samedi 2 novembre 2019

Est-ce un devoir d'aimer Autrui? - Clarification du plan

1) Faut-il aimer Autrui pour créer un lien civique et, ainsi,  « faire société »?
    a) De quoi le lien civique est-il fait? (Aristote et Hobbes)
    b) La question de la nature humaine
2) L’amour d’autrui peut-il se concevoir et s’ériger en tant que devoir moral?
    a) L’amour passion, l’amour passif
    b) Du respect de la loi à l’amour d’Autrui (Kant)
    c) L’amour comme idéal régulateur
3) Le devoir d’aimer autrui (de se porter garant de lui) s’appuie-t-il sur le respect d’une loi universelle ou sur l’expérience de sa rencontre?
    a) le visage et le commandement
    b) Le désir et l’infini
Conclusion: 

ATTENTION: il convient de lire les développements suivants avec une certaine distance: pour clarifier le plan proposé, je décris de façon assez synthétique ce que contiendrait chacune des parties et sous-parties de la dissertation mais, en aucun cas, les résumés qui suivent ne peuvent être considérés comme des éléments à reprendre « littéralement » dans votre travail. Si la compréhension de tel ou tel auteur vous pose problème, ces précisions vous éclaireront je l’espère, mais il n’est pas question de reprendre à la lettre ces tentatives d’élucidation puisque elles sont rédigées dans le seul souci de faciliter la compréhension et l’utilisation des  arguments, et non dans une perspective méthodologique.

1) Faut-il aimer Autrui pour créer un lien civique et, ainsi,  « faire société »?
Le devoir d’aimer Autrui peut d’emblée se concevoir comme l’affirmation d’un lien « d’amabilité » à partir duquel le projet de vivre ensemble dans un Etat, dans une cité organisée par des lois peut en effet se réaliser. Quand Aristote affirme que « l’homme est, par nature, un animal politique », il suggère que l’homme est spontanément enclin à vivre avec ses semblables, lesquelles deviennent grâce à la polis (cité) ses concitoyens. Cette thèse répond donc clairement « oui » au sujet: on peut se faire un devoir d’aimer autrui parce que, pour l’homme, l’autre est naturellement aimable. Toutefois, on peut d’emblée faire remarquer que cette partie ne prend pas la notion de « devoir » avec assez de rigueur dans la mesure où si effectivement Autrui était naturellement digne d’être aimé, on ne voit pas pourquoi il importerait de se faire violence en le prescrivant comme un devoir (sachant qu’un devoir suppose que l’on se force à…). Cette partie ne serait-elle pas hors sujet? Non, pas du tout, ne serait-ce que parce qu’elle va nous permettre de dépasser le point de vue de Hobbes pour lequel l’homme est naturellement méchant. La critique par cet auteur d’une essence fondamentalement aimable de l’être humain repose sur un constat: le fait que nous n’aimons que nos proches, mais c’est justement pour cela qu’il faut s’imposer d’éprouver ce qui ne se fait pas de soi. Cette partie prend donc la notion de devoir dans une acception faible (c’est-à-dire non kantienne) mais en même temps elle nous fera progresser vers Kant et nous permettra d’affiner la réflexion en pointant ce qui, des positions de Hobbes et de Freud, ne va pas assez loin pour traiter efficacement le problème.
