jeudi 18 juillet 2024

Retrouver la fierté d'auto-gérer le travail - Bernard Friot

 


Bernard Friot est Sociologue et économiste. Son travail de chercheur a également fait de lui un historien des mouvements sociaux. Il revient à plusieurs reprises dans cet entretien sur cette incroyable période de l'immédiat après guerre et plus particulièrement de l'année 1946 durant laquelle une poignée de ministres communistes dont Ambroise Croizat sont parvenus à faire entrer en vigueur une série de mesures sur la retraite et la sécurité sociale qui ont constitué des avancées sociales sans précédent et dont on peut dire que l'écrasante majorité des dirigeants ultérieurs du général de Gaulle à Emmanuel Macron n'ont eu de cesse  que de les limiter pour finalement les faire disparaître (c'est exactement ce que la récente réforme des retraites a produit).

Cet entretien date du 13 juin 2024, mais il se trouve que les questions de Pierre Girier-Timsit anticipent assez génialement sur la situation que nous connaissons aujourd'hui. "Si une majorité de gauche se dégageait des urnes" est-il précisé à plusieurs reprises. Or nous pouvons enlever le "si" et ce que nous voyons se réaliser sous nos yeux, c'est exactement ce que Bernard Friot affirme en travaillant le parallèle avec 1946, mais de quoi s'agit-il? Du fait que jamais ces quelques ministres n'auraient pu comme ils l'ont fait concrétiser ces acquis sociaux sans une mobilisation active du monde du travail et évidemment, il n'est pas question ici de parler des dirigeants d'entreprises mais des travailleurs eux-mêmes.

Il est donc essentiel d'écouter avec attention cet entretien, et pourquoi pas de prendre des notes et enfin de réfléchir ACTIVEMENT à la période que nous vivons. Plusieurs évènements à venir bénéficient d'une résonance suffisante pour pouvoir servir de dynamique à des mouvements de conquête sociale qui permettraient enfin de signifier clairement que la routine médiatique et politicienne qui commence déjà à essayer de se mettre en place pour étouffer dans l'oeuf le résultat des dernières élections législatives va échouer et il faut qu'elle échoue si l'on veut vraiment donner à la démocratie une dernière chance de triompher enfin dans notre pays. Plus largement encore, c'est tout simplement la question de savoir si nous croyons encore à "la politique" (au sens qui est constamment souligné dans ce blog, à savoir tout ce qui de la politique est anti-totalitaire) qui se joue actuellement. Il n'a jamais été prévu où que ce soit que la politique soit l'affaire des politiciens de profession, mais elle est une cause et une question publique.

dimanche 7 juillet 2024

Terminale 2 / 3 / 6: préparation du second groupe d'épreuves en philosophie - Baccalauréat 2024

 



L’objectif de cet article est de rappeler (très brièvement: pour préparer efficacement l'épreuve il faut revoir les articles de ce blog qui développent, paragraphe par paragraphe, l'explication de l'oeuvre) les thèses essentielles et la structure du premier chapitre de « problèmes de philosophie » de Bertrand Russell, dans la perspective de l’oral du bac qui va bientôt avoir lieu pour les candidat.e.s du second groupe d’épreuves du baccalauréat. Rappelons la forme de cette épreuve. L‘examinateur.trice choisit un passage de l’oeuvre indiquée sur la liste (qu’il faut avoir sur soi). Les candidat.e.s disposent de 20 minutes de préparation pour un oral de 20 minutes. Il faut savoir que nombreux.ses sont les candidat.e.s dont la prise de parole ne durent pas plus de 10 minutes, voire 5 (15 minutes c’est déjà pas mal). Si c’est le cas pour vous, l’examinateur.trice posera des questions pour vous aider. Même si vous parvenez à parler durant 20 minutes (ce qui n’est pas une finalité en soi, il n’est pas question ici de faire du remplissage) il est possible que plusieurs interrogations soient posées à la fin de l’épreuve. L’essentiel est de ne jamais paniquer. La finalité de ces questions est d’aider les candidate.s à rattraper des points. Ce qu’il convient d’éviter à tout prix, c’est de donner l’impression de découvrir l’oeuvre (il faut savoir que cela arrive parfois).

