lundi 4 septembre 2023

Terminales Spé HLP: Les expressions de la sensibilité (1)

 Les expressions de la sensibilité


Philosophiquement, il faut rapprocher la sensibilité de la perception, de l’attention que l’on porte à ce qui est déjà « là » et qui n’est pas le fruit d’une construction ou d’une projection de notre raison. Autant cette dernière faculté est active, voulue, consciente, autant l’imagination et la sensibilité sont des puissances dont on pourrait dire qu’elles nous portent, qu’elles nous « convoquent », qu’elles s’insinuent en nous sans que nous le souhaitions, ni même que nous en soyons conscients. Il est courant de situer le romantisme comme une sorte de réaction contre le mouvement des lumières et sa mise au premier au premier plan de la raison dans le rapport de l’être humain à son existence. 


Ce dernier point est vraiment fondamental. On peut le clarifier en le situant dans la philosophie  morale d’un auteur: Emmanuel Kant, précisément parce que la sensibilité, dans ce qu’elle implique de passivité est totalement discréditée, du point de vue de la morale. Selon cet auteur, nous agissons moralement lorsque nous respectons ce qu’il a appelé l’impératif catégorique: « Agis uniquement d’après une maxime telle que tu puisses vouloir qu’elle devienne une loi universelle. », ce qui signifie que nous devons ne faire aucun cas de tout ce que nous ressentons. Selon Kant, il faut qu’une action morale soit accomplie par une une intention pure, par une bonne volonté, ce qui impose un désintéressement total et par désintéressement il faut entendre une absence radicale d’intérêt personnel. Pourquoi? Parce que dés lors nous « penchons », nous nous laissons incliner à …Nous pouvons avoir l’impression que nous « voulons » des avantages pour nous, mais si nous y prêtons attention, nous trouverons nécessairement derrière cette volonté ce qui tient davantage du désir, de l’appétit. Autant le désir est personnel autant la volonté peut être universelle et c’est seulement elle qui peut motiver une action, en tant qu’elle est morale. Par exemple, je peux croire que je veux un métier lucratif parce que je veux une vie confortable pour moi et pour mes proches mais alors ce que l’on recherche c’est un bien être physique, matériel ou c’est de pouvoir jouir d’une réputation, d’une bonne image de moi, autant de « bienfaits » qui font l’objet d’un appétit et pas d’une volonté. C’est certes compréhensible mais ce n’est pas raisonnable, au sens propre, ce n’est pas en tant qu’être de raison que je tends vers cet objectif, c’est en tant qu’ être de désir. 


Emmanuel Kant (1724 - 1804) utilise alors l’expression de « motif pathologique », terme qui vient du grec pathein: subir, être affecté par. Si nous accomplissons une action sous l’effet d’un motif pathologique, c’est-à-dire de notre sensibilité, nous ne pouvons absolument effectuer une bonne action car ce n’est pas par bonne volonté que j’agis, c’est par sensibilité et cette sensibilité m’affecte « moi », en tant que j’ai tel vécu propre, intime, personnel. Si je donne deux euros à un SDF par pitié, ce n’est pas moral, parce que je suis affecté par son état, par sa détresse, Ce n’est pas parce que je suis une bonne personne, c’est parce que je suis sous l’effet d’une émotion. Je suis « manipulé ». Ce n’est pas mon libre arbitre qui donne ces euros, je le fais sous l’effet d’une certaine forme de contrainte, je le fais parce que j’y suis « enclin ». 

Une pure bonne volonté implique donc une action dont on puisse vouloir qu’elle soit universelle. Agir sous l’effet d’un sentiment, c’est 1) subir et pas agir 2) être déterminé par des affects subjectifs et non dans une visée universelle 3) laisser primer en soi une motivation naturelle plus que sociale. Nous sommes naturellement sensibles alors que nous sommes humainement raisonnables ou rationnels. 

On mesure ici tout ce que le mouvement romantique (consciemment ou pas) induit comme opposition termes à termes à la philosophie morale de Kant. Il exalte le sentiment plus que la raison, la solitude plus que l’objectivité universelle, la nature plus que la société. Face à une critique aussi forte et aussi argumentée, toute la question est de savoir jusqu’où nous pouvons aller dans la réhabilitation philosophique de la sensibilité. Se pourrait-il que Kant ait raison? On a forcément envie de répondre « oui » puisque de fait toute sa conception de la morale repose sur le primat de la raison sur la sensibilité et sur l’imagination. Mais n’existe-t-il pas une ou des vérités que l’on ne peut atteindre que par la sensibilité? Celle-ci ne fait-elle que nous manipuler? Faut-il renoncer à être libre dés lors que nous laissons s’exprimer notre sensibilité? Ne pouvons nous qu’être abusé(e)s par notre sensibilité ou bien faut-il au contraire concevoir qu’elle est porteuse de vérité?


