3) La physique quantique et l’éternel retour Nietzschéen
Résumons: ce que les variantes expérimentales de la dualité onde /corpuscule mettent à jour à partir de Young et mieux encore grâce à l’interféromètre de Mach-Zendher, c’est que les particules quantiques (photons, électrons, etc) n’obéissent pas aux mêmes lois que les objets visibles (que l’on dit macroscopiques). Ainsi lorsque nous disons qu’un faisceau laser est envoyé sur une plaque semi-réfléchissante, et qu’il a 50% de chances de traverser cette plaque et 50% de chances d’être renvoyé par elle, nous entendons évidemment que ce sera l’un « ou » l’autre, mais l’expérience de Young nous a déjà montré que cela était plutôt l’un « ET » l’autre, que quelque chose du photon faisait les deux comme une onde possible. C’est exactement cela, c’est comme si les deux possibilités se concrétisaient sous nos yeux concrètement sous le forme ondulatoire. En d’autres termes, nous sommes grâce à cette expérience mis en situation d’aller plus loin dans la compréhension de ce qui du possible advient réellement. C’est scientifiquement et philosophiquement « bluffant ».
Mais le résultat est encore plus confondant comme le mettra à jour l’expérience à choix retardé de John Wheeler. En effet l’interféromètre de Mach-Zendher révèle quelque chose d’incroyable. Partons du principe que LE photon (et nous sommes sûrs qu’il n’y en a qu’un) se comporte comme une onde: il passera donc au travers de la plaque semi réfléchissante ET il sera renvoyé par lui, de telle sorte qu’il existera deux trajets. Prolongeons ces deux trajets avec des miroirs intégralement réfléchissants, cette fois. Si nous plaçons à nouveau une plaque semi-réfléchissante au croisement des deux trajets, nous placerons l’onde qui, à la fois a été renvoyée et a traversé la première plaque en situation de se recombiner, c’est-à-dire que nous créons les conditions d’une capture ondulatoire de l’infiniment petit. Nous partons du postulat que le photon est une onde. Or cela fonctionne en effet: c’est une onde.
Mais nous pouvons aussi ne pas mettre cette seconde plaque semi-réfléchissante, auquel cas nous créons une modalité de détection corpusculaire du photon. Et cela fonctionne aussi. Nous voulions nous placer exclusivement en situation d’observateur du comportement objectif extérieur du photon. Or il survient dans le réel non pas « tel qu’il est » mais tel que nous lui avons imposé d’être en plaçant des appareils de détection de sa réalité d’onde ou de corpuscule. Nous ne sommes donc pas seulement les observateurs mais les déclencheurs du mode d’apparition ondulatoire ou corpusculaire du photon. Il peut être l’un ou l’autre selon que l’on crée les conditions d’apparition de l’un ou de l’autre. Quoi que l’on fasse, nous le faisons dans le réel, nous interagissons sur des réalités tellement fines, tellement infinitésimales que rien ne peut se produire ailleurs ni autrement qu’en fonction de ce que nous avions préalablement décidé.
C’est exactement la raison pour laquelle a été inventée cette notion de « superposition d’états » . Une onde n’est pas « la même chose » qu’un corpuscule, mais il va falloir que nous remettions en cause notre conception de « la chose », comme si en entrant dans l’infiniment petit, il allait s’imposer à nous que nous n’y sommes plus du tout mis en présence de « choses » mais de « champs de possibilités » Un photon se comporte somme une onde ET comme un corpuscule, cela dépend des conditions d’effectuation qui se font jour ici et maintenant.
Ce que l’expérience à choix retardé de John Wheeler a introduit de nouveau par rapport à l’interféromètre de Mach-Zendher c’est 1) la longueur du ou des trajets du photon 2) faire dépendre la position de la seconde place semi-réfléchissante d’un générateur quantique à nombre aléatoire, de telle sorte qu’il n’est absolument pas possible, pas davantage pour le photon que pour l’expérimentateur, de savoir à l’avance si l’appareillage expérimental est conçu pour détecter une onde ou un corpuscule. PERSONNE ne peut le savoir.
