abord des hypothèses, sans structurer des conjectures. Nous présumons de telle loi qu’elle est bel et bien effective dans l’enchaînement de tel et tel faits, et l’expérience confirmera ou infirmera notre supposition, comme les expériences sur la chute des corps ont confirmé que Galilée avait raison contre Aristote, mais il ne s’ensuit pas que les théories de Galilée soient définitives sur cette question, ni qu’elles soient « vraies ».
c) La falsifiabilité (Karl Popper)
        Les thèses défendues par Kant sont extrêmement éclairantes sur ce qu’il convient d’entendre par « démarche scientifique ». Elle désigne une idée, une supposition que l’esprit humain formule comme une question que l’on posera à la nature, un peu comme un commissaire de police interroge un témoin à partir de certaines hypothèses sur le déroulement du crime. Il faut donc que la démarche scientifique croit à « une » vérité, sans quoi elle serait totalement dépourvue du souci d’expliquer la réalité, mais il importe également qu’elle n’en conclue pas pour autant avoir déterminé « la » vérité, puisque selon Kant, nous n’avons pas accès à la vérité pure des noumènes, c’est-à-dire des choses en soi. On pourrait dire, par conséquent, qu’aucune démarche scientifique ne saurait se concevoir sans supposer qu’elle est vraie, mais également sans jamais se donner à elle-même un statut qui serait supérieur à celui de la supposition. L’esprit scientifique pourrait ainsi se rapprocher de celui d’une pratique qui consisterait dans une croyance  rationnelle qui « se sait » et ne s’accorde pas à elle-même plus de crédit qu’elle ne le peut ni ne le doit.
        Comme le dit Nietzsche: « la discipline de l'esprit scientifique ne commencerait-elle pas seulement au refus de toute conviction? C’est probable… » Mais il reste alors à déterminer comment une démarche scientifique pourrait par elle-même se maintenir ainsi toujours au seuil de ce franchissement fatidique de la conviction, de la croyance d’être vraie. C’est bien ce que la notion de falsifiabilité de Karl Popper établit de façon claire:
« Les théories ne sont donc jamais vérifiables empiriquement (…) Toutefois j’admettrai certainement qu’un système n’est empirique ou scientifique que s’il est susceptible d’être soumis à des tests expérimentaux. Ces considérations suggèrent que c’est la falsifiabilité et non la vérifiabilité d’un système qu’il faut prendre comme critère de démarcation. En d’autres termes, je n’exigerai pas d’un système scientifique qu’il puisse être choisi une fois pour toutes, dans une acception positive mais j’exigerai que sa forme logique soit telle qu’il puisse être distingué, au moyen de tests empiriques, dans une acception négative : un système faisant partie de la science empirique doit pouvoir être réfuté par l’expérience. »
                                                              (La logique de la découverte scientifique, 1934)
       
