mercredi 1 mai 2019

Collapsosophie: la sagesse du désastre

 (Le ton de cet article est délibérément humoristique, mais il s'appuie sur plusieurs articles ou extraits de conférence de Pablo Servigne. Si on se retient de blaguer sur un sujet aussi profond et grave, alors, c'est VRAIMENT à désespérer)

Tout « youtubeur » digne de ce nom, et plus encore, toute personne suffisamment sensée pour savoir vers où il convient de porter toute son attention en ce début du mois de mai 2019 a bien conscience que la seule affaire qui vaille en ce moment, c’est le troisième épisode de la saison 8 de Game of Thrones. Il n’y aura aucun « spoiler » dans cet article, et d’ailleurs je n’ai pas vu cet épisode (mais il n’est pas facile de se maintenir dans l’ignorance ce qui s’y passe). Tout ce que l’on peut en dire sans gâcher la fête, c’est qu’on y voit finalement la bataille des vivants contre les morts. C’est finalement ce que dit Gendry à Aria qui le questionne sur l’armée des morts vivants qui se rapprochent de Winterfell: « ils sont la mort ». Ce qui importe dans cette bataille, c’est que les humains qui y participent ne se battent plus pour la maison des Stark, des Lannister, pour les sauvageons, ni simplement pour eux-mêmes mais pour les vivants.
        Evidemment ce n’est pas nouveau et de nombreux réalisateurs avaient déjà fait leurs armes sur cet exercice de style qu’est la guerre entre la vie et la mort. Mais ce classique scénaristique est néanmoins sujet à variations et nous trouvons, notamment dans les deux derniers opus des Avengers une figure de méchant particulièrement intéressante: Thanos. Pourquoi?
       
Parce qu’il ne correspond pas du tout au méchant avide de pouvoir qui veut imposer sa paranoïa à tous les habitants de la planète. La raison pour laquelle on voit, à la fin de Infinity War, Thanos effacer arbitrairement (c’est mal!) la moitié de la population des humains, c’est tout simplement celle que l’on retrouve dans la thèse de Thomas Malthus, philosophe  auteur en 1798 de l’essai sur le principe de population. Et ce qu’il dit est simple: on ne peut pas continuer à stimuler ainsi le chiffre des naissances sans épuiser les ressources d’une planète qui ne sont pas infinies. Bref, pour la première fois, la position du méchant n'est ni intenable, ni irrationnelle, ni paranoïaque. Pourquoi pas changer de camp pour une fois ? » « Thanos est-il aussi mal dégrossi que son physique agressif de déménageur de piano breton le laisse à penser? Avec le Joker de Christopher Nolan (la plus convaincante figure de gros méchant jamais tournée), nous avions le défenseur du Désordre, le révélateur quasi Schopenhauerien de l’absurdité du Vouloir-Vivre, le malin génie ontologique, l’inventeur de la « chaotique attitude ». Au contraire, Thanos veut de l’ordre et il le veut pour des raisons écologiques. (Bon Evidemment si vous voulez réfléchir sérieusement à la disparition et à l’attitude à adopter face à elle, il faut voir, revoir et rerevoir « the leftovers » de Perotta et Lindelof, et rererevoir).
        Dans un article tout récent publié dans les Inrocks, on trouve sous la plume de Jacky Goldberg cette prise de position sans appel: « Aussi, peut-être est-ce la fatigue cumulée de ces onze années de super-héroisme vengeur qui nous pousse au crime de lèse-majesté, mais avouons-le, pendant la grande bataille finale, nous étions team Thanos. Tant pis pour Iron Man et ses potes. »
       
Se pourrait-il que nous soyons arrivés à cette « expérience limite », à cette forme ultime de superhéroïsme qui pourrait commencer à nous faire espérer la défaite de tous ces super héros systématiques et un peu benêts, défenseurs aveugles d’une condition humaine clairement  et enfin perçue comme « bio-incompatible »? Se pourrait-il que défendre la vie, ce soit cesser de défendre systématiquement  l’homme? Ne pourrait-on pas, enfin, essayer de trouver les yeux de Tony Stark (Tiens? Encore un Stark!) derrière son tambour de machine à laver profilée, et lui dire qu’en fait, il n’est pas du tout la solution mais l’expression hyper-stéréotypée du problème, du self made man ultra-libéral qui ne sait pas s’arrêter et commence un peu à nous gonfler avec ses discours pseudo christiques sur le devoir de sauver la start-up « monde »? (il est trop tard pour éviter la catastrophe mais on peut se consoler en se donnant le droit de louper « Avengers: Endgame »)
        

Et les marcheurs blancs dans tout cela? Comme nous le rappelle Jacky Goldberg, il ne faut pas oublier leur origine. Nous savons depuis la saison 6, qu’ils ont été créés par les enfants de la forêt pour tuer les humains coupables de détruire les arbres sacrés. Ce qui anime le roi de la nuit, au-delà d’un look qui puisse faire passer Marilyn Manson pour un scout de l’église catholique de France, c’est la nuit, comme une diète que l’on impose à un corps saturé de toute la graisse de Port Réal (et honnêtement: pourquoi pas?)
       
