mardi 5 novembre 2019

"Je pense […] que l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas.
Il y a d’abord la droiture même du visage, son exposition droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d’une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve en est qu’on essaie
de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer.
Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu’autrui, dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte. D’ordinaire, on est un « personnage » : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du Conseil d’Etat, fils d’untel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n’est pas « vu ». […] []C’est en cela que la signification du visage le fait sortir de l’être en tant que corrélatif d’un savoir. Au contraire, la vision est recherche d’une adéquation ; elle est ce qui par excellence absorbe l’être. Mais la relation au visage est d’emblée éthique. Le visage est ce qu’on ne peut tuer, ou du moins dont le sens consiste à dire : « tu ne tueras point ».
                    Emmanuel Lévinas (1906-1995), Ethique et infini (1982).

« Or dans le visage, tel que j’en décris l’approche, se produit le même dépassement de l’acte par ce à quoi il mène. Dans l’accès au visage, il y a certainement aussi un accès à l’idée de Dieu (à l’infini). Chez Descartes, l’idée de l’infini reste une idée théorétique, une contemplation, un savoir. Je pense quant à moi que la relation à l’infini n’est pas un savoir mais un désir. J’ai essayé de décrire la différence du désir et du besoin par le fait que le désir ne peut être satisfait, que le désir, en quelque manière se nourrit de ses propres faims et s’augmente de sa satisfaction, que le désir est comme une pensée qui pense plus qu’elle ne pense, ou plus que ce qu’elle pense. Structure paradoxale sans doute mais qui ne l’est pas plus que cette présence de l’infini dans un acte fini. »                                                                Emmanuel Lévinas « Ethique et Infini »

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