On reconnaît une thèse scientifique à ceci qu’elle n’affirme rien, mais qu’au contraire, elle soit entièrement énoncée sous une forme réfutable, c’est-à-dire telle que l’on puisse soumettre à des tests de vérification dont aucun ne sera jamais investi du pouvoir de la vérifier définitivement. Ce qui fait la scientificité d’une proposition, c’est très exactement cette marge entre le réfutable et le réfuté. Une fois réfutée, la proposition est annulée, mais elle est viable tant qu’elle réfutable sans être encore réfutée. L’idée fondamentale de Karl Popper réside finalement dans la détermination à la fois stricte et incontournable de l’expérimentation. Aucune théorie ne saurait être scientifique sans être « expérimentable » (il va de soi que Karl Popper n’évoque ici que les sciences expérimentales à l’exclusion de celles dont le critère est celui de la seule cohérence interne: mathématiques, algèbre, géométrie), mais pour aussi incontournable qu’elle soit, l’expérimentation n’en est pas pour autant cruciale, c’est-à-dire qu’une expérience confirmant la théorie ne la vérifie pas pour autant. La science ne se croit jamais vraie, telle est sa force. Elle va même plus loin que ça: elle ne cesse de s’imposer à elle-même des tests susceptibles de la mettre en échec.
« C’est la falsifiabilité et non la vérifiabilité d’un système qu’il faut prendre comme critère de démarcation. » Une théorie scientifique est finalement une thèse qui attend d’être réfutée, une erreur qui attend d’être établie comme telle, une erreur en sursis finalement. Karl Popper insiste sur le fait qu’une expérience sera toujours réalisée dans un certain temps et dans un certain lieu, sans pouvoir jamais prétendre à une universalité de fait. Ce qu’elle confirme n’est donc que provisoirement valide. Par contre, son efficacité est totale et radicale d’un point de vue négatif: il suffit qu’une seule fois la thèse ait été contredite pour qu’elle soit fausse. Dans la science, ce qui est définitif ce n’est pas le vrai mais c’est le faux. Nous pouvons donc complètement inverser les termes mêmes de l’énoncé du sujet: une démarche scientifique n’est concevable qu’en tant qu’elle se croit fausse et se juge continuellement susceptible d’être démentie pas les faits. C’est parce qu’elle se croit potentiellement fausse, et ne cesse d’oeuvrer dans ce sens en se testant qu’elle est est scientifique.
 3) Une démarche scientifique a-théorique est-elle possible?
  a) La montre et les ressorts cachés de la nature (Descartes et Einstein)
        Dans la perspective défendue par Karl Popper, nous pourrions dire que l’hypothèse ne sort jamais réellement de son statut et n’accède pas à la dignité « théorique », puisque elle n’est jamais « vérifiée ». Toutefois, ce n’est pas parce qu’une démarche scientifique ne se croit pas vraie qu’elle cesse de croire à la vérité en tant qu’idée régulatrice. La courbe asymptotique ne croit peut-être pas qu’elle se confondra jamais avec l’axe des abscisses, ce n’est pas pour autant qu’elle ne suit pas sa direction. Elle y croit puisque c’est bel et bien lui qui dirige et oriente sa forme, mais cette « croyance » consiste purement et simplement dans un effet de « polarisation » dont l’efficace conditionne intégralement sa nature même. Et si la vérité ne valait en science qu’à titre de fiction régulatrice?
        Il est troublant de constater que Descartes et Einstein, avec trois siècles d’écart, envisagent tous les deux cette éventualité en utilisant à chaque reprise la même image: celle de la montre dont les ressorts sont cachés et dont on ne peut comprendre le fonctionnement que par analogie, comme si le mode effectif et authentique de fonctionnement demeurait éternellement obscur au chercheur:
« On répliquera encore à ceci que, bien que j’aie peut-être imaginé des causes qui pourraient produire des effets semblables à ceux que nous voyons, nous ne devons pas pour cela conclure que ceux que nous voyons sont produits par elles. Parce que, comme un horloger industrieux peut faire deux montres qui marquent les heures en même façon, et entre lesquelles il n’y ait aucune différence en ce qui paraît à l’extérieur, qui n’aient toutefois rien de semblable en la composition de leurs roues : ainsi il est certain que Dieu a une infinité de divers moyens, par chacun desquels il peut avoir fait que toutes les choses de ce monde paraissent telles que maintenant elles paraissent, sans qu’il soit possible à l’esprit humain de connaître lequel de tous ces moyens il a voulu employer à les faire. Ce que je ne fais aucune difficulté d’accorder. Et je croirai avoir assez fait, si les causes que j’ai expliquées sont telles que tous les effets qu’elles peuvent produire se trouvent semblables à ceux que nous voyons dans le monde, sans m’enquérir si c’est par elles ou par d’autres qu’ils sont produits ».
Descartes, Les principes de la philosophie, (1644), IV.

        Un esprit méthodique et scientifique ne doit pas se mettre en tête de définir les moyens utilisés par Dieu pour mettre en oeuvre tous les « mécanismes » du vivant, mais seulement ceux dont les effets seraient identiques à ceux que nous voyons fonctionner dans la nature. L’image de la montre fait ici double emploi, non seulement parce que les rouages sont cachés par le boîtier mais aussi et surtout parce que Descartes est mécaniste, c’est-à-dire qu’il considère que tous les ensembles organiques et animés que l’on voit à l’oeuvre dans le monde sont comme des machines régies par des enchaînements de ressorts, ou encore comme des parties qui ne sont pas reliées entre elles par l’intelligence du tout mais seulement par des rapports de cause à effet, exactement comme une montre est constituée par des rouages qui sont comme des éléments inconscients de l’ensemble dont ils font partie.
       