Mais de fait, quand le QRNG (générateur quantique de nombres aléatoires) place la plaque, le photon est une onde, quand il ne la place pas il est un corpuscule. Il est ici absolument impossible de distinguer les conditions d’apparition d’un phénomène des conditions de sa détection. C’est comme si le phénomène dans le présent même de son apparition activait une sorte de processus de rétroaction temporelle par le biais duquel il revenait en arrière jusqu’au moment où le générateur a décidé de placer ou pas la plaque, mais avec John Wheeler, c’est vraiment encore plus « improbable » puisque rien ni personne n’avait prévu de la mettre ou pas. Cela s’est décidé quelques nanosecondes avant que le photon parvienne au second « croisement » (qui d’ailleurs n’en est pas un si on ne met pas la plaque puisque alors le photon corpusculaire sera passé par A ou par B).
Évidemment on peut être tenté.e de faire du photon une sorte de Tiresias quantique, d’oracle, de voix divine dont les voies impénétrables auraient deviné ce que le générateur de nombres allait faire sauf que …NON! Vraiment, cela ce n’est pas envisageable, en tout cas, ni scientifiquement, ni philosophiquement, ni raisonnablement. Et pourtant c’est exactement comme si ici quelque chose d’une sorte de « destin », de « fatum » s’était manifesté, sauf que…C’est du destin sans destin. Du Mektoub ("c’était écrit" en arabe) mais sans que l’on puisse croire à la page divine sur laquelle, déjà, tout serait déjà écrit, donc du mektoub mais sans mektoub???? Tout se passe comme si « quelque part » tout avait été prévu, et plus encore comme si ce « quelque part » était précisément l’infiniment petit, la dimension quantique, mais il est quand même assez difficile de se représenter exactement ce qui se passe alors: c’est comme si tout ce qui se produisait dans une dimension macroscopique (avec des êtres et des réalités visibles) suivait l’ordre successif d’une temporalité chronologique alors que ce qui se passerait dans l’infiniment petit s’ordonnerait suivant une temporalité aïonique et ce que révèlerait dés lors l’expérience à choix retardé c’est le Kaïros du photon.
Rappelons que cette distinction est celle des grecs qui définissait chronos comme ce temps de la succession linéaire d’instant finis, mesurables, divisibles, Aïon comme ce temps cyclique indivisible, continu, imperceptible et Kairos comme le temps opportun qui tombe à pic, un présent parfait, exhaussé, qui est exactement ce qu’il faut qu’il soit. Autant il est absolument impossible de comprendre quoi que ce soit à ce qui se passe de l’expérience à choix retardé de John Wheeler en en restant à une temporalité chronologique, autant quelque chose d’assez hallucinant se fait jour si nous articulons les trois dimensions du temps pour les grecs à cette expérimentation. En effet, le scientifique fait son expérience dans chronos, et fatalement il n’y comprend rien tant qu’il essaye d’analyser les résultats dans cette dimension là. Mais il se trouve qu’il travaille sur des réalités quantiques qui s’activent donc dans l’infiniment petit où c’est l’aïon qui constitue le régime temporel adéquat, de telle sorte qu’en portant les conditions expérimentales qui sont celles de chronos jusqu’à la frontière même de l’imperceptible (aïon), cette expérimentation révélait le temps opportun du kairos qui est celui du photon.
Il convient de bien insister sur ce qui fait que nous n’avons jamais été aussi en phase avec notre problématique. Wheeler explore jusqu’où l’on peut aller dans l’indétermination de la décision (plaque ou pas plaque). Cette décision, nous ne voyons pas comment nous pourrions la définir autrement qu’en tant que rupture, choix confié à un générateur quantique de nombre aléatoire. Or c’est comme si, aussi imprévisible et improgrammable à l’avance que soit cette décision, elle avait été anticipée de toute éternité par le photon qui est exactement ce que l’appareil à détection avait anticipé sur son mode de réalisation, donc continuité.