Peut-être importe-t-il de bien faire la différence, avant de traiter cette question, entre la sensibilité, la sensation et le sentiment, trois termes qui semblent se rapprocher alors qu’ils désignent vraiment des réalités distinctes:

  1. La sensibilité est une faculté qui se caractérise par l’épreuve que nous faisons de ce qui n’est pas nous. Nous sommes affecté(e)s par quelque chose ou par quelqu’un. Alors que la raison est active, la sensibilité suppose une attention, un" être-aux-aguets" de l’extériorité.
  2. La sensation est liés à nos sens. Nous touchons, sentons, entendons, goûtons, voyons. On parle aussi d’intuition pour désigner notre capacité à développer suffisamment notre sensibilité de telle sorte que nous puissions nous rendre attentifs, sans trop savoir comment à un futur plus ou moins proches.
  3. Le sentiment est différent de la sensation. La pitié, l’amour, la joie, le dégoût ne sont pas des sensations mais des sentiments. Ils sont beaucoup plus subjectifs que les sensations comme par exemple la soif ou la faim. Laisser ses sensations parler, c’est souvent répondre à des stimulations, alors que laisser ses sentiments parler fait advenir autre chose, comme une déclaration ou une insulte ou encore une œuvre. Dans les deux cas, nous recevons quelque chose mais le sentiment est moins brut que la sensation à laquelle on assigne toujours assez facilement  la cause extérieure (j‘ai froid à cause de la température extérieure mais j’ai tel ou tel sentiment parce qu’il y a en moi une certaine disposition, une certaine intensité d’attention propice à tel ou tel ressenti). Pour être plus clair, on peut dire que ce qui en moi a des sensations, c'est le corps, mais ce qui éprouve les sentiments, c'est l'âme. Notre âme n'est pas que voulante, elle est aussi réceptrice, passive. Quelque chose du sentiment peut être travaillé, faire l’objet d’une recherche. Nous pouvons nous « abîmer » dans le ressenti d’un sentiment.

L’illustration la plus intéressante de ces trois termes, précisément parce qu’elle les relie est probablement le fameux passage de la madeleine de Proust: 


« Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse: ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière. »

 


   Il y a bel et bien une sensation et c’est avec elle que tout commence. Mais ce goût porte en lui quelque chose qui n’est pas dans la madeleine. Nous saurons plus tard que c’est la maison de vacances du narrateur mais pas seulement la maison, tout, absolument tout, tout le village Combray, les aubépines, les souvenirs, c’est comme le fil d’une bobine qui finalement va se dévider…Et tout cela dans une seule cuillerée de madeleine imbibée de thé. Nous pourrons dire évidemment que ce que nous vivons c’est la valeur sentimentale attachée à une sensation, mais c’est encore plus que cela. Il y a bien un certain effort de la part du narrateur, mais c’est vraiment un effort particulier qui ne peut se concevoir comme celui d’une volonté consciente. Il faut au contraire lâcher la bride à une faculté de rapprochement de souvenir propre à la sensibilité, au ressenti. Il n’est vraiment pas question de vouloir se souvenir, mais de laisser le souvenir affleurer à la surface de la conscience de lui-même. 

D’habitude, nous relions les sentiments au sujet qui les éprouve comme si pour qu’il y ait sentiment il fallait d’abord qu’il y ait une personne, mais ce dont Le narrateur fait ici l’expérience, c’est exactement de l’inverse, c’est parce qu’il y a des sentiments qu’il y a des sujets et après tout une personne n’est peut-être que le trait d’union entre des sensations. Pour qu’il y ait le narrateur il faut d’abord qu’il y ait des sensations et tout le roman de la recherche décrit cela:  la réalisation de la texture d’affects dont sommes faits. Il retrouve par hasard une sensation éprouvée plus de 20 années auparavant, comme si celle-ci s’était gravée dans une matière meuble dont il réalise finalement qu’elle est, en tant que réceptacle, l’expression la plus précise de ce qu’il est. Le narrateur se souvient mais en fait c’est le goût de la madeleine trempée dans du thé qui « sous vient », qui vient du dessous. Mais de quel dessous? La sensibilité et finalement ici, contrairement à ce que Kant soutient, cette sensibilité dit toute la vérité de la personne.