Pendant les 20 minutes de préparation, il convient surtout de structurer un plan de façon à avoir quelque chose à dire durant 20 minutes, en principe, donc il n’y a pas suffisamment de temps pour rédiger quelque chose qu’il s’agirait de répéter simplement. Il faut, dans la mesure du possible, rédiger des éléments suffisant à vous rappeler de quoi il est question à la fois dans l’oeuvre et dans ce passage là en particulier.



1- Introduction

Dans l’introduction, on peut évoquer l’oeuvre dans son ensemble, la thèse qui la soutient. Ici on peut insister à juste raison sur le scepticisme de Bertrand Russell et le fait qu’il est mathématicien. Ce qui relie la philosophie et la science c’est ce que l’on pourrait appeler un scepticisme fondamental, méthodique. Ces deux disciplines se caractérisent par un mode de pensée qui n’est pas la foi, ni la croyance, ni l’opinion. Il ne peut perte question pour elles d’adhérer gratuitement sans examen ni justification à quelque thèse que ce soit. Le scepticisme est un courant de pensée qui remonte à l’antiquité avec Pyrrhon d’Elis (365 - 275 avant JC). Nous savons qu’il a suivi avec un autre philosophe Anaxarque la campagne en Asie d’Alexandre le Grand et qu’à cette occasion il a rencontré en Inde un autre courant de pensée dénommé la gymnosophie. C’est au contact de la philosophie hindoue qu’il a développé cette attitude qui consiste à suspendre son jugement et à poser qu’il est impossible de connaître avec certitude quoi que ce soit. Cette suspension c’est ce que l’on appelle l’epochè. 

Le scepticisme a connu de nombreux développements par la suite et séduit de nombreux penseurs occidentaux, comme Montaigne, Hume Nietzsche.  Avec Bertrand Russell ce scepticisme se mêle à l’influence du cercle de Vienne qui réussit plusieurs scientifiques et mathématiciens autour d’un positivisme logique qui soumet toute proposition à un esprit de démonstration logique très rigoureux. On peut dire du cycle de Vienne qu’il est à la fois rationaliste et empiriste. Parmi ses adhérents on compte Frege, Karl Popper, Bertrand Russell.


Dans son oeuvre le but poursuivi par Bertrand Russell est de prouver que le scepticisme loin de désenchanter la connaissance la stimule et finalement la sublime.  C’est finalement comme si la connaissance consistait à déployer davantage son impossibilité radicale qu’à soutenir dogmatiquement UNE affirmation.  Mieux vaut comprendre avec précision et rationalité ce qui nous échappe plutôt que de tomber dans l’illusion d’une certitude achevée. On peut ici songer à Karl Popper et à sa théorie de la falsifiabilité: ce à quoi on reconnaît une proposition scientifique c’est au fait qu’elle est testable réfutable et plus encore qu’elle ne sort jamais de cette condition de la réfutabilité. Une théorie scientifique n’est jamais prouvée, elle se situe toujours dans l’intervalle qui s’étend entre le toujours réfutable et le pas encore réfuté (cf cours sur la science: est-ce à la science qu’il faut demander la vérité sur l’être humain?)



2 - Plan de l'oeuvre

(attention: il n'est question ici que de rappeler la structure de l'oeuvre. Pour l'épreuve, en elle-même, il s'agit de proposer une explication linéaire du passage choisi, comme vous avez eu l'occasion d'en produire pour le sujet 3 de l'épreuve écrite mais évidemment avec des exigences moins élevées)


Il y a trois moments dans le premier chapitre:

  1. Du §1 au §11, Bertrand Russell  justifie la distinction entre l'apparence et la réalité des objets qui nous environnent. Il prend l’exemple de sa table de travail. Il prouve que les témoignages de nos sens ne nous autorisent pas à poser quoi que ce soit de certain de la table, notamment pour ce qu’il en est de sa couleur ( §3 et 5), de sa texture (§6), de sa forme (§7), de son toucher (§8).  Cela permet à l’auteur de faire plusieurs distinctions conceptuelles: le « témoignage sensoriel » décrit la sensation brute, la « sensation » désigne ces mêmes impressions brutes mais prises en compte par notre conscience, et enfin le terme d’« objet physique » s’applique à la réalité de l’objet « table ».  Toute la question donc se formule de la façon suivante comment pouvons nous déduire l’existence de l’ « objet physique » à partir des témoignages sensoriels à supposer que nous le puissions.
  2. Du § 12 au § 17,  Bertrand Russell va ensuite s’appuyer sur deux philosophes: Berkeley et Leibniz. Le point commun de ces deux auteurs est de réfuter l’existence de la matière. Cela n’implique  pas l’inexistence de la réalité mais celle ci est d’une autre naturelle que matérielle. Elle est spirituelle ou « idéelle ». Pour Berkeley les choses n’existent pas hors de la perception que nous avons. Tout ne réside que dans l’impression. Si une réalité ne se manifeste pas à nos sens, elle n’existe pas. Toutefois nos impressions ne suffisent pas à elles seules à fonder l’existence de cette chose encore faut-il qu’elle soit une idée conçue par Dieu. Berkeley est un évêque. Toute manifestation sensible d’une chose est donc le produit de l’entendement de Dieu ET de nos sens. La nature même de la réalité est donc idéelle. Rien n’est qu’en tant que nous le percevons étant entendu que c’est Dieu qui nous le donne à percevoir. Pour Leibniz, il faut d’abord comprendre la différence qu’il établit entre les vérités de raisonnement (2+2=4) et les vérités de fait (César a franchi le rubicond). Les premières sont absolument nécessaires: elles ne peuvent pas ne pas être alors que les secondes sont contingentes (elles auraient pu ne pas être). Toutefois, pour ces dernières, une fois qu’elles sont, elles sont absolument, totalement et sont irréfutables. Tout le travail de Leibniz est de prouver qu’il existe aussi un principe de raison suffisante qui oeuvre dans les évènements (c’est Dieu). Ce principe s’appuie finalement sur les monades, c’est-à-dire sur des petites âmes du monde qui sont intérieures sans communiquer les unes avec les autres mais dont chacune exprime l’unité et la totalité de l’univers existant. Or ces monades s’entrexpriment de telle sorte que chacune est absolument nécessaire à l’existence de ce Tout qu’est l’univers. Ces âmes sont évidemment spirituelles de telle sorte que nous ne cessons de faire l’expérience à chaque instant de l’esprit de cohésion par l’harmonie duquel le monde est monde, Dieu est Dieu, cette perception est cette perception.
  3. Du § 18 à 20, Bertrand Russell récapitule et répond aux deux questions initiales: cette table existe-t-elle? Oui, mais est-elle telle que nous la percevons? Non puisque qu’elle est  selon Leibniz, le produit d’une communauté de monades qui s’entrexpriment et selon Berkeley une idée réalisée par Dieu. Par conséquent il y a bien une différence entre l’apparence et la réalité. A partir de là, notre intérêt pour la philosophie et la science est décuplé. Grâce à ces deux disciplines, nous ne pouvons qu’être animé.e.s de la plus vive curiosité à l’égard de ce qui nous entoure puisque tout, absolument tout, devient énigmatique. Rien n’est tel qu’il le paraît et nos expériences les plus quotidiennes, les plus insignifiantes en apparence sont porteuses d’un secret, d’une nature mystérieuse qui ne se manifeste pas à nous immédiatement. 


