dimanche 1 décembre 2019

La parole comme acte de résistance à l'emprise d'un pouvoir étatique sur la langue

Répondre à cette problématique nous impose de mettre en perspective la novlangue décrite dans 1984 de Georges Orwell et le discours d’inauguration à la chaire de sémiologie au Collège de France de Roland Barthes. Pourquoi? Parce que la première référence explique avec précision la méthode utilisée par Big Brother pour étouffer toute possibilité de contestation et de révolution « dans l’oeuf », c’est-à-dire dans le coeur même de cette systématique par le biais de laquelle des Idées nous viennent à l’esprit, autrement dit « notre langue ». Or c’est précisément de l’imposition même de cette systématique dont il est question dans le discours de Roland Barthes, lequel contient cette formule courte et sans ambiguïtés: « la langue est fasciste ». Il nous faut néanmoins faire très attention à cette mise en forme, car c’est dans le même discours que Roland Barthes affirme: « malheureusement, le langage humain est sans extérieur, c’est un huis clos ». Cela signifie qu’il est absolument impossible de réfléchir, de penser, de créer sans langage. C’est exactement comme si nous disions  que l’existence nous est arbitrairement imposée et qu’à ce titre elle est totalitaire mais en même temps, il n’y a rien d’autre. C’est toujours en existant déjà que je peux critiquer le fait d’avoir été jeté dans l’existence sans l’avoir choisi. Exactement dans les mêmes termes, nous ne pouvons critiquer la dictature totalitaire de la langue sans avoir à reconnaître que c’est elle qui nous a nourri, éduqué, appris à penser. Comment résister à une oppression si originelle, si déterminante dans la construction de mon être, dans la façon même de prendre conscience de soi, des autres et du monde? Si nous nous interrogeons dans la façon même dont nous prenons conscience de nos sensations, de nos sentiments, nous trouverons nécessairement des mots, des phrases, de la syntaxe, des catégories et des opérations linguistiques. Comme le dit le linguiste Lothar Kelkel: « si l’expression de « langue maternelle » a un sens, c’est celui qui fait de la langue notre mère », voire notre matrice.
        Par conséquent si, reprenant la formule de Roland Barthes, nous considérons qu’il y a un fascisme étatique (on pourrait dire politique, mais comme le fait très justement remarquer Hannah Arendt: le totalitarisme, c’est la mort de la politique) et un fascisme linguistique. Le premier est conjoncturel, c’est-à-dire qu’il est épisodique, qu’il se manifeste dans certaines circonstances et que nous pouvons le renverser. Le second est structurel. Cela signifie qu’il est absolument impossible de concevoir une langue qui ne soit pas totalitaire. Toute langue impose des catégories, des opérations sans lesquelles penser nous serait rigoureusement impossible. Il est complètement illusoire de croire que l’on peut inventer un mode d’expression qui ne soit pas à quelque niveau linguistique. On ne sort pas de l’emprise totalitaire de la langue puisque elle est structurelle mais on peut lutter contre la tentative d’un pouvoir étatique de confisquer à son profit le pouvoir linguistique. Non seulement on le peut, mais on le doit parce que si cette emprise parvient à ses fins, alors le pouvoir étatique se donne une dimension première, fondamentale, originelle, structurelle. Nous comprenons parfaitement le projet de Big Brother quand nous réalisons ce mouvement là.
       