Descartes dessine donc ici comme une limite au travail de recherche du scientifique, lequel n’a pas à déterminer les causes véritables de tous les phénomènes naturelles mais seulement des enchaînements « crédibles » susceptibles de produire les mêmes effets. L’intelligibilité parfaite de la nature nous échappe, mais la science accomplit son oeuvre quand elle propose des modèles susceptibles de rendre compte des mêmes effets que ceux que nous observons. Contrairement à ce qu’il affirme, ce n’est pas exactement la même définition que celle que proposait Aristote pour qui c’était bien la causalité éminente, nécessaire et première des faits qu’il s’agissait de découvrir. Pour le philosophe grec, l’ordre qui régit l’univers est apparent et non caché. On peut donc comprendre pourquoi les phénomènes sont ce qu’ils sont. Ici Descartes ne s’oppose pas seulement à Aristote en limitant la science à la question du « comment ? » mais plus encore en suggérant qu’il n’est question pour elle que de proposer un comment « crédible », « plausible ». Tout ce que la science peut comprendre d’un pommier, c’est la constitution d’un modèle susceptible de donner des pommes. Il n’est pas question de décrire la vérité des causes des phénomènes mais de proposer des modèles capables de produire les mêmes effets. Une démarche scientifique n’est donc plus tenue de croire à la vérité de ce qu’elle énonce mais seulement de son caractère vraisemblable, au sens propre du terme: « semblable au vrai ».
        Les formulations utilisées par Albert Einstein et Léopold Infeld trois siècles plus tard sont un peu plus explicites et reprennent littéralement non seulement l’image de la montre mais aussi le rapport de la croyance au vrai:
« Les concepts physiques sont des créations libres de l'esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. Dans l'effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l'homme qui essaie de comprendre le mécanisme d'une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n'a aucun moyen d'ouvrir le boîtier. […]
Mais le chercheur croit certainement qu'à mesure que ses connaissances s'accroîtront, son image de la réalité deviendra de plus en plus simple et expliquera des domaines de plus en plus étendus de ses impressions sensibles. Il pourra aussi croire à l'existence d'une limite idéale de la connaissance que l'esprit humain peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la vérité objective ».
Albert Einstein et Léopold Infeld, L’Evolution des idées en physique (1936), Éd. Flammarion, coll. Champs, 1982, pp. 34-35.

       
Qu’est-ce que la vérité objective? C’est la limite idéale à laquelle le scientifique « croit », celle qui doit animer ses recherches au même titre que celle d’un horizon ultime dont il s’agit de se rapprocher constamment en « croyant » possible de l’atteindre mais sans jamais y parvenir effectivement. Pour Descartes comme pour Einstein, la vérité ne vaut qu’à titre de référence, de fiction régulatrice dont la limite idéale revêt une fonction de polarisation, d’attraction, créant ainsi un champ magnétique dans la teneur duquel une pratique se construit, s’effectue, progresse mais ne se satisfait jamais d’un authentique accomplissement. La croyance au vrai produit un effet d’aimantation, ce qui signifie qu’il n’est pas concevable de lancer une démarche scientifique sans « credo », mais, en même temps, il ne saurait être question, comme c’est le cas dans la foi, de croire à autre chose qu’à ce simple effet d’aimantation. Finalement cette définition de la vérité comme limite idéale fait « sens », mais rien d’autre. Il s’agit bien ici de croire à la vérité sans « se croire » vrai.
b) « Contre la méthode » Feyarabend   
        Mais il existe certaines expériences dont les résultats mettent en échec jusqu’aux protocoles mêmes de validation qu’elles étaient pourtant sensées confirmer ou infirmer. L’expérience imaginée par Young pour déterminer si la lumière est corpusculaire ou ondulatoire produit en effet des résultats troublants dés lors que l’on utilise son protocole pour définir la nature des électrons. Lorsque nous envoyons des billes contre une plaque trouée en deux endroits, certaines billes vont passer par ces trous et impacter un écran situé derrière la plaque dans le prolongement des deux ouvertures. Une bille est comme un corpuscule. Par contre si l’on fait la même expérience dans l’eau avec une digue trouée en deux endroits, on constatera que l’écran dessine plusieurs raies parce que l’on aura envoyé non pas un bille mais une vague c’est-à-dire une onde. L’onde traversera la digue en devenant deux trains d’ondes qui vont par la suite donner lieu à un phénomène d’interférences: le haut de la vague du train d’onde passé par la fente A va heurter le bas du train de la même vague passée par la fente B, de telle sorte que plusieurs raies se dessineront sur écran capteur. On dispose ainsi d’un critère de différenciation parfait permettant d’analyser la nature d’un rayon de lumière ou d’une projection d’électrons.
   