    a) De quoi le lien civique est-il fait? (Aristote et Hobbes)
Nous devons aimer autrui parce que nous avons à composer avec lui une communauté dans laquelle aucun de nous ne sera lésé, laissé pour compte. Selon Aristote, nous sommes naturellement enclins à le faire, notamment parce que la nature nous a doté d’un langage qui nous permet de nous faire une idée de ce qui est juste et de ce qui est injuste alors que les animaux ne communiquent que par des signaux et n’expriment que des sensations ou des avertissements. Le devoir d’aimer autrui ne fait donc sens que dans la mesure où il nous permet de prolonger ce dont la nature nous a dotés et ce qui nous gratifie de la possibilité de parfaire notre humanité. C’est un devoir pour tout homme que de cultiver l’’excellence de ce que c’est qu’être homme et nous n’y parviendrons qu’au sein d’une cité liée entre elle par la philia (et pas l’Eros évidemment). Mais sur quoi repose la philia? Sur deux qualités: l’égalité et la réciprocité, lesquelles se trouvent également constituer des vertus citoyennes:
« l’amitié entre les gens de bien est bonne et s’accroît par leur liaison même. Et ils semblent aussi devenir meilleurs en agissant et en se corrigeant mutuellement, car ils s’impriment réciproquement les qualités où ils se complaisent » 
        Le problème, selon Hobbes dans une telle conception vient de ce qu’il s’appuie sur une conception totalement erronée de la nature humaine, laquelle est malveillante et surtout intéressée, c’est-à-dire exclusivement préoccupée de son seul intérêt. Si Aristote avait raison suggère Hobbes, nous serions tous amis les uns des autres et non seulement de quelques-uns. Or que voit-on réellement s’activer dans l’efficace de nos mises en relation et de nos amitiés? « les honneurs et l’utilité » dont ils nous permettent de jouir. Nous ne sommes « amis », voire amicaux qu’avec celles et ceux qui peuvent nous apporter un profit matériel ou honorifique.
        Freud enrichit cette démonstration par la notion e mérite: ne serait-il pas juste d’aimer indistinctement toute personne Autre indépendamment du mérite particulier qui lui revient ou pas? Si j’aime par principe tout ce qui fait d’une personne qu’elle est autrui et seulement ça, non seulement je ne prendrai pas en compte ce qui fait de telle personne qu’elle incarne à mes yeux la perfection d’une qualité que j’apprécie par-dessus tout mais, de plus, j’insulte les personnes proches qui se font un devoir de cultiver mon amitié et seulement la mienne. Comment faire don de son amour à une personne si cet amour est dépourvu de toute exclusivité. Etre aimé, c’est pouvoir jouir de la certitude d’être l’élu de la personne aimante.
    b) La question de la nature humaine
Les arguments de Hobbes et de Freud peuvent se résumer en quatre points faisant obstacle à l’idée même d’amour spontané d’autrui:
La nature humaine n’est pas bienveillante (Hobbes)
L’intérêt est ce qui motive les relations humaines (Hobbes)
L’amour se mérite au regard de la perfection de ce que nous estimons être une qualité (Freud)
Comment la personne aimée pourrait-elle se réjouir d’un amour adressé à toute autre personne? (Freud)
L’opposition de Hobbes à Aristote nous permet de mieux comprendre le fond du sujet. Les hommes étant ce qu’ils sont, en l’occurrence méchants selon Hobbes, on ne voit pas comment ils pourraient être naturellement disposés à constituer une cité, un Etat. Il est vrai que cette thèse contrarie celle d’Aristote, mais précisément:n’est-ce pas à cause de cette absence même de disposition naturelle à l’amour de l’autre qu’il convient d’en prescrire le « DEVOIR ». Les discussions sur la nature de l’homme sont pareillement stériles du fait même que toute proposition sur la n nature de l’homme est  structurellement « inargumentable ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle est si souvent utilisée par l’opinion, laquelle croit faire de la philosophie quand précisément elle y renonce, car la question n’est pas du tout celle de savoir si l’homme est naturellement bon ou mauvais, mais ce qu’il « doit » être. Tout jugement commençant par « l’homme étant ce qu’il est » est d’emblée suspecte, voire nulle parce que nous trouvons autant de faits attestant qu’il est naturellement bon que le contraire, et rien dans ces jugements n’est testable, vérifiable, utilisable par un raisonnement.