Maintenant si nous prêtons attention aux thèses philosophiques susceptibles de « digérer » ou de composer avec ce résultat de l’expérience à choix retardé de John Wheeler, nous en trouvons bel et bien une: c’est l’éternel retour dans la philosophie de Friedrich Nietzsche:
Le poids le plus lourd. — Et si, un jour ou une nuit, un démon venait se glisser dans ta suprême solitude et te disait : « Cette existence, telle que tu la mènes, et l'as menée jusqu'ici, il te faudra la recommencer et la recommencer sans cesse ; sans rien de nouveau ; tout au contraire !La moindre douleur, le moindre plaisir, la moindre pensée, le moindre soupir, tout de ta vie reviendra encore, tout ce qu'il y a en elle d'indiciblement grand et d'indiciblement petit, tout reviendra, et reviendra dans le même ordre, suivant la même impitoyable succession,... cette araignée reviendra aussi, ce clair de lune entre les arbres, et cet instant, et moi aussi ! L'éternel sablier de la vie sera retourné sans répit, et toi avec, poussière infime des poussières ! »... Ne te jetterais-tu pas à terre, grinçant des dents et maudissant ce démon ? A moins que tu n'aies déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais : « Tu es un dieu ; je n'ai jamais ouï nulle parole aussi divine ! » Si cette pensée prenait barre sur toi, elle te transformerait peut-être, et peut-être t'anéantirait ; tu te demanderais à propos de tout : « Veux-tu cela ? le reveux-tu ? une fois ? toujours ? à l'infini ? » et cette question pèserait sur toi d'un poids décisif et terrible ! Ou alors, ah ! comme il faudrait que tu t'aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation !
Le gai savoir livre IV - § 341
Représentons nous une femme qui envisage de rompre avec son mari et qui réalise qu’en fait, cette décision qu’elle n’a pas encore prise ne ferait que suivre une multitude de micro-lézardes qui ne cessent d’user depuis très longtemps la fermeté du lien qui la relie à son mari. Dans ce travail de réalisation, il ne fait pas de doute qu’elle porte son attention à un degré extrêmement intense d’acuité, d’hypersensibilité au plus quotidien, au plus indétectable des détails qui font notre vie de tous les jours. De fait on voit mal comment de telles micro-lézardes ne pourraient pas effectivement œuvrer au sein de tout couple. En faisant ce travail là, elle se mettrait donc en phase avec ce qui de fait « est ». Finalement en rompant elle se rendrait attentive à ce qui n’a déjà jamais cessé de rompre.
Toutefois, à ce moment là, de fait elle n’a pas encore rompu, ce qui signifie que le couple a résisté à toutes ces fêlures et l’on pourrait tout aussi bien déduire de cette même attention que le couple est solide, et qu’il n’y a pas lieu de rompre. De fait tout dépend de ce « maintenant », de ce présent de la rupture éventuelle (c’est comme la question de savoir si l’on met ou pas la seconde plaque). Qu’est ce que cela veut dire? Que si elle rompt, elle verra qu’elle n’a jamais cessé de rompre avant et que si elle ne rompt pas elle n’a jamais cessé de ne pas rompre, avant. Ici encore le parallèle avec l’expérience à choix retardé tient la route: tout s’explique de notre passé mais seulement à partir de ce que nous faisons dans le présent. Cette femme se tient exactement sur la crête de deux éternités: celle d’une infinie rupture (elle n’a jamais cessé de rompre) et celle d’une infinie « non rupture » (elle n’a jamais cessé de ne pas rompre) , mais de toute façon c’est infini et ces deux infinités dépendent de ce moment « fini », ponctuel, fulgurant qu’est l’instant présent: rompre ou ne pas rompre (être ou ne pas être, euh…oui, là c’est vraiment la question). Tout instant est exactement cette crête entre deux infinis, entre deux éternités. C’est cela la révélation géniale et un peu terrible de Friedrich Nietzsche. C’est cela dont nous faisons tout pour nous le dissimuler à nous-mêmes, mais qu’on le veuille ou pas , c’est comme ça.
Et ce qui est vraiment intéressant ici c’est que c’est une expérimentation scientifique qui nous le met « sous les yeux ». Il y a de la contingence: de fait le générateur quantique de nombre aléatoire peut choisir de mettre la plaque ou pas, c’est absolument imprévisible, improgrammable, hasardeux mais en même temps, cette rupture entre deux possibilités se sera toujours déjà effectuée au regard de la continuité produite de la même façon que la possibilité de la rupture aura toujours été préalablement choisie par la décision actuelle de rompre et que la possibilité de la non rupture aura toujours été préalablement choisie par l’actualité de la non rupture. Ce que je viens juste de décider s’inscrit dans la continuité de ce que j’avais toujours décidé en fait, de la même façon que le statut ondulatoire ou corpusculaire du photon s’inscrit dans la continuité de ceci que le générateur quantique avait toujours déjà "décidé" de mettre ou pas la plaque. En d’autres termes, ce n’est pas seulement qu’ici nous voyons se dissocier deux mondes: celui macroscopique de la rupture et celui microscopique de la continuité mais que nous révélons le ressort qui les articule l’un à l’autre et à partir duquel ce qui se décide dans l’un s’est toujours déjà décidé dans l’autre, et ce qui se continue dans l’autre vient à peine de se décider dans l’un.