Partant de l’hypothèse selon laquelle l’électron est corpusculaire, on devrait a priori s’attendre à ce que l’écran capteur des impacts situé derrière la plaque trouée dessine deux raies correspondant à chacune des deux ouvertures mais c’est un patron d’interférences (plusieurs raies) qui se détache progressivement de l’écran, accréditant ainsi l’hypothèse d’une nature ondulatoire des électrons. Si l’on envoie les électrons un à un, le même résultat finit par apparaître sur le récepteur d’impacts. Plaçant à la sortie des deux brèves un détecteur d’électrons, on observe un phénomène dont il est difficile de rendre compte si l’on reste fidèle au principe logique du tiers exclu, à savoir que l’électron observé ne se comporte pas de la même façon que l’électron non détecté. Si l’on capte d’électron à la sortie des brèches, on se rend compte qu’il sort bien de la brèche A ou de la brèche B mais si l’on ne place pas le détecteur, il faut bien reconnaître qu’il se comporte comme une onde et sort à la fois de la brèche A et de la brèche B. Les conditions d’observation de la réalité transforment cette réalité: le détecteur fait advenir à la réalité un électron corpusculaire alors que son absence confirme la teneur ondulatoire de l’électron. Quelque chose ici contredit la logique élémentaire selon laquelle une chose ne peut se comporter en même temps comme si elle était en même temps deux choses différentes.
       
C’est cette expérience qui manifesta pour la première fois cette évidence selon laquelle les lois régissant l’infiniment petit (physique quantique) n’étaient pas les mêmes que celles  qui régulent les phénomènes macroscopiques. Dans la fameuse expérience de pensée dite du chat imaginée par Erwin Schrödinger, le fait de fermer la boîte correspond exactement, dans l’expérience des fentes de Young, au fait de ne pas installer de détecteur à la sortie des brèches. Que l’électron puisse passer par la fente A et par la fente B comme une onde aboutirait au fait que le chat serait à la fois mort et vivant. Schrödinger prouve ainsi qu’il est impossible d’appliquer à la dimension des objets macroscopiques (le chat) les mêmes lois que celle des objets microscopiques (l’électron).
        En un sens, cette expérience et la nouvelle conception de la physique qui s’y préfigure permettent d’accorder aux thèses défendues par le philosophe des Sciences Paul Feyerabend un certain crédit:
« La connaissance […] n'est pas une série de théories cohérentes qui convergent vers une conception idéale ; ce n'est pas une marche progressive vers la vérité. C'est plutôt un océan toujours plus vaste d'alternatives mutuellement incompatibles (et peut-être même incommensurables) ; chaque théorie singulière, chaque conte de fées, chaque mythe faisant partie de la collection force les autres à une plus grande souplesse, tous contribuant, par le biais de cette rivalité, au développement de notre conscience. Rien n'est jamais fixé, aucune conception ne peut être omise d'une analyse complète […]
Experts et profanes, professionnels et dilettantes, fanatiques de la vérité et menteurs - tous sont invités à participer au débat et à apporter leur contribution à l'enrichissement de notre culture ».
Contre la méthode, traduction B. Jurdant et A. Schlumberger, Seuil, Paris, Le Seuil, 1988, p. 27.