  1. Le romantisme

A) Analyse de la toile de Hans Caspar Friedrich (1774 - 1840): l’arbre aux corbeaux (1822)

La citation la plus célèbre de Caspar Friedrich est la suivante:  « Le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu'il voit en face de lui, mais aussi ce qu'il voit en lui. » Par conséquent devant cette toile, il faut bien avoir présent à l’esprit que Friedrich ne représente pas tant un arbre que ce qu’il éprouve en lui devant cet arbre, ou encore tout ce qui de la simple rencontre avec un arbre est à même de de susciter en lui et aussi en nous d’affects, de ressentis. Un peintre romantique n’est pas un artiste réaliste. Son objectif n’est pas du tout d’imiter le plus fidèlement et le plus froidement la nature, de dire ce qu’elle est mais plutôt de vivre ce qu’elle est étant entendu qu’il y a pour les hommes toujours quelque chose à retirer de cette immersion dans un paysage ou dans un élément. Le rapport du romantisme à la nature est panthéiste, ce qui signifie que pour lui, la nature est un tout, et plus encore un tout dans lequel l’être humain est immergé, noyé. Le héros romantique est voué à une sorte de contemplation désintéressée de la nature (désintéressée parce qu’il ne l’exploite pas).

C’est l’un des aspects les plus importants de son rapport au monde naturel que de ne pas épouser la perspective d’un progrès technique humain. Il est plutôt nostalgique d’une relation fusionnelle avec la nature et il mise sur la possibilité de la revivre par ‘l’entremise des sentiments. 

On pourrait presque dire de ce point de vue que les sentiments qui nécessairement se manifestent à nous devant cette toile ne sont pas tant suscités artificiellement par l’oeuvre que rappelés, souvenus par ce lien physique profond, ancestral et finalement éternel. La nature en tant qu’elle est « toute », totale, est finalement divine. L’être humain n’y vit pas en étranger ou en colonisateur, mais en explorateur nostalgique d’une union qui fut et dont il s ‘agit de retrouver les échos. Pour le dire plus simplement, il n’est pas vraiment question pour nous devant toute œuvre romantique de faire une analyse rationnelle, rigoureuse, consciente de son motif mais de se laisser porter par une symbolique plus évidente et ressentie qu’intellectuelle et déduite.

De fait ce paysage est désolé, clairement morbide, surtout dans l’obscurité de son premier plan où s’entremêlent des racines et des troncs morts. Rien ne nous accueille ici. Nous sommes à la fois repoussés par le sentiment d’une espèce d’agonie végétale et la certitude qu’il y a bel et bien une certaine poésie qui se dégage du lieu, une mélancolie  (une bile noire). On ne peut pas venir ici pour trouver des raisons d’espérer dans l'existence du monde. Ce paysage revêt une dimension assez inhabitable. L’homme ne peut y installer son séjour, mais pour autant, il n’est pas du tout inexpressif. Nous nous sentons englués dans une langueur, dans une rêverie. C’est très paradoxal, ce paysage n’est pas vraiment humain, humanisé et précisément c’est à cause de cela que l’homme, dans ce lieu désolé et mortifère, éprouve avec une évidence émotive immédiate qu’il existe une solidarité entre des éléments (au sens de terre, eau, ciel, bois, etc.) et des impressions.


Le héros ou l’héroïne romantique se perd dans la nature parce qu’il ne trouve pas dans la vie citadine et collective un rapport avec l’infini qui lui manque mais de quel infini est-il ici question? 

Quoi de plus commun qu’un arbre qui meurt prés de la mer en étant survolé et chevauché par des corbeaux? Aussi composé soit-il de motifs et d’éléments distincts, ce tableau exprime une continuité réelle. L’impression est « UNE ». C’est un paysage de désolation et rien dans cette optique ne se dissocie de l’ensemble. Ce n’est pas que Friedrich veuille exprimer la désolation du lieu, c’est plutôt que cette désolation ne fait qu’une avec ce que c’est que pousser et mourir pour un arbre, voler pour un corbeau, s’échouer pour une vague, etc. Le tableau fait impression mais en fait c’est parce que la nature est par elle-même expressive, symbolique, et il nous faut dépasser une lecture qui serait trop anthropocentriste, ou trop rationnelle, pour coïncider avec ce fond expressif, divinement expressif dont est empreint tout paysage naturel.