Que nous dit Nietzsche en fait? Que l’évènementialité de tout ce qui se produit dans notre existence s’effectue dans l’infiniment petit (c’est pour cela qu’il évoque l’araignée, le clair de lune entre les arbres, et le sable et « nous », poussière des poussières) et que là, dans cet infiniment petit, le temps n’est ni irréversible ni linéaire, ni successif (Chronos) mais rétro-causal, cyclique et continu (aïon). La femme, en cet instant, peut choisir de rompre ou de ne pas rompre mais en réalité du point de vue de l’aïon, elle aura toujours choisi. Chaque instant de chronos est corrélé à son cycle éternel dans l’aïon et réciproquement toutes les éternités de l’aïon sont suspendues à cet instant où tout peut arriver dans chronos.
Autrement dit, ce que nous voyons affleurer à la surface de ce moment où de fait nous constatons que le photon est à la fois passé au travers de la plaque réfléchissante et qu’il a été renvoyé par lui, de telle sorte que la seconde plaque le détecte comme onde, précisément parce que la seconde plaque a été placée par le générateur quantique de nombre aléatoire, c’est aïon dans le temps de Chronos (puisque tel est notre temps à nous (objets et êtres macroscopiques)) et cela dans ce kairos d’un photon ondulatoire. Évidemment cela aurait été la même chose (aïon dans chronos) si la seconde plaque n’avait pas été placée mais alors nous aurions vécu le kairos du photon corpusculaire.
Par conséquent, la particule quantique existe dans un état d’indétermination où passé et futur coexistent potentiellement jusqu’à ce qu’une mesure soit effectuée. Elle évolue dans un cadre intemporel où toutes les trajectoires possibles coexistent. Ce n’est qu’au moment où l’observateur effectue une mesure que cette multiplicité se résout en une réalité unique. Ainsi, le photon ou l’électron vit dans un “temps aïonique”, tandis que l’observateur humain impose un “temps chronologique” pour interpréter ses observations. De la même façon, la femme capable de descendre dans ce que nous pourrions appeler « l’échelle quantique de son couple » rentrerait immédiatement dans une dimension bizarre où coexisteraient une dimension de la micro-fêlure au sein de laquelle tout déjà serait prêt à céder comme une barrage à bout de force contenant difficilement le flux libérateur de la décision de rompre ET une dimension de la résistance héroïque au sein laquelle au contraire tout ne serait que résistances que points de résilience décrivant une éternité de non rupture. Il n’est absolument rien qui ne soit déjà décidé dans l’aïon, et en même temps rien qui ne dépende précisément de l’évènement devant lequel elle se positionne dans chronos.
Parvenu.e.s à ce moment de notre réflexion, il convient quand même de réaliser sa portée et de percevoir tout ce qu’elle gagne à recouvrir ainsi les « territoires » de la science, de la physique ET de la métaphysique, de la philosophie (voire de la spiritualité, mais justement pour lui subtiliser quelque chose). En effet, l’idée selon laquelle il existerait une autre façon d’appréhender les évènements de notre vie, et même tout simplement le cours de notre existence a toujours existé. Il y a, dans la plupart des civilisations, l’idée selon laquelle ce que nous, êtres humains limités, de condition mortelle, nous vivons sous l’angle de l’évènement imprévisible, contingent, hasardeux (comme une rupture donc) pourrait être perçu « ailleurs » comme une fatalité, comme une continuité.