   
Or, la perspective défendue par Feyerabend est radicalement contraire à celle de Descartes et Einstein en ceci qu’elle réduit à néant cette conception d’une vérité qui vaudrait comme fiction régulatrice de la science. Il n’existe pas de convergence ni d’orientation ni d’effet de polarisation d’une vérité « une » qui orienterait le travail des scientifiques en faisant valoir la croyance en la vérité. Selon Feyarabend, chaque théorie est un mythe qui permet de résoudre intelligemment des problèmes, mais de façon dispersée, un peu comme un « il était une fois » pertinent, riche, fécond mais nous n’avons pas à demander et encore moins à attendre de la science. Il convient ici de ne pas se tromper sur les thèses de Feyerabend: défendre qu’une théorie scientifique est « comme un conte de fées » ne constitue pas, à ses yeux, une critique, car le conte est intelligent, profond, instructif à sa manière mais il nous faut renoncer à ce mensonge d’une convergence, d’une intelligence globale de la nature. La science s’apparente à une mythologie rationnelle. Nous créons des modèles d’intelligibilité du réel qui constituent déjà par eux-mêmes et en eux-mêmes, des « histoires » pertinentes, rationnelles. Ce qui se manifeste en elles n’est rien d’autre que la capacité de l’esprit humain à raconter des histoires au gré d’une modalité de constitution des récits moins imaginaire que pour la mythologie mais pas forcément moins éloignée de la vérité qu’elle. Avec Feyerabend, nous nous trouvons pour la première fois en présence d’une conception de la démarche scientifique qui ne croirait pas même à la vérité à titre de référence. Lorsque le penseur autrichien soutient, dans un anti-cartésianisme radical l’idée d’un anarchisme constitutif de la démarche scientifique, la question se pose alors de savoir jusqu’où peut aller cet esprit anarchiste: est-il capable de résister à la critique nietzschéenne de la vérité? 
c) « Il était une fois » (les univers multiples)
        Que faudrait-il, en effet, que soit une démarche scientifique pour ne croire en rien, pas même en la vérité? Nietzsche prend ici, un malin plaisir à pointer la contradiction fondamentale de la science: elle se distingue des autres formes de discours en manifestant à l’endroit de toute conviction (croyance) un scepticisme méthodique et exacerbé, mais en même temps, elle laisse en son propre sein se développer l’esprit même de la croyance en la vérité. C’est exactement comme si Nietzsche avait à l’avance perçu la contradiction interne au critère de la falsifiabilité de Karl Popper: il est vrai que le propre d’une thèse scientifique consiste à se défier continuellement et « expérimentalement » de la croyance d’être vraie, mais la notion même de vérité n’en demeure pas moins efficiente dans le processus même de falsification, de résistance à la réfutation par lequel Popper définit la démarche scientifique:
« La discipline de l'esprit scientifique ne commencerait-elle pas seulement au refus de toute conviction? ... C'est probable; reste à savoir si l'existence d'une conviction n'est pas indispensable pour que cette discipline elle-même puisse commencer, et l'existence d'une conviction si impérieuse, si absolue qu'elle force toutes les autres à se sacrifier à elle ? On voit par là que la science repose sur une croyance. " La science est-elle nécessaire ? " Il faut, pour que la science puisse se former, que cette question ait reçu auparavant une réponse non seulement affirmative, mais affirmative à tel point qu'elle exprime ce principe, cette foi, cette conviction : " Rien n'est plus nécessaire que le vrai; rien en comparaison n'a d'importance que secondaire. »
        La critique de Nietzsche est particulièrement fine: en quoi consiste la science, finalement? Dans l’observation et l’application systématique d’un regard qui présuppose dans la nature des rapports nécessaires et universels entre les phénomènes. Ce qui semble absolument incompatible avec la science, c’est l’efficience d’un regard neutre qui se contenterait de souligner l’existence de phénomènes sans tenter de faire le lien avec d’autres jusqu’à envisager que des lois, des rapports de cause à effet. Imagine-t-on un scientifique qui, comme Miss Dalloway, s’engagerait à ne plus juger, à se méfier des mots, des symboles pour ce qu’ils induisent nécessairement de généralisation abusive, d’esprit de caricature? Imagine-t-on un scientifique qui se méfierait suffisamment de toute thèse, de toute assertion, pour ne plus même émettre une hypothèse, dans tout ce que sa simple formulation suppose d’assimilation douteuse?
       