3 - Conclusion

En conclusion, il est possible de rappeler que Russell est empiriste et que sa démarche est finalement l’opposé radical de celle de Descartes qui dans ses méditations métaphysiques part également de la question de la certitude et finit par la trouver dans l’existence de la pensée. Je peux douter de tout et même aller jusqu’à penser que je ne suis rien mais même la pensée de n’être rien existe. Il faut bien que la pensée de n’être rien « soit » donc il faut que ma pensée « soit » et il faut que moi qui la pense « soit » également. Russell qui contrairement à Descartes n’est pas innéiste choisit de poser la même question mais en se tournant vers la question de l’existence physique des objets qui nous environnent. Or s’il ne fait pas de doute que ces choses sont et que le monde existe, il est aussi avéré qu’il n’est pas tel que je le perçois. Ainsi notre expérience immédiate de l’existence des choses est déjà par elle-même porteuse de la nécessité d’une curiosité justifiée à l’égard de tout ce que nous vivons et cela à chaque instant. Le scepticisme est donc bel et bien une pensée dont l’ effet le plus évident est de réenchanter notre présence au monde contre la morosité et la monotonie nées de l’habitude.




mardi 2 juillet 2024

Aujourd'hui (fugere non possum)


Dans cette période d’emballement médiatique et probablement d’effervescence au sein des foyers ou au coeur de toutes les discussions familiales, conviviales, amicales concernant notre situation « politique » (si c’est bien le terme qui convient et, de fait, justement, ce n’est pas le cas puisque ce que nous vivons c’est l’accélération du processus de dégénérescence de la politique au profit de l’économie et de l’idéologie, mais cela n’a pas cessé d’être souligné dans ce blog), il est peut-être temps de réfléchir posément à "ce qui se passe". Je dois avouer que plusieurs articles ici présents sont en fait motivés en dernière instance (mais ce serait plutôt en première finalement!) par la nécessité assez personnelle que j’éprouve à utiliser ce blog pour mettre au clair et « me » mettre au clair à l’égard d’une difficulté qu’il me semble très, très  urgent de « traiter ». 

Mais quel est ce problème? Qu’est-ce qui change concrètement après ce scrutin? C’est simple en fait: cela dépend peut-être des régions mais les chiffres sont suffisamment parlants pour que nous les écoutions: il n’existe pas de villes françaises dans lesquelles nous puissions circuler sans nous dire qu’une part importante des passant.e.s que nous croisons ont glissé un bulletin d’extrême droite dans l’urne. De fait, il y a un désir d’extrême droite dans notre pays. Il faut l’entendre, le concevoir l’accepter, au sens stoïcien du terme, et justement dans ce sens là, l’accepter ne veut pas dire « se résigner ». On pourrait même dire que cette acceptation ne veut pas dire « admettre », mais « consentir » au sens étymologique: accepter que cela soit puisque de toute façon « c’est » (et évidemment c’est une catastrophe). Consentir ici veut dire alors "donner du sens à ce qui n’en a aucun" , à ce qui est absurde, immonde, insensé, hideux, abject. 



                Il faut que nous transformions ce rictus répugnant en visage, que nous donnions du sens à ce qui n’en a pas, que nous nous efforcions de marcher debout dans un monde couché et dysfonctionnel au sein duquel ne semblent s’épanouir que la bêtise, le mensonge, que les pulsions les plus brutales, les plus personnelles, les plus égoïstes, les plus Trumpiennes, et surtout les moins pensées.  Ce qui s’exprime dans ce vote, c’est un désir de la non pensée, c’est la faillite totale de toutes les autorités que l’on pourrait définir comme incitation à la réflexion. Et l’enseignement de la philosophie doit prendre sa part de responsabilité dans cette situation là quels que soient les obstacles qui n’ont cessé de se dresser contre lui depuis plus de 10 ans (rappelons que responsabilité ne veut pas dire culpabilité).

Mais ce n’est pas du tout le sujet de cet article qui se donne comme propos de donner quelques éléments pouvant constituer une sorte de trousse de secours ou de « premiers soins » (prendre soin  de celles et ceux que nous aimons, a fortiori si ce sont des « minorités » qui font partie du collimateur du parti dominant, mais aussi prendre soin de soi dans ce moment d’exposition à des rayons de bêtise radioactive extrêmement puissants, peut-être à un dosage que nous n’avions pas encore connu). Pour être à la hauteur d’un tel objectif, précisément il faut se concentrer sur soi, sans forcer, en laissant advenir de nous « le meilleur »de ces moments trop rares parfois d’ipséïté et de parhésia « pures », de ces instants sauvés durant lesquelles nous nous laissons traverser de l’éclair durable d’une évidence de pensée que l’on parvient à hausser au niveau de la juste expression. C’est bien dit, c’est bien pensé parce que c’est « juste » pensé. J’ai le sentiment de voir et d’entendre aujourd’hui des personnalités médiatiques qui y parviennent et j’en citerai deux: Sophie Binet et Sarah Legrain (à cette échelle une minute d’écoute de l’une ou l’autre de ces deux femmes politiques, mais VRAIMENT « politiques » disent plus et mieux que 8h d’allocution de Bruno Lemaire….Euh..8 heures de Bruno Lemaire!!!…Dieu nous en préserve!)



Ceci étant dit, il ne saurait être question ici de personnaliser un message. Ces deux personnalités sont des illustrations parfaites de la possibilité d’insérer dans une bouillie médiatique extrêmement nauséabonde au sein de laquelle, les masques tombant, les mufles pointent, les groins trumpiens végètent et les remugles sentent (très fort), quelque chose du visage dont il était question précédemment, et les traits gracieux de ce visage embaument. Ça fait du bien!

Dans cette trousse de secours, je m’attarderai sur trois soins et le premier justement consiste à se retenir de cristalliser notre déception, notre dépit, voire pire sur telle ou telle personne. Je sais bien qu’il m’arrive, notamment dans ce blog, de désigner nommément des personnes connues et de soumettre leur propos à une critique, parfois sans ambiguïtés. C’est clair, ça fait gagner du temps et souvent ça accélère les adhésions ou les rejets, MAIS ce sont des facilités. Par rapport à la personnalité à laquelle je viens juste de faire référence,  à savoir Donald Trump, l’effet de clarification est saisissant parce que sur cette personne se cristallisent une attitude, un « ethos » sans aucune éthique mais doté d’une « ligne », ou plutôt d’une constante. Quelque chose de cette ligne dessine une certaine façon d’être dans le monde aujourd’hui: clairement climato-sceptique, nationaliste, protectionniste, anti-avortement, profondément conservatrice. Qu’une partie peut-être majoritaire des américains s’apprête à réélire cette personne est important, même si cette réélection aurait sans aucun doute des conséquences chaotiques sur l’état du monde, des relations entre états, de la planète. Il nous faut entendre cela aussi (oui, je sais ça fait beaucoup!) Et le seul moyen d’entendre, d’analyser cela efficacement consiste justement à ne jamais sombrer dans ce vice de forme qui consisterait à penser que la personne de Donald Trump en est la cause, l’origine première, alors qu'il n'en est que l'un des effets. Ce n’est pas parce que Donald Trump existe que nous vivons cette situation historique. C’est parce qu’il y a des circonstances historiques précises que quelque chose comme « Donald Trump » est possible.  C’est le sens profond que le philosophe Alan Badiou avait donné en son temps à un livre dont le titre était: « De quoi Nicolas Sarkozy est-il le nom? » 



Il n’est pas de personnalités historiques dont ne pourrions pas utiliser le patronyme identiquement: de quoi Mao Tsé Young est-il le nom? D’un télescopage incroyable de circonstances singulières, de mentalités, d’évènements, de transferts aboutissant de fait à la place qu’il a prise dans le développement de la Chine. Nous pouvons donc toujours nous énerver aujourd’hui sur telle ou telle personnalité, il faut bien se dire que cette essentialisation est fausse, nulle, absurde, chronophage et que la vraie question ne consiste pas à se demander comment telle ou telle personne peut exister mais plutôt comment des circonstances données ont pu rendre possible des positions, des postures, des « phrases » identifiables dans telle « ligne d’existence », ce que Donald Trump est indiscutablement (et probablement inconsciemment). Nous sommes toutes et tous des lignes d’existence, des traits d’union entre des influences, des faits, des évènements qui d’ailleurs peuvent remonter à très, très loin avant notre naissance et qui nous FONT.  Que l’identité soit contingente,  fragile, ténue, constructible, montable et démontable à l’envie, c’est justement ce qu’il nous faut comprendre (et cela précisément contre les tenants d’un identitarisme forcené, absurde et caduque). Saisir ces ressorts là dans une personne qui nous fait face et qui tient des propos idéologiquement abjects, c’est important et c’est très Spinoziste en fait, cela consiste à voir, un peu comme Néo dans la matrice, les chiffres de la personnalité derrière la personnalité elle-mêmes (ce serait d’ailleurs tout à fait bénéfique à cette personne que nous l’en informions, si elle était prête à l’entendre). Il n’y a que du temps à perdre à « en vouloir personnellement » à une personne raciste, sexiste ou homophobe. Si la situation nous donne cette marge de manœuvre consistant à voir à l’oeuvre en elle, dans son discours, les schémas d’intelligibilité de cette ligne d’existence là, il FAUT le faire, toute affaire cessante et l’utiliser, non pas contre elle, d’ailleurs mais pour elle (parce que Trump ne « va pas bien », pas davantage que Hanouna, Bolloré ou Pascal Praud - Il n’y a pas de bêtise ou de méchanceté structurelles, cela n’existe pas, mais il y a des évènements ou des influences ou des préjugés de classe, de famille, de genre extrêmement profonds qui sont le creuset de personnalités distinctes, de leur éventuel mal-être, et aussi de la situation préoccupante que nous connaissons aujourd’hui) 



Le deuxième élément à utiliser dans cette trousse d’urgence consiste aussi à prendre acte de ce que l’on pourrait appeler paradoxalement "la libération d’une parole sous influence voire sous contrainte", à savoir de la parole raciste, homophobe, sexiste, etc. Quelques incidents  ont déjà eu lieu au soir du premier tour, et il semble évident qu’ils vont se multiplier (de façon couverte ou pas par les « médias mainstream » selon leur obédience idéologique). Ce n’est pas du tout sous  l’effet d’une mobilisation pour  la paix civile ou autre qu’il faut prendre la mesure de cette violence (même si "pourquoi pas"?). La nécessité de ne pas s’énerver et de ne contribuer sous aucune forme à cette sanguinisation de l’existence collective de nos concitoyens, c’est tout simplement « NOUS » et c’est presque égoïste en un sens, mais le vrai mot serait évidemment plutôt « ipséïté » (et ça n’a rien à voir avec l’égoïsme, c’est même le contraire, en fait: l’ipséité (individuation), ce n’est pas l’ego (individualisme)). Nous pouvons cultiver à notre égard suffisamment d’attention et de soin pour ne pas nous imposer à nous-mêmes des « écarts », des accidents de parcours dans la ligne d’intelligibilité de notre propre ligne d’existence. Quelque chose en nous n’aspire qu’à croître, qu’à monter en puissance et cela ne peut pas être des effets de posture, des prises à témoin démonstratives, des beuglements indignés contre des affirmations trop manifestement stupides, veules, absurdes. On peut penser ici à l’une des anecdotes concernant Siddharta Gautama (Bouddha). Confronté lors d’une discussion entre brahmanes à un opposant injurieux, le Prince Gautama répondit calmement qu’il n’acceptait pas ces présents. A son adversaire il adressa calmement cette réponse:

  • Tu es venu à moi avec des mots grossiers et des invectives à mon égard en guise de cadeaux et je m’adresse maintenant à toi en t’avertissant que je n’accepte pas ces présents. Libre à toi de les reprendre et de repartir avec. 

Cyrano fait un peu la même chose dans la pièce d’Edmond Rostang, contre le Vicomte:

  • Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule!
  • Et moi Cyrano Savignien Hercule de Bergerac


                Il ne fait vraiment aucun doute que la libération de la puissance d’agir dans laquelle chacune et chacun de nous consiste en toute dernière instance ne peut s’accomplir dans un affect triste de rejet quel que soit sa (fausse) nature. Il n’existe donc aucune raison de s’en vouloir suffisamment à soi -même pour s’énerver. La forme réflechie du verbe est ici très parlante: quel que soit le motif de cette exacerbation, on ne s’énerve jamais que contre soi-même.  Que des personnes racistes, sexistes et homophobes se détestent elles-mêmes suffisamment pour s’imposer ce piétinement absurde et dément de leur ipséïté est une réalité qui les regardent au premier chef. Nous laisser gagner par leur énervement serait une victoire que nous accorderions à leur mal de vivre et cette victoire serait notre défaite. Notre ipséité est là, toujours efficiente, toujours aux aguets comme un démon bénéfique qui n’attend pas son heure parce que toute heure, de toute façon, est son heure.


Enfin, troisième point crucial de cette attitude qui se trouve être moins de survie que de simple existence: dans toute prise de parole dont nous sommes les témoins, il nous faut viser la profondeur de champ historique, scientifique, philosophique et culturelle ainsi que la profondeur  de champ éthique. Qu’est-ce que cela veut dire? 

            Ce n’est pas parce qu’il ne fait aucun doute que les résultats de ce vote traduisent un désir de non pensée ainsi que le rejet d’une certaine conception de la culture qu’il nous faut renoncer à percevoir d’où une parole s’énonce, de quel fond de connaissance mais aussi de quel rapport profond à soi elle émane. Ce petit démon de l’ipséïté heureuse qui ressemble comme deux gouttes d’au à celui du kairos est en chacune et en chacun. Les idéologies triomphantes aujourd’hui sont animées par des dynamiques de rejet et de stigmatisation qui nécessairement traduisent une ipséïté très, très mal en point (très). Pour être clair, le malaise que nous éprouvons aujourd’hui à l’écoute de ces paroles là et dites à tort « libérées »(racisme, etc.) décrivent en réalité un processus qui revient à se marcher dessus, à se mépriser soi-même, à se défaire d’une certaine idée de soi qui en réalité est beaucoup plus que ça: celui de la puissance d’agir qu’il est impossible que nous bridions totalement. 



                Il n’y a vraiment rien de « moral », de sermonneur, ou « d’apprenant » à se définir soi-même comme n’étant pas raciste, homophobe, sexiste, c'est beaucoup plus terre-à-terre que ça. Il est tout simplement impossible qu’un conatus ou que la volonté de puissance ou encore que l’éthique de l’éternel retour puissent se vouloir raciste, homophobe ou sexiste Pourquoi? Parce que ces termes là décrivent un mouvement et un seul, soit celui du principe d’individuation de tout devenir oeuvrant dans l’existence. Rien ne saurait être plus important à nos propres yeux que l’instant des retrouvailles là avec ce principe d’individuation là qui met dans le même sac une heure du jour ou de la nuit, un existant humain et une anomalie cellulaire, bref absolument tout. Il y a ici l’expression d’une puissance sans équivalent qui sonne le glas et manifeste l’insignifiance radicale de toute revendication à un identitarisme achevé, quel qu'il soit. L’éternel retour consiste à dire oui au retour de ce qui jamais ne se produit deux fois de la même façon, " JAMAIS", mais cela induit pour le moins une curiosité culturelle minimale, celle là même qui aujourd’hui est mise à mal par des circonstances historiques, économiques, idéologiques  particulières. Il importe donc d’être capable de se détacher des seules conditions de vie de notre ego pour que cette curiosité animée par cette motivation de l’ipséité heureuse puisse libérer tout son comptant de puissance. Les conditions  effectives de ce bonheur ne sont pas moins matérielles que celle de l’individualisme hyper-consumériste par lequel nous nous laissons aveugler. Elles s’effectuent simplement dans un certain décalage et ce décalage n’est rien de moins que ce que rend possible en nous la satisfaction de  notre appétit naturel et enfantin  de connaissance

                    C’est précisément ce décalage de celle et celui qui veut vraiment comprendre, connaître, interroger avec un autre mode d’écoute qu’il convient de saisir. La façon dont de nombreuses personnalités politiques (ou prétendues telles) prennent la parole aujourd’hui se caractérise par une absence radicale de culture, de connaissance historique afin de privilégier « ce qui intéresse les gens », étant entendu que cela ne peut être que des opinions, voire des peurs, c’est-à-dire ce qui ne raisonne pas et ce qui ne se raisonne pas. Il n’est donc pas question d’exprimer des raisonnements, des pensées étayées sur des faits, sur des lectures mais sur des rejets, des exclusions, des appréhensions, des rancoeurs, bref des affects tristes. Il est vraiment  intéressant  de porter son attention à ce fond de passions tristes sur la base duquel s’énonce le discours de l'idéologie désormais dominante: aucune argumentation, des prises à témoin dont on perçoit rapidement qu’elles sont en quête du marécage le plus nauséabond: à savoir ce que Franz Kafka appelle « la sentence », « le verdict comminatoire », ce moment où, de guerre lasse (ou pas) on arrête de réfléchir , on suspend la beauté de ce processus sceptique de réflexion et on « martèle ». « Juger si peu que ce soit, c’est toujours déposer les armes » dit Gilles Deleuze. Le jugement, c’est la défaite de la pensée, ce moment hideux où la subtilité chercheuse d’un nez creux se transforme en groin plein repu, satisfait de soi: on est « chez nous ». Le 8e juré dans « 12 hommes en colère »  ne suit le fil d’aucune autre démarche qu'exactement contraire à celle-là. Il s'agit à l'inverse de prouver par A+B que le jugement n'est pas possible. La compréhension d’une « situation » nous fait immanquablement rentrer dans une zone où les circonstances se transforment dans un brouillard de gouttes, de micro-évènements extrêmement fins dans la profusion et la ténuité desquels il est absolument impossible de trouver la certitude sur la base de laquelle nous pourrions nous sentir autorisés à "juger" une autre personne. L’effectuation des évènements dépassent la capacité de jugement des humains. 



                    Le juré 8 est philosophiquement sceptique et il déploie toute la richesse de ce mouvement de pensée tout au long du film. Mais quelles sont les qualités qu’il met en oeuvre? Une incroyable puissance à relancer constamment le travail d’enquêteur qui n’a pas été fait, à revenir avec précision sur les faits réels: la synchronicité entre le bruit du métro et celui, supposé du corps qui tombe, le temps passé entre ce bruit et l’ouverture de la porte, la fragilité affective de la mémoire, l’emprise de ce que l’on souhaite avoir vu pour avoir à paraître en public. Cette attention au réel rappelle l’enfant quand il commence à réaliser le fonctionnement en circuit fermé des discours des adultes. Le juré 8 est opiniâtre, observateur, questionneur comme les enfants qui ne cessent de demander « pourquoi ». Il appelle constamment à « revoter » à la lumière de tout ce que son travail enfantin d’enquêteur ne cesse de mettre à jour. C’est cette enfance là qu’il nous faut retrouver si nous l’avions perdue, et c’est aussi cette exigence qu’il nous faut opposer à toutes les sentences de celles et ceux qui parlent délibérément à partir du dogmatisme avachi et ignorant des adultes. Sur quoi vous appuyez vous pour dire ça? Au-delà des passions tristes qu’elles essaient constamment de rabattre sur la population, les prises de parole de l’idéologie dominante sont mortellement ennuyeuses parce qu’elle ne font jamais écho à la moindre curiosité mais accréditent le désir des adultes de juger, c’est-à-dire de « baisser les armes ».


            A ce titre rien ne saurait être plus révélateur de la difficulté actuelle de notre situation que la revendication prétentieuse de tous les discours à être adulte. Cette maturité là: celle de cette génération inerte et hargneuse qui réfléchit à tous les moyens d’exterminer la jeunesse montante de notre époque est, de toute façon, vouée à disparaître. Elle le fait en ce moment avec beaucoup d’agitation, de démonstration et de fureur, mais elle est en train de mourir dans les râles un peu trop bien orchestrés d’une agonie médiatique assourdissante. Il ne faut pas nous affoler, c’est juste un peu de bruit pour rien.  Nous avons en nous cette curiosité native pour tout ce qui a trait à la culture, à la création, à l’art, et cette curiosité est nécessairement corrélative de l’esprit des temps qui clandestinement mais assurément n’a jamais été aussi puissant qu’aujourd’hui, tout simplement parce que c’est aujourd’hui.