Lorsque Hobbes affirme que l’intérêt est ce qui anime les relations humaines, peut-être a-t-il raison mais cela ne contredit pas totalement les idées d’Aristote: il s’agit de créer dans la cité un intérêt général « inter-essant » les citoyens les uns aux autres. Inter-esse en latin signifie « être entre ». Vivre en cité c’est être inter-essé par un intérêt commun et cette communauté d’intérêts peut tout aussi bien se concevoir en s’appuyant sur la philia d’Aristote que sur l’égoïsme de Hobbes. C’est bien la raison pour laquelle Aristote évoque la réciprocité comme faisant partie intégrante de la philia.
Contre Freud, il est clair que toute argumentation contre la nature humaine est inopérante et peu de penseurs ont détruit avec autant de brio que Freud cette idée d’un substrat naturel présent chez l’homme. Mais ici encore les arguments de Freud nous permettent d’affiner le sens que peut revêtir la réponse positive à la question du sujet, car lui qui pourtant évoque au début de son livre « le sentiment océanique » ne traite ici que d’amour au sens d’Eros, ou Philia mais aucunement d’Agape, amour qui donne sans souci de réciprocité. Si nous voulons aller au fond du sujet, il nous faut abandonner toute référence à l’idée d’une spontanéité de l’amour universel puisque s’agit précisément d’en faire un « devoir », ce qui signifie qu’en effet, il n’est pas donné à l’homme d’aimer son prochain et que c’est précisément à cause de cela que cela suppose un travail sur soi, une contrainte intérieure, peut-être même un « sacrifice ».
2) L’amour d'autrui peut-il se concevoir et s’ériger en tant que devoir moral?
Dans cette 2e partie , il s‘agit donc de donner au terme de « devoir » son acception forte avec Kant, en instant d’abord sur:
a) L’amour passion, l’amour passif
« L’amour est une affaire de sentiment et non de volonté ; je ne peux aimer parce que je le veux, encore moins parce que je le dois ; il s’ensuit qu’un devoir d’aimer est un non-sens. »
                                     Kant - Doctrine de la vertu
C’est ici que l’on peut poser tout ce qui distingue le sujet transcendantal et le moi empirique. Si l’homme est « enclin » à aimer Autrui, on ne voit pas comment il pourrait s’en faire un devoir puisque en effet l’amour est une inclination (enclin) alors que le devoir décrit précisément cet effort  de la raison par lequel une volonté se débarrasse de tout motif d’ordre empirique, affectif, pour vouloir vouloir et s’émanciper de la passion.
b) Du respect de la loi à l’amour d’Autrui (Kant)
C’est à ce moment qu’il s’agit d’être le plus convaincant parce qu’en Kant s’effectue un moment crucial de la problématisation du sujet. Comment le même auteur peut-il à la fois défendre l’idée exprimée dans la citation précédente et celle-ci:
« La maxime de bienveillance (l’amour pratique de l’homme) est un devoir de tous les hommes les uns envers les autres, qu’on les juge ou non dignes d’amour, d’après la loi éthique de la perfection : “aime ton prochain comme toi-même”. »
                                    Kant
…qui finalement semble défendre exactement le point de vue contraire? Tout s’éclaire dés lors que l’on comprend que Kant ici assimile l’amour au respect ou à la bienveillance, lesquels sont bel et bien des sentiment  mais cependant des sentiments particuliers: « Quoique le respect soit un sentiment, ce n’est point un sentiment reçu par l’influence; c’est, au contraire, un sentiment spontanément produit par un concept de la raison, et par là même spécifiquement différent de tous les sentiments premiers comme l’inclination ou la crainte.
