lundi 6 juin 2022

Memento de Christopher Nolan: Quel sens donner à son existence?

 




(Attention spoiler: cet article est strictement réservé à celles et ceux qui ont déjà vu ce film. Le lire avant de l’avoir fait serait vraiment dépourvu de sens pour le coup)



                                                        "J'oublie toujours de t'oublier"  - L. Shelby


Memento de Christopher Nolan fait réellement partie de ces films dont on peut dire qu’ils illustrent exactement « ce que seul le cinéma peut faire », en l’occurrence tracer des coupes, construire un montage qui superpose à l’existence linéaire de la vie du personnage une autre possibilité de découpe, laquelle finalement donnera à voir dans un film, c’est-à-dire dans un mouvement d’images une autre dimension. C’est un peu comme si le montage du film (étape vraiment cruciale) s’exhibait à nu et manifestait finalement à quel point il faut prendre en compte cette notion de montage dans la vie réelle. Finalement notre mémoire est-elle seulement un espace de stockage de nos souvenirs ou le laboratoire cinétique dans lequel nous nous faisons un film qui s’appelle « ta vie »?. Le but véritable de l’auteur est ici comme il l’a dit et dessiné dans cette interview donnée à « Eye on cinema » de faire en sorte que les flash-backs en couleurs d’une vision rétrospective et subjective (celle de Léonard Shelby) de l’action présentée dans le film rejoignent à la fin la vision objective et successive de la « réalité ». Entre ce que vous vous présentez à vous mêmes en vous le racontant comme on se raconte une histoire à laquelle on veut croire et ce qui s’est effectivement passé se déploie un certain montage, différent, entremêlant les deux. Mais jusqu’où peut-on aller dans la recomposition des scènes réelles? Jusqu’à quel niveau de recréation de notre passé peut on aller?


                On pense beaucoup à un autre film de David Lynch en voyant  Memento: « Lost Highway », alors même que les deux réalisateurs n’ont vraiment pas grand chose de commun dans leur style ni même dans leur conception du cinéma. Mais Fred Madison, le saxophoniste dit aux deux enquêteurs, au début du film qu’il n’a pas de caméra parce qu’il aime se faire sa propre idée au sujet de ce qui s‘est passé, sans ces supports mémoriels ou ce que Bernard Stiegler appelle ces organes de rétentions tertiaires.  Leonard Shelby et Fred Madison vont très, très loin dans cette recréation, (très!) Mais Nolan ne va pas jusqu’à la psychogénique fugue de Lynch, ou de Madison. Il y a dans son film une dynamique de jonction qui culmine à la fin (laquelle finalement  décrit le début de l’épisode raconté. Avec Lynch, cette jonction est celle d’une boucle temporelle alors que nous restons avec Nolan dans l’univers du personnage principal et seulement « là ». 

On ne prend jamais suffisamment en compte cette notion de coupe entre deux images, notamment les « noirs » dans un film. L’interruption nous fait comprendre qu’il s’est passé quelque chose mais nous ne savons pas de combien de temps. On pourrait dire que le procédé essentiel à l’art même du cinéma plus que toute autre est l’ellipse.  Tout film est une redistribution savante et réfléchie de trous de mémoire.

C’est probablement la raison pour laquelle le cinéma est un art si puissamment philosophique. Se pourrait-il que chaque instant de notre vie, de notre être au monde soit pour nous comme un « point reset », comme l’occasion de remettre à zéro les compteurs de notre existence? Quoi de plus jouissif et quoi de plus dramatique? Le pharmakon est le poison et le remède. Memento, c’est le côté poison du pharmakon de l’écriture, de la trace, du gramme, à un point inégalable.