Bien saisir dans un premier temps le totalitarisme linguistique est une démarche que l’on peut appuyer sur le texte d’Alain extrait d’ « Eléments de Philosophie ». L’auteur est tout à fait favorable à cette emprise, à ce que l’on pourrait appeler « un rapt ». Le bébé crie naturellement, inconsciemment, mais il est aussitôt compris par sa mère. Il est compris dans la mesure même où il est mal compris, à savoir qu’il ne veut rien dire. On pourrait dire qu’il est compris au sens d’ « intégré » mais pas au sens où son message serait assimilé, d’ailleurs justement: il n’y a pas de message. Son cri ne s’adresse à personne mais sa mère « fait comme si » son enfant s’adressait à lui. Elle lui impose ainsi un lien qui va lui donner à elle quatre statuts: a) familial: elle est la génitrice b) social: elle assume aux yeux de la société son rôle de mère c) culturel: elle est la personne qui va intégrer l’enfant à la culture de son pays, de sa civilisation d) humain: elle est le vecteur par lequel le bébé est d’emblée accueilli, comme le dit Alain dans un monde de signes et non dans un monde de choses. L’enfant finalement vient moins au monde physique qu’au monde humain parce qu’on le contraint à « vouloir dire », à s’inscrire dans un système où tout est signifiant. Il est absolument impossible à une mère de ne pas faire ça puisque c’est justement dans ce détournement que l’enfant va s’accomplir en tant qu’homme et assimiler très vite les codes de signification, d’échange, de reconnaissance. C’est donc souhaitable si l’on veut, mais en même temps, l’enfant est d’emblée arraché à son immersion possible dans un monde purement physique, naturel, monde dans lequel ne s’activent que des forces, et non des signes. Alain a donc à la fois complètement raison d’affirmer que le premier monde de l’enfant est un monde de signes, un monde humain, et non un monde de choses. Mais reste en suspens la question de savoir si l’être humain a vraiment dit complètement « Adieu » au monde des forces, au monde naturel. N’existent-ils pas des troubles, ou plutôt ce que nous définissons comme tel qui attestent de la capacité de certains d’entre nous de percer ce mur des signes et d’apercevoir une réalité plus complexe, moins catégorielle, moins policée, moins lisse? N’est-ce pas le propre de l’artiste que de diriger notre perception du côté de ce monde dont nous avons été détournés dés notre venue au « monde » (mais justement lequel?)
        Nous sommes donc en présence de deux fascismes, l’un étatique, l’autre linguistique. Pour lutter contre le premier, il existe la résistance politique et pour « moduler » le second (car il est invincible) il existe l’art, c’est-à-dire une certaine manière de « détourner le détournement » dont Alain nous a parlé, contre Alain lui-même (puisque lui est totalement favorable à cette substitution d’un monde de signes à un monde de choses ou de forces). Combattre Big Brother et le fascisme étatique qui entreprend de s’approprier le fascisme linguistique suppose très logiquement que nous investissions la langue d’une dimension plus stylisée, plus artistique, plus poétique, plus inattendue, moins prévisible ou programmatique, moins systématique, que nous lui donnions des caractéristiques qui assouplissent et luttent en son sein contre cette fonction de mots d’ordre qui en même temps, lui est propre (c’est là toute la difficulté).
        Une précision fondamentale doit ici être exprimée: il ne s’agit pas de donner à une oeuvre d’art une fonction politique, car si nous agissons ainsi, nous perdons précisément tout ce qui en fait une oeuvre, laquelle est fondamentalement une brèche ouverte vers un monde physique et non socialisé, non signifiant, non humain. Il est plutôt question de faire valoir dans le discours politique cette même tentative de détournement, de renversement de l’art à l’égard de la langue telle qu’elle se manifeste dans la littérature, dans le droit que se donne la littérature d’aller à l’encontre de la systématique totalitaire de la langue Il faut faire valoir dans le discours politique la variable artistique d’un style qui contredise autant qu’elle le peut l’efficace banalisatrice, généralisante, caricaturale de tout langage. Et c’est très exactement sur ce point crucial que la parole prend vraiment tout son sens parce qu’elle s’oppose, en tant qu’« acte » à la langue qui est déjà une institution, un ordre, un système. Nous ne faisons ici que reprendre exactement les termes de Ferdinand de Saussure. La parole est vivante, elle s’effectue dans le présent (même si elle est préparée), elle est un acte et elle est « physique ».
        Dans cet extrait d’une prise de parole de Boris Johnson à la chambre des communes, nous percevons exactement le contraire de cette possibilité de résistance de la parole politique. Une succession d’hyperboles sans nuances ni style est ainsi « dégurgitée », à l’encontre de toute argumentation et analyse sérieuse. On martèle des mots d’ordre pour abrutir l’auditoire sans lui laisser le temps de comprendre, ni de prendre le moindre recul à l’égard d’un tableau que démentent formellement toutes les analyses économiques pertinentes. Cette rhétorique de l’outrance pour reprendre le terme de Clément Viktorovitch tue purement et simplement la capacité de résistance de l’éloquence (qui est un art) à la tentation totalitaire du discours politique (ou prétendu tel).


        Pour parfaitement illustrer cette capacité de résistance de la parole politique éloquente contre l’abrutissement de ce qu’il faut bien appeler l’usage totalitaire et grossier de la parole étatique, il est possible de citer, au-delà de la différence de contextes, les dernières paroles du discours à l’assemblée de Robert Badinter, garde des sceaux, pour l’abolition de la peine de mort:
« Demain, grâce à vous, la justice française ne sera plus une justice qui tue. Demain, grâce à vous, il n’y aura plus, pour notre honte commune, des exécutions furtives, à l’aube sous le dais noir, dans les prisons françaises. Demain, les pages sanglantes de notre justice seront tournées. A cet instant plus qu’à aucun autre, j’ai le sentiment d’assumer mon ministère, au sens ancien, au sens noble, le plus noble qui soit, c’est-à-dire au sens de « service ». Demain vous voterez l’abolition de la peine de mort. Législateurs, français, de tout mon cœur je vous remercie. »

      
                 Cette prise de parole est engagée. C'est clairement le combat auquel la vie de cet homme s'est consacrée qui parvient ici sous nos yeux à son apogée. La rhétorique est utilisée et assumée (rythme ternaire, images, grandiloquence, engagement personnel, (cœur)). Le discours est écrit mais un risque est toujours investi dans une prise de parole: que la voix ait une défaillance, qu'un incident interrompe le cours de l'audience, qu'un détail divertisse l'attention des parlementaires à ce moment là, etc. La stylisation de l'éloquence est ici évidente, convaincante. Il est clair que les phrases sont bien tournées, qu'elles sont grammaticalement correctes, c'est-à-dire que le fascisme de la langue cité par Roland Barthes n'est aucunement démenti, mais le fait même qu'un style s'y reconnaisse, qu'un homme y signe, de façon absolument claire, singulière et revendiquée "son" combat, plaide en faveur d'un "art" de l'éloquence. Robert Badinter utilise très exactement ce que "peut" la parole contre l'usage limitant, caricatural, appauvrissant de la rhétorique politique que nous reconnaissons dans le discours de Boris Johnson.

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