   
Cette nuance est vraiment fondamentale, Kant nous dit que le respect d’autrui n’est pas un sentiment que nous subissons par inclination mais que nous produisons volontairement grâce au souci d’universalité de notre raison. Il n’est pas question de ressentir une empathie profonde à l’égard de notre prochain mais de la vouloir, de la créer de toute pièce, qu’autrui soit effectivement aimable ou pas, tout simplement parce qu’aucune loi universelle ne pourrait s’édicter sans ce sentiment de devoir respecter son prochain non seulement en tant que fin mais aussi dans les fins qui sont les siennes:
« Au sujet du devoir méritoire envers autrui, la fin naturelle que poursuivent tous les hommes, c’est leur bonheur propre. Or, à coup sûr l’humanité pourrait subsister, si personne ne contribuait en rien au bonheur d’autrui, tout en s’abstenant d’y porter atteinte de propos délibéré ; mais ce serait là cependant qu’un accord négatif, non positif avec l’humanité comme fin en soi, si chacun ne tâchait pas aussi de favoriser, autant qu’il est en lui, les fins des autres. Car le sujet étant une fin en soi, il faut que ses fins, pour que cette représentation produise chez moi tout son effet (bei mir alle Wirkung), soient aussi, autant que possible, mes fins. » 
Aucune action ne saurait être morale si sa maxime ne peut être ériger comme maxime universelle et servir de loi à tous les hommes. Sous cet angle on ne voit pas comment aimer pourrait être moral, a fortiori un devoir puisqu’aimer est une inclination que nous ne décidons pas et qui surgit accidentellement l’occasion de telle ou telle rencontre. Mais il y a cette autre formulation de l’impératif catégorique:
« Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. »
Que signifie-t-elle? Qu’être humain impose le respect aussi bien dans sa personne que dans celle des autres. Si nous remplaçons le respect par l’amour bienveillant (agape), nous trouvons exactement une certaine formulation du « devoir d’aimer autrui », et nous sommes en droit de le faire. Dans nos rapports sociaux et professionnels, il est évident que nous pouvons voire devons parfois utiliser nos semblables qui nous servent à mener à bien un projet. L’attitude immorale consisterait à en rester là (un peu comme Hobbes le fait) et à dire qu’autrui n’est qu’un instrument de « ma fin », de « mon objectif. Considérer autrui en tant que fin, c’est le respecter comme une finalité en soi? Tout être humain Autre doit nécessairement être traité comme une personne morale ne pouvant d’aucune manière être instrumentalisée. Chacun de nous doit s’interroger sur la maxime de son action et sur son caractère universalisable. Cela signifie que nous devons agir comme si nous étions toujours le législateur de l’humanité et il nous faut respecter autrui comme étant aussi ce législateur.
Ce que Kant rajoute ici:  « l’humanité pourrait subsister, si personne ne contribuait en rien au bonheur d’autrui, tout en s’abstenant d’y porter atteinte de propos délibéré ; mais ce serait là cependant qu’un accord négatif, non positif avec l’humanité comme fin en soi, si chacun ne tâchait pas aussi de favoriser, autant qu’il est en lui, les fins des autres. Car le sujet étant une fin en soi, il faut que ses fins, pour que cette représentation produise chez moi tout son effet (bei mir alle Wirkung), soient aussi, autant que possible, mes fins. » c’est qu’à cette exigence de respecter négativement autrui, en lui laissant la possibilité de poursuivre ses fins délibérément et isolément s’ajoute le devoir de favoriser ses propres fins. Autant que je le peux, il me revient donc de favoriser le bien-être d’autrui. Vouloir le bien de l’autre, on ne voit pas comment cela pourrait s’appeler si ce n’est de l’AMOUR.
c) L’amour comme idéal régulateur
A cette dernière thèse, il convient d’ajouter l’importance fondamentale que Kant accorde au devoir, à savoir qu’après tout, la question n’est pas celle de savoir si l’homme peut se faire un devoir d’aimer Autrui mais s’il le DOIT et la réponse est oui, même si cet homme aimant autrui par devoir devait rester introuvable dans l’humanité réelle (et il y a effectivement de fortes chances q’il le soit, à moins d’invoquer la sainteté de personnes exceptionnelles comme le Christ, Bouddha, Gandhi etc.) Un homme saint, c’est cela: celui qui respecte ce devoir suffisamment pour qu’il s’impose à lui avec une forme d’évidence, sans contrainte, sans violence. Cela reste un « devoir » en tant qu’il demeure universel mais c’est toujours de l’amour puisque il s’agit d’être bienveillant à l’égard de tout autre du simple fait qu’il soit autre.