Le Mektoub, par exemple, ou les « nornes » des vikings qui tissent le « Wyrd », l’entrecroisement de tous les fils de la destinée des Humain.e.s. décrivent exactement cela: il existe une dimension où tout est déjà écrit (avec des variantes et parfois une petite possibilité de libre arbitre). La philosophie des stoïciens chez les grecs accorde une place fondamentale au « fatum » ainsi qu’à la capacité des êtres humains à faire la part dans tout évènement de ce qui dépend d’eux (leur attitude face à ce qui arrive) et ce qui ne dépend pas d’eux (l’évènement lui-même). Il est alors question pour eux de travailler sur soi pour faire en sorte de vouloir ce qui arrive en même temps que cela arrive mais sans jamais perdre son temps à vouloir que ce qui arrive n’arrive pas. « Fais en sorte de toujours vouloir les évènements arrivent non comme tu le veux mais comme ils arrivent et tu seras libre. » dit ainsi Epictète.
Il existe donc, dans plusieurs civilisations et pensées, l’idée non seulement qu’il y a plusieurs ordres, plusieurs dimensions qui œuvrent au cœur des évènements et plus particulièrement de leur émergence brute. Beaucoup en retirent une forme de sagesse. Ce que cela signifie, c’est que pour ces croyances ce que nous ici bas vivons comme rupture, évènement brut, imprévisible et contingent se révèle ailleurs continuité, nécessité: c’était « écrit » ou bien c’est « tissé » et cette image de la trame et de l’entremêlement des fils est parfaitement conforme à ce que nous avions déjà formulé sur le réseau.
Mais avec l’expérience à choix retardé de John Wheeler et l’avènement de la physique quantique, ces croyances se voient ramenées à quelque chose de tangible, d’expérimentable, ou du moins à ce dont une expérience révèle l’efficience en la frôlant, à savoir que cet autre régime temporel au sein duquel tout ce que nous nous vivons comme rupture est continuité n’est pas du tout le ciel ou le monde des dieux, ou la fatalité des décrets divins mais tout simplement l’infiniment petit. Tout ce sur quoi se sont fondées des thèses religieuses ou des sagesses philosophiques se révèle clairement à nous comme « une affaire d’échelle de perception » ou justement de non perception. Ce que nous nous représentions comme vision de Dieu se manifeste plutôt comme venant du très bas et surtout du tout petit (évidemment on peut toujours penser que Dieu a créé ce « tout petit ». La science n’invalide pas la thèse religieuse de la création elle ne la prouve pas non plus). Quelque chose de l’intuition d’un éternel retour se révèle dés lors confirmé en ceci que le temps régulant l’infiniment petit est bien plus conforme à l’aiôn qu’à chronos qui désigne alors le temps des êtres et objets macroscopiques. Mais alors que peut faire la femme qui s’interroge sur la rupture, et qui se situe dans l’imminence de ce choix, de cette décision dont elle sait maintenant qu’il existe une échelle de perception de son existence où de toute façon elle a nécessairement déjà choisie? Comment nous, êtres macroscopiques, pourrions nous saisir quoi que ce soit de cet univers quantique où tout est continu?
C’est ici qu’intervient le concept nietzschéen d’« innocence du devenir » qui, en un sens ne fait qu’un avec l’Éternel retour. L’éternel retour, selon Nietzsche, est une expérience de pensée exigeant d’agir comme si chaque décision devait se répéter éternellement. Cette idée impose une responsabilité totale envers nos choix. L' expérience de Wheeler, où le futur influence le passé, illustre une forme d’interconnexion temporelle dont on peut envisager qu’elle soit transposée aux décisions humaines: chaque choix présent redéfinit notre interprétation du passé et façonne notre avenir. De fait le photon de l’expérience de Wheeler chemine vers un futur (la mise en position de la seconde plaque ou sa non position) dont il est clair qu’il a déjà influencé son passé. Ce qui se passe à l’échelle quantique n’est donc pas compréhensible dans une dimension chronologique et linéaire. Le photon a toujours été ce qu’il fallait qu’il soit de toute éternité: onde avec la seconde plaque, corpuscule sans cette seconde plaque. Finalement c’est l’idée même d’irréversibilité du temps chronologique qui se voit remise en cause dans ce temps aionique, lequel semble bel et bien être celui du photon. La décision que prend la jeune femme ne transforme pas simplement son futur mais aussi son passé. Vu sous cet angle, cela crée une responsabilité énorme, écrasante, parce que c'est décisif ou justement pas du tout parce que, du coup, rien ne peut plus être considéré comme irréversible et le futur peut toujours changer le passé (mais rien ne serait plus faux et plus stupide que d'en déduire que l'on peut faire n'importe quoi sous prétexte que le futur le changera car ce futur n'est pas quelque chose de maîtrisable, et tout est grave mais c'est parce que tout est grave que tout est léger ludique. Ce qu'il faut c'est vivre avec gravité ce qui, en même temps, n'est qu'un jeu).