A peine se réveille-t-il que Léonard Shelby, atteint qu’il est de ce « disease » qu’est l’absence de mémoire immédiate, appelle à lui tous ces souvenirs à grand renfort de notes, de Polaroïds, et de la vision de son corps tatoué dans le miroir. Ce n’est pas un bagage culturel mais mémoriel. C’est le pharmakon de l’écriture dont Thamous critique déjà  les conséquences humaines dans le passage du Phèdre où Teuth lui en fait  présent, mais justement n’est-ce pas à faire notre deuil du présent que ce cadeau pourrait nous conduire? Shelby privé qu’il est de « présent souvenu » se complait dans toutes les traces possibles et envisageables parce que comme il ne cesse de le dire à cet interlocuteur mystérieux (qui en réalité est Teddy, l’inspecteur de police John Gammel) lui, contrairement à Sammy Jenkins a une « méthode » et un organisation. Shelby, c'est la petit malin de l'existence, comme tous ces copains qui nous disent qu'ils ont le même produit que nous mais qu'ils l'ont eu moins cher parce que, eux, ils connaissent les combines. Léonard Shelby c'est un combinard métaphysique, un maquignon existentiel, quelqu'un qui, à force d'éviter les problèmes, évite la vie elle-même. bref c'est un paumé qui se renvoie à lui-même le portrait tatoué de "celui qui sait y faire".

 


                Lorsque nous apprendrons qu’il a transféré sur Jenkins qui en fait n’était qu’un simulateur sa propre histoire et qu’il est donc en réalité celui qui a tué sa propre épouse, le schéma directionnel de son attitude se révèle à nous dans tout sa dimension fermée, close sur lui-même car finalement l’homme qu’il recherche vraiment, celui qui a tué sa femme c’est lui-même, un peu comme oedipe diligentant l’enquête dont il est le coupable. Celui qu’il a tué est le violeur de sa femme, mais pas son assassin. Il n’est donc pas complètement étonnant que ce crime ne soit pas parvenu à lui rendre sa mémoire immédiate, car chaque cycle de vengeance enclenché est aussi une nouvelle plage de déni rendu possible, comme une improbable poche de vie découverte ou creusée dans la dénégation de la vie réelle. C’est vraiment cela qui porte la dynamique nihiliste de ce film: rendre possible une structure d’existence impossible puisque fondée sur un déni de vie radical, plus puissant que tout ce qu’on peut imaginer.  Il semble bien qu’il n’y ait rien que Shelby puisse faire d’autre que de revenir incessamment au même point, celui de la vengeance d’un crime dont en fait il est l’auteur involontaire. Comment vouloir venger un crime que l’on a commis soi-même involontairement? En étant l’instrument d’une vengeance aveugle, mais vraiment aveugle jusqu’à ce que finalement 2 initiales: JG, suffisent à établir une liste de suspects qui sera établie au hasard des circonstances. 

Il faut prendre très au sérieux ce rapprochement entre Léonard Shelby et Oedipe, notamment parce qu’ils sont tous les deux des enquêteurs, peut-être même (dans le cas d’oedipe, c’est évident) des modèles d’Humanité fondé sur la connaissance, sur le décryptage des énigmes. Si Shelby cessait de chercher l’assassin illusoire de sa femme, il lui faudrait vivre avec ce qu’il a fait, à savoir non seulement ne pas avoir su protéger son épouse contre son agresseur mais l’avoir tué inconsciemment. Rendre possible une existence impossible parce qu’insensée, absurde en s’inventant des cycles de vengeance à l’infini dont finalement aucun jamais ne se gravera jamais dans sa mémoire.

Parmi tous les infimes détails extrêmement subtils dispersés ici ou là par Nolan il y a celui « objectif » dont en noir en blanc de son épouse lisant et relisant un livre usé, déchiré jusqu’à n’avoir plus de couverture. Lorsqu’il lui demande comment elle peut lire et relire le même livre sans arrêt, elle lui répond que c’est ce qu’il y a de plus agréable. Elle fait la même chose mais justement c’est à cause de cela que c’est à chaque fois différent (et de fait pour les livres que l’on aime, chaque lecture est différente et nous-mêmes en ressortons différents). Shelby lui, fait exactement le contraire: il vit des choses qui semblent distinctes, voire aventureuses: poursuivre et tuer des hommes,  mais qui en réalité reviennent exactement au même.