« Si une créature raisonnable pouvait jamais en venir à ce point d'accomplir tout à fait volontiers toutes les lois morales, cela signifierait qu'il ne peut se trouver, même une fois en elle la possibilité d'un désir qui l'excite à s'en écarter, car la victoire sur un tel désir coûte toujours un sacrifice au sujet et nécessite par conséquent une coercition sur soi-même c’est-à-dire une contrainte interne pour ce qu’on ne fait pas tout à fait volontiers. Mais une créature ne peut jamais parvenir à ce degré d’intention morale. »
Finalement Kant décrit ici une créature ayant poussé le sens du devoir à un tel point qu’elle l’a intériorisé, de telle sorte que ce n’est plus pour elle se faire violence que de de le suivre.
« Dans ce que nous estimons hautement, mais que toutefois (à cause de la conscience de notre faiblesse) nous craignons, la crainte respectueuse, par la facilité plus grande à lui donner satisfaction, se change en inclination et le respect en amour : ce serait au moins la perfection d’une intention consacrée à la loi, s’il était jamais possible à une créature de l’atteindre. »
Si nous estimons suffisamment hautement ce devoir d’aimer autrui, comme il doit l’être, nous finirons par le respecter moins par peur de le violer que par pure adhésion, ce qui nous conduira à respecter positivement cette maxime et à aimer sans réserve ni prescription tout autre. C’est à cela que nous devons tendre, nous dit Kant, même si nous n’y parviendrons jamais totalement. C’est un idéal asymptotique qui doit guider, en toute circonstance, notre attitude envers la personne d’autrui.
3) Le devoir d’aimer autrui (de se porter garant de lui) s’appuie-t-il sur le respect d’une loi universelle ou sur l’expérience de sa rencontre?
    a) le visage et le commandement

         Pourquoi l’amour d’autrui constitue-t-il une sorte d’exception dans la philosophie d’Emmanuel Kant à la distinction entre le Je transcendantal et le moi empirique? Pourquoi Kant accorde-t-il à ce sentiment reconnu comme tel ce statut si particulier qui fait de lui un « devoir »? Parce ce sentiment n’est pas subi. Il n’est pas en nous la pente d’une inclination mais l’élévation d’un effort qui tend vers une forme de « sainteté », et cela vient de ce que son objet est universellement les humains. Considérer l’humanité dans sa personne ou dans celle de tout autre comme une fin en soi, c’est l’aimer mais cet amour n’est pas donné, il n’est pas pathologique. Il ne va pas de soi. Il faut s’y résoudre. Cela signifie qu’il est bel et bien un sentiment mais un sentiment que l’on veut plus qu’on ne le ressent.
        Kant défend cette conception d’un devoir d’amour de l’humanité d’un point de vue universel jusque dans ses implications les plus contradictoires en apparence et l’on sait à quel point c’est finalement par humanité que le mensonge ne saurait être toléré quel que soient les circonstances précisément parce que se soumettre aux circonstances ce serait nier Autrui dans la personne humaine de tous les hommes. C’est le devoir d’amour de l’humanité qui peut éventuellement faire courir un risque à cet homme menacé par d’éventuels assassins et un pur kantien ne mentira jamais, même si la vie d'un homme est en jeu.
       

Or, autrui n’est pas seulement la personne de tous les êtres humains. En un sens, il n’est même pas du tout cela parce cette universalité est un concept et non un être. Que l’amour d’Autrui soit un devoir universalise l’être d’Autrui et le transforme en idéal, ce qu’il n’est en aucune manière. C’est la raison pour laquelle il nous faut dépasser cette conception et nous interroger sur la possibilité d’un devoir d’aimer l’autre qui ne s’imposerait à nous qu’à l’occasion précise d’une rencontre physique avec l’autre.