La distinction fondamentale entre la cosmogonie et la cosmologie pourrait être à ce titre, envisagée dans une perspective aussi originale que pertinente. Quoi de plus inconciliable que ces deux disciplines, de prime abord? Autant la cosmogonie regorge d’images et de récits imaginaires, d’êtres fantastiques et surnaturels, autant la cosmologie s’appuie au contraire sur des analyses et des observations précises, scientifiquement mises en oeuvre et corroborées. Il est néanmoins une croyance fondamentale qui les relie toute à la fois intimement et primitivement, antérieurement, c’est la certitude que les phénomènes dont il s’agit de rendre compte soit rationnellement (cosmologie) soit irrationnellement (cosmogonie) se rapportent les uns aux autres dans le cadre d’un monde unifié. « Il était une fois un monde » constitue finalement le fond de croyance commune à ces deux discours aussi différents soient-ils l’un de l’autre. Jusqu’où la science peut-elle aller dans la remise en cause de ce présupposé qu’est la croyance en l’unité?
       
Les interrogations récentes sur la notion « d’univers multiple » prennent un relief tout particulier dans cette perspective. La possibilité que tout acte aussi minime soit-il s’effectue dans « ce » monde sur le fond de toutes les autres variables se produisant en autant d’univers distincts du notre mais non moins réels relève-t-elle vraiment de la science fiction? Si nous passons cette idée de « plurivers » au crible de tous les critères définissant le caractère scientifique d’une proposition, il est troublant de se rendre compte qu’il n’en est qu’un seul qui puisse correspondre:
La notion d’univers multiple ne revêt aucune cohérence interne, puisque au contraire on pourrait dire qu’elle « externalise » tout fait, qu’elle le sort de toute possibilité d’intériorisation au sein d’un cadre.
A quelle réalité pourrait-elle s’appliquer « adéquatement » puisque elle diffracte la notion même de réel?
Elle ne prédit rien précisément parce qu’elle prédit. « tout » et que plus rien n’est improbable. Tout se produit dans toutes les possibilités, dans tous les univers « possibles » (lesquels sont réels)
Cette théorie des univers multiples n’est pas falsifiable puisque le fait même qu’il existe un autre univers suppose que nous ne puissions le soumettre à vérification dans le nôtre. Si les univers multiples existent, il fait partie intégrante de leur définition que nous les percevions jamais dans le notre.
Par contre, aussi étrange que cela puisse paraître, la théorie du multivers est « économique » en termes de « concepts ». Elle n’impose pas de nombreux postulats pour rendre compte de certains faits se produisant dans certaines expériences comme celle des fentes de Young. En effet lorsque nous plaçons le détecteur, il est clair que l’électron passe par le fente A ou par la fente B mais nous savons que si nous ne le plaçons pas, il passe par la fente A et par la B (comme une onde). La question que se pose alors est celle de savoir où l’électron passe par la fente B quand le détecteur, dans notre monde, l’observe traversant la fente A. Il semble bien que la position du détecteur fasse advenir une certaine réalité, en lieu et place d’une autre et l’hypothèse d’un « autre » univers dans lequel il passe par la fente B acquiert ainsi un certain droit de cité, qui résout économiquement une situation mathématiquement « indigeste ».
       