Je n’ai pas vu ce troisième épisode, mais comme il y en a encore trois, cette guerre contre les marcheurs blancs de la diète finale me semble avoir peu de chances de se clore par la mort de toutes les héroïnes et de tous les héros.  Par ailleurs, je n’imagine pas non plus le roi de la nuit s’assoir à une table et « discuter » de la décroissance avec la corneille à trois yeux (d’ailleurs honnêtement c’est pas facile de parler, les yeux dans les yeux, avec une telle corneille, non?). Donc, il y a des chances pour que l’affrontement final se situe davantage entre Cerseï (si elle n’est pas morte de cirrhose avant, vu la vitesse avec laquelle elle finit son verre, sacré Cerseï!) et Daenerys que dans la conscience enfin éveillée des survivants: mais au fait: « pour quoi on se bat ? »
        Aussi rattrapées soient-elles par les exigences du Box-office, ces figures de méchants ou ces perspectives d’apocalypse doivent attirer notre attention, ne serait-ce que parce qu’elles coïncident avec cette nouvelle discipline dont les ouvrages se multiplient récemment: la collapsologie. Développée par Pablo Servigne et Raphaël Stevens, ce terme regroupe plusieurs domaines de compétence et essaie d’envisager sereinement ce qui apparaît comme un futur de plus en plus proche: celui de l'effondrement de la civilisation « thermo-industrielle ». Par ce terme, il faut simplement entendre une civilisation dont l’économie et l’industrie fonctionnent grâce aux énergies fossiles (gaz, charbon et pétrole). Les auteurs de cette nouvelle discipline sont des scientifiques dont les conclusions ne sont pas catastrophistes si, par ce terme, on entend la prédiction de la fin de l’humanité, ou encore la démarche de ces personnes qui défendent toujours, par principe l’idée selon laquelle « le pire est à venir » (si par « pire » on entend « la mort », ces pessimistes de nature nous disent que l’on va mourir…sans déconner? Je pense ici à Cioran qui s’est fait passer pour un grand écrivain pour une « oeuvre » que l’on pourrait toute entière réduire à ce message d’une profondeur abyssale: si tu vis, tu meurs…Merci Emile! Tu prends encore une suze?).
       
Finalement les thèses scientifiques défendues par Servigne et Stevens sont au nombre de cinq:
- Nous ne pouvons pas continuer à soutenir une croissance économique infinie dans un monde fini.
- Nous sommes en train de dépasser les limites physiques de l’écosystème: réchauffement climatique, pic pétrolier, richesse des sols, etc.
- De fait nous allons bientôt subir une décroissance massive à la fois des biens (notamment de première nécessité comme l’eau), des personnes, des services. Cela va se produire autour des années 2050.
- Cet effondrement est absolument inévitable
- La technologie ne peut pas nous aider ici car la crise dont il est question est celle des ressources. Envisager comme certains auteurs de science-fiction que l’on puisse coloniser d’autres planètes est impossible: nous n’avons plus assez d’énergie disponible.
        Pablo Servigne insiste beaucoup sur les émotions qu’il a vécu depuis qu’il travaille sur ce sujet. En contrepoint du Godwin point, il évoque le « Oh! My God point! », c’est-à-dire des réalisations, des moments de sidération liés à des découvertes, aux résultats de certaines courbes de statistiques. Ainsi par exemple, l’approvisionnement qui nous permet d’acheter de la nourriture est entièrement dépendant du pétrole. Un réchauffement qui ferait monter la température moyenne de la terre à plus de 2 degrés serait terrifiant, enfin les systèmes globaux comme le climat ou l’économie réagissent de façon complètement imprévisibles quand certains seuils sont franchis et ils sont en train d’être franchis.
        Pour bien illustrer ce qui est en train de se passer, Pablo Servigne utilise l’image d’une voiture. Elle correspond à la civilisation thermo-industrielle. Mettons qu’elle soit prise de la volonté de ne jamais cesser d’accélérer: c’est bien ce qui se passe et c’est ce que nous appelons « la croissance ». Mais même si elle ne cesse ainsi d’accélérer l’accélération (ce que l’on appelle croissance exponentielle), elle est quand même limitée par la contenance de son réservoir et ce que nous atteignons maintenant c’est cela, c’est la réserve, cette petite partie d’essence qui permet encore à la voiture d’avancer alors que la jauge indique que le réservoir est vide. Cela arrive de temps en temps aux automobilistes: ils roulent à l’aveugle en sachant que rien ne leur permet plus de savoir combien il leur reste de carburant et en cherchant désespérément une station service, sauf que pour la civilisation thermo-industrielle: il est sûr qu’il n’y a plus de station-service.
       