        Le face à face avec l’autre selon le marquis de Sade n’est en réalité que la manifestation de la négation de son altérité. Pour être autre, encore faudrait-il qu’il s’impose à moi comme étant « quelqu’un », une âme, une personne, un sujet. Or tout être humain est un corps et rien n’est que corporel, matériel pour Sade. De ce fait aucun principe ne s’oppose à sa mise à mort ou son asservissement. Aucun auteur ne nous permet mieux qu’Emmanuel Lévinas de nous extraire de ce monde exclusivement matériel sadien.
        Explication du texte d’Emmanuel Lévinas: « je pense que l’accès au visage est d’emblée éthique »:
       

Voir un visage est une expérience « éthique »: cela signifie que l’on est d’emblée posé par le visage de l’autre dans une situation qui n’est pas matérielle, mais plus un « cas de conscience ». Le visage en face de moi est bel et bien fait de chair mais je ne le perçois pas comme ça: je suis d’emblée porté à lire son « expression ». Si je prête attention à la couleur des yeux, à la forme du menton, des joues, etc, alors oui, je regarde un visage comme une chose qui a des caractéristiques mais spontanément nous ne faisons jamais ça. Un visage nous tétanise en un sens: nous savons bien que, contrairement à ce que dit Sade, quelqu’un est là devant nous et que ce quelqu‘un n’est précisément pas du tout réductible à la couleur de ses yeux, à la forme de ses yeux ou de son front. Imaginons un homme qui ne serait attentif qu’aux qualités physiques de ce qui l’entoure, il ne verrait jamais que des choses mais précisément les lignes du visage d’une autre personne présenteraient un écueil dans cette vision réductrice. Pourquoi? Parce qu’un sens se dégage constamment de ses traits, même lorsque la personne ne veut rien signifier. Le visage, c’est du pur vouloir dire qui n’a rien à voir avec ce que la personne veut ou pas signifier par son visage. Le visage nous met en rapport avec une intentionnalité qui n’est pas celle de la personne individuelle. Mais alors de quelle intentionnalité s’agit-il? De l’Autre au sens pur et authentique du terme c’est-à-dire de la personne d’autrui tel qu’elle est présente physiquement en tout autre. Nous voyons bien ici que nous ne sommes pas confrontés à l’abstraction universelle et morale de l’humanité Kantienne. On perçoit pas le visage de l’autre parce qu’on ne perçoit que quelque chose de fini, de limité et que ce vouloir-dire de tout visage est infini, illimité. Il est sacré parce qu’il est infini. On pourrait même dire qu’il m’écrase de son imperceptibilité. On est intimidé par le visage, quelle que soit la personne qui le porte (précisément parce que ce qui le porte c’est la personne au sens éthique du terme).
       

Nous sommes dans le face à face avec un corps mais quelque chose de ce corps m’impose de lui donner un autre statut que corporel. Dans le second paragraphe Lévinas évoque précisément cette intimidation du visage qui paradoxalement se manifeste d’abord par la vulnérabilité. Quoi de plus exposé que le visage en effet? Quoi de plus risqué que d’apparaître aux autres comme ce foyer de significations incessantes qui sont en nous ce qui est le plus « Autre ». Le visage porte en lui l’altérité: il exprime donc d’abord l’inassimilable, le défi, l’irréductible, c’est comme se présenter à l’assemblée par ce qui en nous ne sera jamais noyé, assimilé dans l’assemblée. Nous avons tous subi l’épreuve du « il a l’air de… » parce que nous devons assumer la solitude de ce visage qui nous distingue des autres, surtout quand nous surgissons dans un environnement humain déjà constitué en alliance, en groupe, en corporation. On est « le petit nouveau » mais rien n’est plus irréductiblement nouveau et inconnu qu’un visage. Nous ne sommes pas inconnus en telle ou telle occasion. Nous le sommes structurellement, fondamentalement. Porter un visage, c’est faire surgir en tout lieu et en tout temps, l’étranger, celui auquel on doit l’hospitalité dans certaines traditions (malheureusement oubliées: dans certains peuples il est d’usage de toujours mettre un couvert de plus pour l’éventuel visiteur inconnu).