Il ne s’agit pas de donner à cette perspective des univers multiples plus d’assise théorique qu’elle ne peut en revêtir et sa fertilité dans le domaine de la science fiction ne peut manquer de sembler suspecte aux yeux de nombreux scientifiques de profession. Pour autant, les résistances notables à la simple évocation de cette perspective pointent quelque chose que Nietzsche avait pressenti: c’est bel et bien au nom d’un certain esprit scientifique que d’aucuns refusent d’accorder le moindre crédit à cette notion, mais n’est-ce pas précisément en tant qu’elle remet en question la croyance en l’unité de notre monde qu’elle se révèle aussi scandaleuse? N’est-ce pas précisément parce qu’elle attaque la base non prouvée d’une conviction (celle que le monde est UN) qu’elle se voit ainsi expulsée autoritairement de la science?
        il n’existe pas de discipline s’imposant à elle-même des critères de validité plus élevés que la science mais c’est précisément dans le mouvement même de leur application, dans l’effet de totalisation et de réduction au même et à l’unité des lois de la nature que la démarche scientifique se révèle incapable de donner à son scepticisme son plein épanouissement comme si, aussi loin que l’on puisse aller dans l’exercice systématique du doute, demeurait encore le présupposé qu’aucune pensée ne saurait se concevoir sans être systématique, c’est-à-dire sans partir du principe qu’une connaissance n’est viable qu’en tant qu’elle est capable de tout ramener à l’unité d’un ensemble systématique. On peut demander à une démarche scientifique de tout remettre en cause mais pas de remettre en question le présupposé qu’aucune connaissance ne puisse se concevoir sans être intégrée à l’existence d’un Tout.

Conclusion
   
La question de savoir si une démarche scientifique peut se concevoir sans croire à la vérité se divise donc en deux significations. Dans un premier temps, nous nous sommes interrogés sur la possibilité qu’elle puisse se constituer sans se croire vraie. Si dans un premier temps, la conception de la science selon Aristote impose les notions préalables de cause éminente et nécessaire, la rupture imposée par la science moderne et le statut de l’expérience dans la connaissance a grandement remis en cause ce présupposé, notamment grâce à l’éclairage d’Emmanuel Kant. C’est dans cette perspective que Karl Popper finira par imposer l’idée selon laquelle c’est plutôt la croyance d’être fausse qui impulse et caractérise la démarche scientifique. Mais l’énoncé de la question posée peut également s’entendre dans le sens de savoir si une démarche scientifique peut être envisagée sans que l’on croit à la notion même de vérité (perspective Nietzschéenne). La récurrence de la métaphore de la montre notamment chez Descartes et Einstein, manifeste bien cet écart entre ce que l’on peut connaître et ce que l’on connaît sans remettre en cause l’idée qu’il existe bien néanmoins, aussi inatteignable soit-elle, une vérité dernière à connaître. Pour trouver des considérations de la science allant jusqu’à contester ce rapport à une vérité, il nous a fallu citer des thèses aussi extrêmes que celles de Feyerabend. C’est néanmoins dans la continuité du mouvement qu’il a initié qu’une nouvelle conception de la science, illustrée par les contradictions imposées à la science contemporaine par la physique quantique (fentes de Young) qu’est apparue la question problématique de la pensée du multiple. Le scepticisme méthodique de la science peut-il s’attaquer à ce présupposé induit par la notion même de méthode qu’est l’unité de la pensée et la démarche d’unification du savoir, du "scio » (je sais) de la science? Cette question amène au premier plan la notion même de falsifiabilité, dont Karl Popper faisait le critère décisif du discours scientifique. Si aucune proposition ne saurait se définir comme scientifique dés lors qu’il est impossible de poser sa réfutation possible, alors l’idée d’univers multiple ne saurait en aucune façon se considérer comme scientifique, mais en même temps, la science se révèle incapable de porter le doute jusqu’à la nécessaire et finalement arbitraire unification des lois dans l’unité d’un seul ensemble. A la question initiale qui était celle de savoir si une certaine conception de la science pourrait prendre en compte la critique Nietzschéenne de la vérité et ne pas croire à tout ce que cette notion recèle finalement de présupposé et, à ce titre, d’illusoire, la réponse est peut-être en train de se jouer à la capacité de la science de prendre en compte de nouvelles modalités de pensée, moins éloignées de la science fiction qu’auparavant et plus proches de ses thèmes privilégiés (le multivers). Pour s’engager résolument dans cette voie, il semble nécessaire qu’une science aussi a-théologique qu’a-théorique voit enfin le jour et suive la direction tracée par Friedrich Nietzsche: « Il me semble important qu’on se débarrasse du tout, de l’unité, de je ne sais quelle force, je ne sais quel absolu (…) Il faut émietter l’Univers, perdre le respect du Tout, reprendre comme proche et comme nôtres, ce que nous avions donné à l’inconnu et au Tout. »

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