 


                Dés la première projection de ce film, sans en comprendre ni la complexité ni le profondeur, j’étais néanmoins convaincu que ce film nous décrivait la pire des choses à faire,  la pire des structures à donner à sa vie, peut-être même au-delà des films de tueurs en série, car justement qu’est-ce que Léonard Shelby si ce n’est le tueur en série le plus malheureux, le plus implacable et finalement le plus déterminé que l’on puisse imaginer (Dexter lui-même n’est pas aussi malade que Shelby car même s’il ne peut s’empêcher de tuer, il vit consciemment le drame de son addiction au crime) . Son épouse vient peut-être de lui livrer le secret le plus « lourd » mais aussi le plus précieux de l’existence: un éternel retour de jouissance lectrice (mais cela aurait tout aussi bien être n’importe quoi!), mais lui ne comprend pas, « il veut donner du sens à sa vie » et comme nous le découvrions à la fin, c’est vraiment ce qu’il fait puisque c’est lui qui décide de sa prochaine victime en marquant sur le Polaroïd: « ne crois pas ses mensonges! », sauf que sa vie a la structure d’une éternelle répétition du rien, d’un renfermement sur soi qui réside dans le mensonge à soi le plus obstiné, le plus égocentrique, le plus piègeux qu’on puisse concevoir. « Ne crois pas ses mensonges », parce que c’est de lui que finalement nous tiendrons la vérité. Décider de sa vie en supprimant le plus possible tout ce qui d’un instant présent vraiment vécu, c’est-à-dire souvenu pourrait déstabiliser nos projets: c’est en un sens, bien ce que fait Shelby et ce que certains d’entre nous présentent comme le meilleur mode de vie possible.  


            Dans cette excellente interview donnée récemment par Nolan à « Eyes on cinema », le réalisateur évoque dans son schéma toutes ces scènes en noir en blanc qui sont les souvenirs authentiques de Shelby concernant son épouse. Ce sont ceux qui se situent à la toute fin de la boucle. Dans ce « stand by » ou ce moment de patinage qui finalement circonscrit cette zone de sa mémoire la plus proche de ses souvenirs « vrais » se situe « le fond de l’affaire », le fond affectif pas joué ni feint ni simulé de son amour conjugal mais aussi celui dont l’intensité joue a contrario contre la libération du vrai qui le sortirait de ce cycle infernal et caduque de la vengeance (surtout qu’à la fin des fins, c’est à lui qu’il en veut, sans quoi le souvenir de Sammy Jenkins ne serait pas aussi insistant).

 




                Comme il le dit lui-même, le projet de Nolan était de faire se conjoindre la perception subjective et arrangée du passé de Shelby (en couleurs) avec celle de son passé objectif (noir et blanc): telle est la véritable dynamique du film, celle qui va nous amener à cette reconfiguration de Léonard Shelby en vengeur doublement masqué d’un crime dont il est en fait l’auteur. Et nous apprendrons que cette reconfiguration et une auto-reconfiguration, que tout cela se passe entre Léonard et lui-même. Il a décidé de solder ses comptes ou plus exactement de faire payer à d’autres le fait qu’il ne parvient à régler ses propres comptes avec lui-même, et cela au détriment de Teddy qui même s’il a largement tiré avantage de la situation (celle d’un homme reconfigurable « à volonté », comme on dit des buffets ultra garnis) est quand même le seul à l’avoir aidé lorsque sa femme a été violée. 

Finalement Léonard Shelby est comme l’incarnation même d’un anti-stoïcisme radical. On ne peut se représenter d’existence humaine plus soucieuse de nier l’idée même d’impact humain des événements, l’idée que nous soyons les boîtes de résonances d’actes qui finalement nous constituent. Comment se déconnecter littéralement de tout présent afin de lui substituer le cycle d’une réalité arrangée par nos soins, réglée car en fait l’existence de Shelby suit comme un lapin Duracell le mécanisme d’une vengeance comme on remonte une pendule. Il est dans tous les sens du terme un auto/mate. Sa vie a un sens et ce sens est une histoire qu’il se raconte: toujours la même, de telle sorte que pour lui vivre est l’infini d’un verbe sans sujet ni objet véritable: se venger. Mener une existence hors sol, privé de tout contact authentique avec l’instant présent de telle sorte que rien jamais n’y « arrive » mais qu’une intelligence au sens étymologique du terme  (faire des liens entre…) s’y déploie artificiellement, obsessionnellement: c’est cette dynamique folle qui est à l’œuvre dans Memento.

Indépendamment de la perspective philosophique très porteuse du pharmakon de l’écriture (Phèdre de Platon: Memento c’est le poison du pharmakon offert par Teuth), il est également possible de concevoir une lecture éthique de Memento. Le modèle de vie de  Shelby est celui d’un ratage total. La vie heureuse se situe donc exactement dans le sens contraire à la sienne. C’était déjà Montaigne qui nous l’indiquait: « vivre à propos ».




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