        C’est exactement dans cette vulnérabilité de l’inconnu du visage que réside sa puissance infinie, car l’apparition de cette source intarissable d’expressivité dans un milieu humain quelconque revêt la force insoupçonnable d’une parole à laquelle nul ne peut se soustraire. On est happé, réquisitionné par cette vulnérabilité même. On doit s’en porter garant parce que quelque chose d’infini s’y manifeste au regard de quoi la finitude de notre être éprouve une dette insolvable. Nous devons tout à Autrui et à toute occasion. Le visage m’impose non seulement le respect mais aussi la « responsa », le devoir de répondre d’autrui.
        

           
                  Pourquoi? A cause du staut particulier des expressions du visage, lesquelles ne sont pas déchiffrables. Il est des signes que l’on peut décrypter: les vêtements, les objets, les marques de richesse ou d’engagement idéologique, social, professionnel. Mais un visage ne m’adresse rien de tel. Il est sens à lui à tout seul parce que je ne dispose pas du dictionnaire ou du lexique dans lequel telle expression aurait tel signification.  Le visage est sens à lui tout seul et, porte de ce fait la marque infinie d’une valeur sacrée, divine, morale. « Tu ne tueras point »: ce commandement avant d’être écrit dans la Bible est un commandement d’amour inscrit sur le visage de tout homme.
 b) Le désir et l’infini
      

 Il y a donc bel et bien un interdit dans le visage de l’autre et cet interdit s’articule à une impossibilité: celle de réduire à du vu. Le vouloir dire exprimé par le visage n’a rien à voir avec ce que « nous » voulons dire à quelqu’un quand nous lui sourions ou quand nous fronçons les sourcils pour exprimer notre désaccord. Toutes ces expressions codées sont propres à une culture. Nous pourrions presque en faire un dictionnaire. Il n’en va pas de même de l’expressivité propre à tout visage: l’excès de sens qui s’y manifeste par rapport à toute tentative de décryptage fait signe d’une transcendance, selon Lévinas. La référence sur laquelle il s’appuie est celle de l’idée de Dieu chez Descartes. Comment ce dernier prouve-t-il en effet l’existence de Dieu? Par l’idée d’infini. Les idées qui sont dans notre esprit sont constituées de deux types de réalité: a) leur réalité objective, c’est-à-dire l’objet dont elles sont la représentation, le triangle est la réalité objective de l’idée du triangle b) leur réalité formelle, à savoir leur substance, la « matière dont elles sont faites, si l’on peut utiliser ce terme pour des idées: disons que toute idée est faite de la texture mentale de la pensée de celui ou celle qui la pense. Selon Descartes, pour la quasi totalité des idées qui se trouve dans notre esprit, leur réalité objective ne dépasse jamais leur réalité formelle. Cela signifie que si j’ai telle ou telle idée dans ma tête, c’est parce que ce qu’elle représente n’est pas « plus » que je ne puisse « fournir » en terme de réalité « idéelle ». J’ai en moi assez de pensée pour produire telle idée de triangle ou de fleur. 
             
Mais il est une et une seule idée dont la réalité objective est supérieure à la réalité formelle: c’est l’idée d’infini. Sa présence dans mon esprit est donc une énigme parce que je ne peux pas, en tant qu’être fini ayant une pensée finie, « approvisionner » l’idée d’infini de « toute » la texture mentale nécessaire à sa « production ». Le terme « toute » est d’ailleurs complètement inapproprié puisque l’infini c’est justement ce que l’on ne peut pas limiter, totaliser. L’infini existe hors de ma pensée et s’est imposé à elle « de l’extérieur » mais quel extérieur? Celui d’un être infini de lui-même par lui-même, c’est cela Dieu pour Descartes: c’est une idée plus philosophique (voire mathématique) que religieuse, c’est l’idée d’infini.