Il est intéressant, sous cet angle, de pointer ces représentants d’associations des automobilistes qui montent au créneau dés que l’on parle de taxes ou de restrictions de carburants. Il y a bel et bien un problème politique, social, et économique de répartition mais nous savons bien aussi que tôt ou tard, il faudra penser à des moyens de locomotion qui ne fonctionneront plus avec des énergies fossiles (réduction drastique des transports aériens). Tout un mode de vie nouveau en découlera. Il faut l’appeler de nos voeux et encourager ces changements de société plutôt qu’évoquer la liberté individuelle de se déplacer. Nous ne sommes plus dans la civilisation des droits de l’homme, mais tout simplement dans celle de "l’après pic pétrolier ». Nous passons de l’holocène à l’anthropocène. Ces considérations nous imposent en effet de prendre assez de recul pour percevoir que depuis 10000 ans nous vivons une période postérieure à l’ère glaciaire qui a naturellement réchauffé le climat et fait monter le niveau des océans, mais l’évolution qui se produit maintenant constitue une nouvelle donne, une nouvelle distribution des cartes.
        Nous venons de définir la vitesse de la voiture, maintenant il faut savoir sur quoi elle roule. Elle fonce à vive allure dans ce que Servigne appelle des systèmes complexes, c’est-à-dire des structures humaines ou naturelles dont l’équilibre est précaire à cause de tous les éléments constituant ce système. Dans la composition de ces systèmes neuf frontières sont essentielles, vitales:
- le climat
- la biodiversité
- l’affectation des terres (composition des sols)
- l’acidification des océans
- la consommation d’eau douce
- la pollution chimique
- l’ozone stratosphérique (ce qui permet d’absorber une bonne part du rayonnement solaire)
- le cycle de l’azote et du phosphore (le phosphore est essentiel pour les acides nucléiques)
- la charge en aérosols de l’atmosphère.

       
Les quatre critères marqués en gras sont ceux pour lesquels nous avons déjà franchi le seuil critique. Cela s’apparente à la sortie de route de la voiture qui non seulement va de plus en plus vite mais plus sur la route, sans garantie donc d’un revêtement préalablement tracé. La civilisation thermo-industrielle, c’est une voiture qui roule de plus en plus vite à travers champs, créant la route a posteriori, après l’avoir tracée.
        Qu’est-ce qui explique l’absence totale de réaction des décideurs, de la plupart des responsables politiques? Trois facteurs principaux:
Notre culture occidentale s’est construite sur certains principes de base comme la sédentarité, la propriété privée, l’idée d’une croissance infinie, la croyance téléologique d’un sens de l’histoire, du progrès. Si c’est notre culture qui nous apprend à penser, comment penser ce qui est incompatible avec cette culture? Comment penser ce que notre culture ne peut pas penser faute des outils adéquats? Il faudrait une pensée qui ne soit plus conditionnée par les acquis de notre culture? Est-ce possible? Peut-on penser ce contre quoi notre culture s’est constituée comme sa raison d’être de le nier: le complexe au sein même du vivant et du naturel.
Nos connexions neuronales, selon Servigne, ne nous permettent pas d’envisager que la catastrophe soit en train de se passer insensiblement, lentement. Ils nous faut des menaces claires, identifiables. Nous partons du principe que le problème est devant nous alors qu’il est « nous », ou en tout cas, une certaine façon d’être « nous ».
L’expression « aller droit dans le mur » que l’on pourrait appliquer à notre situation est fausse parce que si c’était un mur, nous en rendrions compte, mais nous vivons bien en ce moment dans une zone limitrophe, un no man’s land entre la frontière et la limite. Nous ne nous confrontons pas encore physiquement avec de l’impossible, du réel mais psychiquement et nous pouvons composer, nous constituer de toute pièce une psyché aveugle. C’est très intéressant philosophiquement: Aristote nous parle de la philosophie comme de la capacité à s’étonner devant ce qui est, ne sommes nous pas en train de passer à une nouvelle conception de la philosophie qui pourrait se définir comme l’aptitude à être lucidement sidéré à la perspective avérée du désastre et la nécessité de penser quelque chose de nouveau.
       

 Ne peut-on envisager un coup de volant pour rejoindre la route ou un coup de frein?   Pour se rendre compte de la difficulté d’envisager rationnellement une telle possibilité, il suffit d’observer les réactions que l’on crée dans une discussion même amicale quand sont lancées les expressions de « décroissance », de "retour à des énergies renouvelables", de limitation de l'usage de la voiture. On est immédiatement ciblé comme « écolo-bobo-gauchiste »
L'heure du beauf (0:47 - 1: 15)
Pierre Chasseray


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