Il est difficile ici de ne pas penser aux vers de Baudelaire que l’on considère comme symboliste mais qui peut aussi être rapproché de la fin du romantisme, vers extraits de « Correspondances »:

« La nature est un temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles,

L’homme y passe au milieu de forêts de symboles qui l’observent avec des regards familiers. »


Toute vision de branches en hiver crée l’impression d’une écriture, comme si en plus de pousser ou de dépérir, l’arbre se répandait en paroles, s’épanchait en hiéroglyphes ou en runes, comme si finalement le fond de la nature poétique de la nature résidait tout simplement dans son déploiement matériel, dans le dynamisme d’une plasticité agonisante et scripturale. C’est bien cela ce tableau: la nature agonise mais de façon expressive. Il hurle son agonie, comme la silhouette du cri de Munch à propos de laquelle le peintre dira: "j'ai voulu peindre mon sentiment que les couleurs criaient." Les branches se tordent et se déplacent dans une perspective diagonale allant vers la gauche de telle sorte que l’on ressent l’impression que l’arbre est en distorsion.

Il y beaucoup à dire sur cette impression de déplacement latéral vers la gauche parce qu’évidemment l’arbre ne bouge pas vers la gauche dans l’espace mais le mouvement de son évolution dans la durée, dans le temps est bien ce qui oriente la direction de sa ramure. Autrement dit il ne va pas à gauche il devient ce mouvement même. Il est ce que c’est que pencher à gauche. Il est ce glissement même. Mais pourquoi est-ce si important? Parce qu’il faut vraiment insister sur le fait que le romantisme n’a pas le souci du réalisme. C’est un peu comme si en insistant sur les impressions, sur la désolation sur l’effet que fait le motif plutôt que vers le motif, il disait en même une vérité plus vraie que le réel, parce que de fait un arbre est effectivement davantage animé par ce dynamisme là que par sa situation stricte dans l’espace. L’arbre vit davantage dans le temps que dans l’espace. Il est ce que c’est que vieillir en agonisant et non ce que c’est qu’être simplement là comme une plante en pot. En misant sur l’expressivité désolée de l’arbre peint, Friedrich me fait coïncider avec une vérité plus forte que s’il s’était contenté de faire une peinture descriptive d’un arbre en pleine santé.

Finalement nous ne cessons de tourner autour d’une expression qui est celle d’état d’âme. Friedrich peint un arbre mais en même temps, il est impossible de dissocier la toile d’un état d’âme. Dessinant quelque chose, on crée aussi l’effet que produit cette chose sur nos états psychiques, sur nos impressions. Mais se pourrait-il après tout que ces impressions soient la vérité de cette chose, qu’elle n’est pas d’autre être que cet effet lui-même? 


Cela signifierait non seulement qu’il n’est pas question de peindre objectivement ce qu’une chose « est » en soi, mais qu’en fait l’être même de cette chose se dit au travers des impressions que nous en éprouvons. C’est exactement comme si la peinture romantique annonçait déjà la révolution de l’impressionnisme (Manet, Monet) qui verra le jour un siècle plus tard. J’ai l’impression que le peintre restitue la présence d’un arbre avec un sentiment de désolation, mais cette expressivité de la nature revêt un sens philosophique très fort parce qu’il n’est pas exclu qu’en fait la désolation soit bel et bien la façon d’être de l’arbre, non pas qu’il la ressente, mais il « l’est » .

Il n’est pas du tout question ici (mais vraiment pas!)  de soutenir que par sa peinture Friedrich nous fait vivre en empathie avec l’arbre. Ce serait du mysticisme un peu douteux (enfin sujet à caution!) mais, par contre, il n’est pas douteux qu’avec ce style de toile, nous envisagions la possibilité que la nature soit expressive, non pas dans sa pensée, ou son ressenti mais dans sa présence, dans sa réalité la plus matérielle et la plus plastique (au sens de plasticité). L’arbre n’est pas désolé ou triste mais il est ce que c’est qu’un paysage désolé, et cela personne ne peut le nier.