        Emmanuel Lévinas reprend exactement cette démonstration de l’idée de dieu par Descartes mais en l’appliquant a) à la perception et non à la pensée b) au visage et non à l’idée d’infini même si précisément l’infini du visage mène à Dieu.  Tout visage est une énigme, un peu comme ces oeuvres d’art autour desquelles nous tournons sans fin parce que nous ne parvenons  pas à les trouver ni utiles, ni agréables. Nous percevons bien qu’elles veulent dire quelque chose mais nous échouons à savoir quoi, de la même façon que le vouloir dire du visage de l’autre désamorce toutes les tentatives de décryptage. Le visage est invisible, au sens propre: je ne peux en circonscrire la réalité comme s’il n’était qu’un objet inerte.
        

 
         Toutefois, Emmanuel Lévinas pointe la limite de ce parallélisme: Descartes évoque « l’idée » d’infini, laquelle fait obstacle à un travail intellectuel de compréhension, de résolution. La non visibilité du visage de l’autre humain s’impose physiquement à moi. L’idée d’infini telle que je la pense dans mon esprit est étrangement plus que je ne peux penser par moi-même, elle est impensable. De même le visage de l’autre que je perçois bel et bien dans mon quotidien est en même temps plus que je ne peux voir, il est invisible. De même que la pensée de l’idée d’infini est plus que je ne peux penser, le visage de l’autre est ce que je peux que désirer parce que nous désirons précisément ce que nous ne pouvons pas comprendre, ni détenir, ni posséder. Je ne peux qu’aimer, révérer, respecter  le visage de l’autre, parce qu’il est l’objet paradoxal d’un désir qui ne peut que tendre vers ce qu’il ne pourra jamais posséder: autrui. Avec Lévinas l’interdit de la morale s’harmonise parfaitement avec l’impossible du désir.
Conclusion
         Se pourrait-il toutefois qu'Autrui se manifeste autrement que par le visage? Dans un autre de ses ouvrages, Emmanuel Lévinas s'efforce de déterminer, autant qu'on le peut cette altérité qui se manifeste tout autant par l'expérience de l'infini de Dieu que par l'épreuve que nous faisons du visage de l'autre homme, ces deux expériences étant pour lui indissociables. Or l'expression qu'il utilise est celle d'un "autrement qu'être". Devant le visage d'autrui, nous sommes placés dans une situation de déférence à l'égard de ce que nous ne pouvons en aucune façon assimiler à nous-mêmes. Et c'est cette altérité radicale, plus absolue que tout ce qui pourrait se concevoir, qui pose question. Autrui est incompréhensible. Il n'est rien de la façon d'être autrui que je puisse ramener à la mienne tout simplement parce que ce n'est pas une façon d'être, ni de ne pas être. C'est un "autrement qu'être". Cela signifie qu'Autrui ne se manifeste pas à moi comme "étant", que même cette communauté de condition, à savoir que nous existons tous les deux m'est refusé. En refusant cet ultime critère d'assimilation, Peut-être Emmanuel Lévinas est-il tombé dans une contradiction car nous avons du mal à "envisager"  un visage, aussi radicalement incompréhensible soit-il sans qu'il s'effectue ici même dans une modalité d'apparition au moins comparable à la mienne. Qu'autrui ne soit pas moi et ne soit réductible en aucune façon à moi-même, c'est ce que je ne puis concevoir qu'à la condition de la manifestation d'Autrui dans un réel commun, à partir de cette efficience partagée qu'est l'existence, ce que Heidegger appelle le Da-Sein, l'être là. Il est clair qu'aussi infime soit-il le fait que nous existions "comme" Autrui instaure un niveau d'égalité qui rend peut-être limité voire obsolète le respect d'un devoir.

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