En effet, si l’éternel retour est une pensée aussi difficile à réaliser et surtout à comprendre (au sens étymologique de prendre avec), c’est parce qu’à peine avons nous saisi quelque chose qu’il faut envisager le contraire et envisager que cette proposition contradictoire à celle que nous avions en premier lieu est tout autant que l’autre une implication de l’éternel retour. Saisir l’éternel retour c’est comprendre que quelque chose s’y joue d’une évidente conciliation des contraires (il y a là encore un point commun avec la dualité onde-corpuscule). Mais de quoi s’agit-il ici? Du fait que cette responsabilité écrasante peut en réalité s’annuler entièrement. C’est justement parce que tout se joue maintenant, dans cet instant où il va falloir choisir entre la rupture ou la continuité de la relation amoureuse qu’en fait ce maintenant est aussi et pour la même raison celui où tout en fait est déjà joué. Il faut que cette femme comprenne que le choix s’est déjà effectué en fait et depuis toujours et à jamais (de la même façon que le photon a toujours été une onde en fait et que la plaque a toujours été posée…ou le contraire).
Si nous situons la rupture amoureuse qu’envisage cette femme à une échelle quantique (et nous devons nous demander comment il pourrait ne pas en exister une), la décision prise n’en sera pas moins un kaïros que la position de la seconde plaque ou sa non position. Elle ne peut pas se tromper, non pas que ce choix sera forcément bon, mais appréhendé dans sa juste dimension, il ne saurait en aucune façon être qualifié de bien ou de mal, il « est », de la même façon que l’onde « est » dans l’interféromètre avec la seconde plaque ou que le corpuscule « est » sans cette plaque. Il faut renoncer à l'idée d'un "bon choix". C'est exactement comme si nous parvenions à un degré d’observation de notre vie suffisamment intense, puissant et détaillé pour que nous réalisions qu’il ne s’y trouve rien à en soustraire ou à en rajouter puisque dans le pur devenir des évènements qui y suit son cours, tout y est impliqué « déjà » et « à jamais », de la même façon qu’il est une dimension où, de toute façon, ici et maintenant le générateur quantique à nombre aléatoire a de toute façon toujours déjà décidé de placer la seconde plaque de telle sorte que, de toute façon, le photon traverse la première plaque ET est renvoyé par elle parce qu’il est une onde. L’attitude à suivre pour cette femme est de substituer à une sorte de névrose obsessionnelle de la décision une forte intensification de ses facultés d’observation jusqu’à « voir » ou plutôt « sentir » qu’il n’y a rien à décider parce que tout est déjà « coïncidé » et qu’elle est de toute façon déjà embarqué dans la décision qu’elle n’a pas encore prise, mais en fait elle ne la prend jamais si par ce terme de décision, nous entendons une prise d’initiative nouvelle qui ne viendrait que d’elle et de sa volonté pure et extérieure au flux d’évènements parce que cette extériorité là est un leurre, une illusion que les humains ont inventée en leur donnant le nom de « libre-arbitre ». Nous n’avons rien à décider, nous devons simplement développer suffisamment d’intuition pour pressentir le passé, le futur passé, ce qui de toute façon a toujours déjà agi: la rupture inévitable ou la fermeté du lien.
Les thèses philosophiques de Friedrich Nietzsche, tout comme celles de Baruch Spinoza (1632 1677) excluent la possibilité d’un libre arbitre. Les humains peuvent toujours se bercer de l’illusion selon laquelle ils décident quoi que ce soit de leur libre initiative, c’est totalement faux ne serait-ce que parce qu’ils existent dans un monde au sein duquel ne cessent d’œuvrer des chaînes de causalité. Nous touchons ici du doigt le fond philosophique de cette expérience et l’importance qu’il convient d’accorder au générateur quantique de nombres aléatoires. La question de la décision est importante pour nous. Étymologiquement décider vient de « de caedere » et signifie "couper, séparer de… , trancher". Décider c’est faire intervenir une rupture volontairement.