                    Résumons: le romantisme exalte un rapport à la nature au sein duquel un être humain solitaire se met à l’écoute de l’ expressivité d’un lieu, d’un paysage, des éléments. C’est bien ici l’idée selon laquelle il existe une sorte de « plain pied », de plate forme partagée entre la sensibilité humaine et l’expressivité naturelle. Autant le milieu de la société des hommes est celui des concessions, des hypocrisies et des apparences dans lequel il faut toujours faire semblant, monnayer ses élans, modérer ses états d’âme, autant, dans la nature, il nous est enfin donné de jouir pleinement de ce que l’on ressent. Que l’état d’âme en question soit réputé agréable ou pas, cela importe peu car c’est l’intensité des émotions qui ici prévaut. Ce que veulent les héroïnes romantiques, c’est jouir d’un sentiment absolu, pur, dans le ressenti duquel aucune convention sociale, aucun souci du paraître ou du qu’en-dira-t-on ne pourra s’entremettre, que ce sentiment soit celui de la tristesse, de la désolation importe peu. La mort, au contraire, est approchée, voire célébrée, souhaitée, parce que sa perspective ou encore l’aura dont elle entoure la disparition d’une présence aimée, regrettée plonge « celles et ceux qui restent » dans des sentiments purs, intenses, éventuellement orientés vers la création. Les héroïnes romantiques détestent « négocier » et précisément la mort n’est pas négociable. Elles naissent avec une soif de ressentis à la hauteur de laquelle les affects sociaux et les arrangements de la vie collective ne peuvent pas se hausser. C’est exactement comme si, regardant les attitudes de leurs semblables en société, elles se vivaient comme des dissidentes parce qu’elles ne comprennent pas comment il serait possible de se contenter de ces « miettes », de ces sentiments toujours dilués, toujours étalés, superficialisés, attestés. 

Les relations sociales avec nos concitoyens sont toujours des rapports horizontaux au gré desquels l’important est d’être reconnu, intégré, socialisé. Le romantisme contrarie totalement cette orientation de l’individu en société en la verticalisant. C’est dans la nature qu’il faut trouver son ancrage plutôt que dans le vivre ensemble, d’où l’intérêt porté aux paysages, aux animaux, aux éléments. 


La quête d’authenticité et de pureté du romantique trouve davantage de répondant dans la nature que dans la société, mais ce n’est pas pour autant que les relations avec les autres humains sont forcément rompues. Dans la verticalité solitaire de ce rapport avec des lieux, des paysages, des climats, etc, des affinités sont possibles mais loin de s’appuyer sur de la communication de messages, elles naîtront d’une communion de sentiments autour de ces lieux. C’est ici que le panthéisme romantique prend une dimension cruciale.

Qu’est-ce que le panthéisme? Le contraire en tous points du monothéisme pour lequel Dieu est une entité personnalisée distincte de l’univers qu’elle a créé. Pour le panthéisme, Dieu est le « très bas », il est finalement la totalité de ce qui est. Il est la nature au sens étymologique du terme de natura: « ce qui se donne naissance ».  Communier avec la nature, c’est finalement  communier avec un principe divin, non pas parce que Dieu a créé la nature mais parce que la nature, c’est précisément en soi un processus divin d’auto-création. Cette référence au panthéisme n’est pas forcément explicite pour tous les héros et toutes les héroïnes romantiques mais elle n’en est pas moins implicitement agissante. Finalement les rapports d’une société à la religion se font toujours par des institutions. Le rapport au divin qui est un absolu n’est justement pas absolu, il est médiatisé par des autorités ecclésiastiques. Pour le panthéisme, et donc le romantisme, au contraire, il suffit d’aller dans la nature et de prêter attention à ses expressions. Il n’est pas de trait d’un paysage ou de mouvement d’un élément quelconque, terre, mer, vent, feu, etc qui ne soit une expression de cette puissance auto-génératrice de la nature et donc de Dieu. On réalise qu’il n’est ici nul besoin de croire, mais seulement d’observer, de ressentir.

Dans les ramifications de ces branches dépouillées de l’arbre aux corbeaux, quelque chose s’écrit dans une sorte de langue adamique (avant la tour de Babel) à tous égards première, native. Il n’est nullement question de la traduire, mais de prêter attention aux sentiments qu’elle fait naître, sentiment qui n’est pas si obscur que cela puisque chacune et chacun éprouve bien qu’il s’agit de la désolation. Une fois de plus les vers de Baudelaire s’imposent: « la nature est un temple, etc. » L’art occupe donc une place fondamentale et particulière dans le romantisme: il s’agit de se rendre sensible à la langue des éléments d’un paysage, non pas parce que c’est beau, parce que ça fait réfléchir, ni même parce que ça émeut, mais avant tout parce que ça parle (et que c’est parce que c’est expressif que cela émeut)




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