Décider suppose une alternative: rompre ou ne pas rompre, mettre la seconde plaque, ou pas. Tant que c’est à l’expérimentateur de décider de mettre ou pas la plaque, quelque chose porte préjudice à l’observation: l’idée selon laquelle nous ne pouvons voir qu’à partir de ce que nous aurions précipité. De la même façon le terme d’ « innocence du devenir » désigne pour Nietzsche la certitude selon laquelle l’éternel retour est la loi des évènements ou si l’on préfère la vraie dimension temporelle dans laquelle s’active authentiquement et exclusivement le processus au fil duquel « ce qui arrive arrive », et ce processus, c’est le devenir (quelque chose de l’éternel retour rejoint ici une perspective envisagée dans notre introduction en évoquant le régime de probabilités de notre cerveau, des liaisons synaptiques, à savoir qu'il y a une identité de structure entre ce que c'est penser et l'univers dans lequel nous le pensons et plus encore l'univers que nous essayons de penser- la loi ultime au fil de laquelle "ce qui arrive arrive" et la même que celle avec laquelle s'effectue l'action de penser ce qui arrive, de telle sorte que penser le monde et les évènements n'est finalement rien d'autre que participer à un mouvement par lequel et dans lequel le monde, ou plutôt l'être se pense) .
Le devenir est sans intention, exactement comme le générateur quantique à nombre aléatoire. Si nous voulons comprendre l’éternel retour (et éventuellement l’appliquer à nos vies), il faut que nous acceptions cette idée: les choses qui arrivent arrivent sans intention, innocemment, donc, et les choses qui arrivent ne cessent et ne cesseront jamais d’arriver telles qu’elles sont toujours arrivées et telles qu’elles arriveront toujours.
Nous qui pensons exister dans un grand "Tout" passons nos vies dans des petits riens, « de très petits riens ». Un générateur quantique à nombre aléatoire est une machine dont le résultat tient à presque rien, et c’est de ce "presque rien" que dépendra la position de la seconde plaque ou sa non-position, de ce presque rien dépendra la manifestation corpusculaire ou ondulatoire du photon, c’est-à-dire la structure même du réel (c’est-à-dire « tout », le fait que tout est composé de petits riens). Si donc il y a quelque chose de l’expérience à choix retardé de John Wheeler qui représente une expérience limite ou ultime, c’est qu’elle consiste dans un appareillage si pointu, si affûté dans la capacité humaine à placer la réalité quantique en situation de se manifester « telle qu’elle est » que nous touchons réellement du doigt la temporalité propre de l’infiniment petit, qui se trouve n’être pas celle, chronologique, dans laquelle nous, humains, vivons nos expériences, ou plutôt croyons les vivre.
Il n’est donc vraiment, vraiment pas question pour cette femme qui s’interroge sur l’avenir de son couple de regarder en soi, dans son moi…Mais vraiment pas (ça c’est du très mauvais développement personnel) mais, au contraire de s’abîmer dans l’intuition de ces petits riens au niveau desquels ce qui agit agit. Mais où trouver un interféromètre de Mach Zendher qui puisse lui dire si oui ou non elle a déjà rompu?
« Cette question pèserait sur toi d'un poids décisif et terrible ! Ou alors, ah ! comme il faudrait que tu t'aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation ! » La réponse de Friedrich Nietzsche est claire et sans appel: « dans l’amour », mais pas du tout l’amour d’une personne: un amour inconditionnel à l’existence et à la loi des évènements, ou en d’autres termes, l’amour inconditionnel de ce qui arrive tel qu’il arrive, parce qu’ « il » arrive. Ce qu’il nous faut aimer, c’est la loi anonyme, sans intention, totalement impersonnelle, innocente au fil de laquelle ce qui arrive arrive. Il nous faut travailler une hyper sensibilité à la loi des évènements au regard de laquelle rien ne peut arriver que des moments opportuns, des kaïros, des photons qui n’ont rien à être d’autre que ce qu’ils ont toujours été parce que…C’est ça maintenant!
Toute la question est alors de savoir si nous pouvons, par la seule puissance d’attention de notre sensibilité au présent, développer un « appareillage intuitif « similaire à ce que l’interféromètre de Mach Zendher revisité par John Wheeler a créé technologiquement, et si oui comment?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire