lundi 27 janvier 2025

Terminales 1 / 4 / 5: le droit, la justice et la morale (1)

 


Introduction

En 441 avant JC, Sophocle écrit le troisième volet de sa tragédie sur Oedipe: Antigone. Les partisans des deux fils de l’ancien roi de Thèbes se sont entretués et ce sont ceux d’Etéocle qui ont gagné, mais il est mort dans la bataille ainsi que son frère et adversaire, Polynice. Créon, frère de Jocaste, prend la tête de la cité et fait publier un décret imposant que le corps du frère vaincu soit laissé aux charognards car il ne peut être abrité dans la terre de ses ancêtres. Après que le corps de Polynice ait été une première fois inhumé contre son commandement, il le fait déterrer et poste des gardes devant la dépouille de Polynice. C’est alors que les soldats amènent devant lui sa nièce Antigone prise en flagrant délit d’inhumation du corps de son frère.

Ce qui va se dérouler est le sujet de toute la pièce: l’opposition entre un pouvoir « légal » (le droit) positif)  tout puissant et l’aspiration hautement revendiqué à la justice, à une justice qui n’est pas forcément rendue par les lois, voire pas du tout. 

Mais c’est le moment choisi par Sophocle pour faire parler le Choeur et cela pour la première fois dans la pièce. Celui-ci prononce alors un discours très célèbre souvent baptisé « hymne à l’humain » mais qui se conclue plutôt par un avertissement, lequel résonne ou devrait résonner aujourd’hui encore à nos oreilles:


« Beaucoup de choses sont admirables, mais rien n’est plus admirable et terrible que l’homme.

Il est porté par le Notos orageux (le vent du sud) à travers la sombre mer, au milieu de flots qui grondent autour de lui ;

il dompte, d’année en année, sous les socs tranchants, la plus puissante des déesses, Gaia, immortelle et infatigable, et il la retourne à l’aide du cheval.

L’homme, plein d’adresse, enveloppe, dans ses filets faits de cordes, la race des légers oiseaux et les bêtes sauvages et la génération marine de la mer ;

et il asservit par ses ruses la bête farouche des montagnes ; et il met sous le joug le cheval chevelu et l’infatigable taureau montagnard, et il les contraint de courber le cou.

Il s’est donné la parole et la pensée rapide et les lois des cités, et il a mis ses demeures à l’abri des gelées et des pluies fâcheuses. Ingénieux en tout, il ne manque jamais de prévoyance en ce qui concerne l’avenir.

Il n’y a que l’Hadès auquel il ne puisse échapper, mais il a trouvé des remèdes aux maladies dangereuses.

… Qu’il fasse dans ce savoir une part aux lois de sa ville et à la justice des dieux, à laquelle il a juré foi !

Il montera alors très haut dans sa cité, tandis qu’il s’exclut de cette cité le jour où il laisse le crime le contaminer par bravade


Le choeur glorifie l’ingéniosité sans équivalent de l’être humain et formule le risque encouru par une créature si habile à dompter par sa puissance et par sa ruse les obstacles de la nature.  Ce risque est la démesure (l’hybris). Le terme le plus important de cette ode est le terme de « deinos » qui figure dès le premier vers et qui désigne une puissance aussi merveilleuse que terrible. Ce double sens est évidemment fondamental et on peut remarquer que les traducteurs qui se sont succédés durant les siècles ont beaucoup joué de cette dualité sémantique en l’occultant parfois, alors que c’est le sujet même de ce chant. 

Mais ce qui doit nous intéresser c’est d’abord tout simplement le moment. Pourquoi là ? Qu’est-ce que cela vient faire à cet instant de la tragédie? C’est un peu comme si alors que vous suiviez une série sur Netflix, vous étiez interrompu.e par un enseignant de philosophie qui développait toute une dissertation sur l’être humain alors que vous vous êtes pris.e par l’intrigue. En même temps, évidemment, ce n’est pas un hasard. Il nous faut donc essayer de répondre à cette question de l’instant pour éventuellement mettre au jour une forme de Kaïros au cœur duquel le sens du tragique et le fond philosophique s’unissent pour articuler précisément les trois notions qui sont celles du cours: le droit, la justice et la morale.

         Mais c’est encore plus crucial que cela car en fait à ce moment là de la pièce, il n’est vraiment pas exagéré ni simplement rhétorique d’affirmer que rien n’est encore joué, puisque de fait les deux protagonistes n’ont pas encore commencé à échanger et, en même temps, tout est joué, parce que l’opposition entre les lois de la cité édictées par Créon et l’aspiration à la justice incarnée par Antigone est totale, radicale et que chacun des deux personnages est si pur et brut qu’il est impossible qu’il trouve un accord. Mais si c’est à ce moment là que le chœur parle et plus précisément nous parle à nous, au public, c’est parce qu’ici la "membrane" intérieure de la pièce doit se déchirer et s’épancher hors de la scène afin que nous comprenions que c’est justement nous qui devrons trouver un mode de vie, un ethos là où ici ne se développera qu’un trouble (taraxis) ou que l’eris (la discorde).  

Antigone est suffisamment connue pour que tout le monde sache qu’elle va mourir à la suite de ce dialogue. L’instant choisi par Sophocle pour « crever la bulle » de la pièce (ce qu’on appelle aussi le 4e mur en théâtre) s’explique par son désir de nous faire comprendre que c’est justement « là » que nous, spectateur.trice.s de la tragédie allons désormais avoir à « vivre », « là », c’est à-dire là où Antigone, elle, va périr.  Toi qui regardes cette pièce, installe toi bien parce qu’il va falloir que tu entres en scène sauf que cette scène ne sera pas celle de cet amphithéâtre mais la cité, la polis, l’existence collective de l’être humain, sachant qu’il ne peut pas y en avoir d’autre (ce qui crève le 4e mur entre actrices acteurs d'un côté et spectatrices et spectateurs de l'autre, c'est la catharsis, intensification purificatrice des passions par quoi aller au théâtre c'est exister plus que dans la vie courante, y être plus proche du vrai)


Entre Créon et Antigone se joue vraiment le sort de la condition humaine. Une pièce tragique est comme une lame que l’on plante dans le corps de ce que c’est qu’être humain et,  dans la plaie qu’elle provoque, il va falloir que nous nous mobilisions, sous peine, non pas de mourir, mais de disparaître en tant qu’être humain.  Sophocle nous présente un lieu, un territoire plutôt étroit en fait et nous fait comprendre que nous ne pourrons pas, nous humain.e.s, "planter nos tentes" ailleurs, non pas parce que nous sommes physiquement limité.e.s, mais justement parce que nous ne le sommes physiquement, techniquement pas. Dans ce temps de suspens de la tragédie se déploie un « lieu ». Dans ce kaïros s’implante un topos, lequel est nécessairement une polis, une cité, mais certainement pas une cité gouvernée par Créon. Entre l’autoritarisme borné et aveugle de Créon et le martyr d’Antigone, il va nous falloir trouver une voie praticable, laquelle définira les termes d’un ethos humain, comme une feuille de route  précise et ténue formulée par un ancêtre vieux de 2500 années. Nous sommes ici pour nous immiscer dans le combat, dans la lutte à mort entre le patriarcat borné de Créon et la sororité sacrificielle d’Antigone pour qu’exister puisse se vivre (contrairement à Antigone) sans se renier (contrairement à Créon). 

En ce sens, toute la question finalement est celle de savoir si nous pouvons sortir cette interrogation du tragique alors même que nous sommes entrés en contact avec elle via le tragique, Antigone a été broyée par la difficile articulation de ces trois notions: Droit, Justice et Morale. L’intervention du Chœur et cette ode à l’être humain qui se clôt par un avertissement est sans aucun doute une façon pour Sophocle de souligner l’enjeu véritable, humain, de ce moment de vertige, typiquement tragique, à partir duquel les ressorts de la fatalité vont s’enchaîner jusqu’à la mort de l’adolescente. Il nous appartient de mettre un peu de mou dans ces rouages là car si sa mort n’est pas réellement inspirante, son engagement, au contraire, l’est. Existe-t-il pour l’être humain une voie praticable, hors du contexte de la tragédie grâce à laquelle nous pourrions articuler ces trois notions? Il nous appartient de reprendre cette question du contexte de la tragédie dans lequel tout est perdu avant même d’être joué pour le situer dans celui d’un éthos humain, c’est-à-dire d’une éthique au sein de laquelle justement rien n’est perdu tant que cela n’est pas joué (et tant qu'à faire, disons nous le maintenant!)

  1. Tragique, « Deinos » et définitions

Qu’est-ce que le droit? un ensemble de règles établies par une autorité publique pour organiser la société et garantir la justice sociale. Il repose sur une contrainte externe, avec des sanctions légales et éventuellement contraignantes en cas de transgression par les citoyens. Il vise le maintien de l’ordre collectif par l’application des lois.

La justice est une notion plus large et plus élevée qui transcende le droit….ou pas!… Elle est une valeur, un idéal, une sorte de critère dont la simple évocation est problématique selon que l’on considère cette élévation comme suspecte ou au contraire régulatrice. Y-a-t-il une justice au-delà des droits? Pour Créon non, pour Antigone oui, mais le problème consiste à se demander alors où et comment cette justice peut-elle peser sur les décisions, sur les actes et sur les pensées de êtres humains. Nous avons bien le sentiment que les lois ne sont pas toujours justes, mais est-ce autre chose qu’un avis, qu’une opinion, voire qu’un sentiment dépourvu de toute pertinence, de toute rigueur universelle? Comment donner à notre revendication à la justice un autre support et un autre cadre que celui d’un sentiment personnel? 

                Antigone évoque alors des lois immuables, éternelles et divines. Elle ne fait pas qu’enterrer son frère. Elle enterre tous ses frères (humains - n'oublions pas que même son père est son frère) suggérant ainsi qu’il existe des limites au droit exercé par les lois civiles et par l’autorité légale. Comme le dit Judith Butler, Antigone est la sœur  « archétypale » du genre humain. Nous avons des devoirs envers nos morts qui s’ancrent dans des traditions ancestrales infiniment plus profondes que les lois civiles veillant simplement à sauvegarder la paix civile et l’ordre social:

Créon: tu as osé passer outre à ma loi?

Antigone: Oui car ce n’est pas Zeus qui l’avait proclamé! Ce n’est pas la justice, assise aux côtés des Dieux infernaux; non ce ne sont pas là les lois qu’ils ont jamais fixées aux hommes, et je ne pensais pas que tes interdictions à toi soient assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre à d’autres lois, aux lois non écrites, inébranlables des Dieux!

Il y a des lois derrière les lois, ou peut-être en-deçà, c’est-à-dire inscrites par les dieux sur cette « cire humaine » qui fait de nous ce que nous sommes et qu’aucune loi civile ne peut déranger sous peine de changer quelque chose de notre être. Antigone ne reconnaît pas la justification de Créon pour laisser le cadavre de Polynice à l’air libre (justification qui finalement repose sur une sorte de paix civile) comme supérieure au devoir d’inhumation, de fraternité, de considération dûe à tout défunt. Il existe des devoirs dont le respect repose sur du sacré, sur un rapport au monde et aux autres plus profond que  les lois auxquelles nous devons obéir au nom de l’ordre public. 



(Nous pouvons remarquer que Judith Butler accorde à Antigone un rôle et une importance qui vont au-delà de cela. Le nom même d’Antigone qui signifie « non générationnelle »,  « contre l’acte de génération » indique selon elle qu’elle incarne la figure même de la subversion qui conteste le fondements de l’exercice du droit positif mais aussi les normes du droit social et même du genre. Nous n’insisterons jamais assez, en effet sur l’anomalie que représente, dans le monde grec, une jeune adolescente défendant contre Créon la justice divine. De plus Antigone est la fille qui a suivi et épaulé son père Oedipe après qu’il se soit crevé les yeux. Il y a là aussi un lien avec une figure mythologique ô combien marquante: l’âme de la révolte (Antigone) est née de la figure même de la fatalité et du personnage tragique (Oedipe))

Dans cet éventuel conflit entre le droit et la justice, la morale s’insinue comme ce rappel de l’être humain à sa conscience. Comment puis-je « en conscience » faire droit au droit? Ce n’est pas qu’il existe autant de morales que de citoyens. Il convient de ne pas céder à la croyance que chacune et chacun pourrait avoir « sa » morale car alors nous nous construirions une morale adaptée à nos intérêts en fonction de chaque situation pour en tirer avantage. C’est plutôt qu’il doit exister une adhésion intérieure entre soi et soi à l’observation (ou pas) de la loi. La morale positionne donc le citoyen dans sa cité mais aussi dans le rapport qu’il entretient avec lui-même. Il se peut qu’il y ait un écart entre ce que le droit en vigueur dans mon pays me commande et ce que la morale m’impose étant entendu que ce sera alors en tant que sujet que j’aurai alors à me prononcer, sujet conscient. La morale insinue dans le rapport à la loi le rapport conscient de soi à soi-même.

Dés lors, il est facile de situer Antigone et Créon par rapport à ces trois définitions. Créon incarne le droit positif et la nécessité de maintenir la paix civile quitte à imposer des lois coercitives, voire inhumaines. Une injustice est préférable à un désordre surtout que, comme le fait remarquer très cruellement Pascal, on peut toujours discuter sur la justice:

«  Il est juste que ce qui est juste soit suivi. Il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste. La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice, et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. » -  Pascal

Antigone est cette héroïne à laquelle la morale prescrit une attitude ferme, inflexible, en phase avec la justice des Dieux au-delà du droit civil. Elle ne peut absolument pas se résoudre à obéir à Créon parce que cela 1) lui semble injuste 2) lui impose une attitude au sein de laquelle il lui est absolument impossible d’être en adéquation avec elle-même. C’est exactement comme si, au-delà de la paix civile entre les citoyens qui peuvent peut-être se réconcilier sur le cadavre de Polynice pourrissant à l’air libre, deux autres formes de pacification prévalaient: a) celle de sa conscience (morale) et b) celle du rapport vertical de l’être humain aux divinités  (justice).

Dés lors il convient que nous revenions précisément à la tragédie et à cette rupture de style et de ton qui voit le chœur, à ce moment là prendre la parole, pour la première fois pour entonner une sorte d’hymne à l’espèce humaine qui se trouve être plutôt un avertissement. Répétons-le! C’est un moment tragique où tout bascule, non pas que tout puisse arriver puisque c’est exactement le contraire et que là, dés ce moment,  le sort d’Antigone est scellé et qu’elle va parler d’outre-tombe. Elle n’est pas venue « négocier » mais faire entendre à l’autorité civile suprême de Thèbes la voix des morts, des Dieux infernaux, de la limite qu’aucun être humain ne peut violer sous peine de sombrer dans l’hybris (la démesure).

Mais alors qu’est-ce qui se trouve en balance dans ce moment critique à partir duquel étrangement l’intrigue ne fait que suivre une pente descendante vers le tombeau d’Antigone? Ni plus ni moins que le sort des êtres humains, ou plus concrètement leur ethos (attitude). Sophocle veut nous faire comprendre qu’il ne peut exister de politique ni d’éthique humaines qui puissent se constituer ailleurs que sous la pression de cette tragédie tout simplement parce que tout se joue ici (dans la tragédie) et plus particulièrement à ce moment là de la tragédie: celui de la désobéissance aux lois civiles au nom d’une morale inspirée par une conception supérieure de la Justice. Le salut de l’humanité passe par sa capacité à transformer l’impasse décrite par la tragédie en voie praticable par l’éthique et c’est exactement la raison pour laquelle le chœur fait à ce moment ce panégyrique  (éloge) de l’être humain clôturé par un avertissement.



Il est une considération que l’on a tendance à oublier lorsque l’on cite cette pièce, c’est qu’elle est le troisième volet d’un triptyque: Œdipe Roi, Œdipe à Colonne et Antigone. Cela signifie que l’on ne peut pas dissocier le sacrifice de l’adolescente de toute l’histoire de son père. Mais qui est Œdipe en fait? Il incarne deux figures: a) celle du héros tragique par excellence dont la vie suit à son insu le fil de la malédiction et b) celle d’un être humain qui a testé de l’inhumain, qui a franchi sans le savoir les deux interdits humains fondamentaux et qui héroïquement en est sorti vivant, aveugle mais vivant. Et c’est justement pendant cette période liminaire, interstitielle, entre sa disparition miraculeuse (ravi par les dieux) et la révélation de ce que fut authentiquement sa vie qu’Antigone fut sa compagne de route. On ne peut pas s’empêcher de penser qu’elle a recueilli à ce moment des confidences assez singulières de la voix d’un humain vraiment à tout point de vue hors norme. Œdipe, en effet est:

  • Un humain ayant accompli le plus inhumain, l’inceste et le parricide, et qui finira comme un Dieu.
  • Un habile déchiffreur d’énigmes ayant vécu dans la plus profonde ignorance de soi que l’on puisse concevoir.
  • Un roi voyant qui ne sait rien finissant  sa vie en vagabond aveugle qui sait tout, du moins de ce qu'il a fait

Il est la figure des extrêmes, comme une ligne qui les maintiendrait ensemble dans une vie à tous points de vue a-normative (on ne peut pas se situer plus en marge). Sa vie est jusqu’à son aveuglement une illustration totale  et involontaire de la démesure, de ce qu’il en coûte à un humain d’être l’objet de la malédiction (rappelons qu’en fait c’est son père Laïos qui est l’objet de la malédiction pour avoir violé Chrysippe). Il en connaît un rayon sur ce que signifie l’acte d’outrepasser la justice divine, puisque il en est l’instrument. Oedipe a été roi, ce qui signifie qu’il était exactement à la place occupée par Créon. Il a été le défenseur du droit, celui qui a fait appliquer les lois. En fait, les trois notions philosophiques qui constituent les rouages de la tragédie se retrouvent comme autant de périodes dans la vie d’Oedipe en tant qu’il fut d’abord la victime et l’instrument de la justice divine, puis le roi qui a exercé le droit et enfin le roi déchu qui s’est constitué comme une morale de devenir un mendiant vagabond. La cause de l'inflexibilité d’Antigone n’est probablement pas à chercher ailleurs que dans son ascendance ainsi que par les échanges qu’elle a entretenus avec son père pendant leur errance partagée. 

 

Autant de caractéristiques qui nous donnent à penser qu’il nous faut suivre Antigone mais pas jusqu’à la tombe. Il n’est pas davantage en notre pouvoir d’ignorer les devoirs de la morale inspirés par la justice des dieux que les lois humaines de la cité. Quelque chose fait de ce triptyque une œuvre sans équivalent dont la charge tragique est à ce point saturée qu'elle déborde de son cadre pour revêtir presque négativement une dimension ouvertement éthique. La tragédie nous dit ce qu'il faut être en décrivant des rouages écrasants sous la pesanteur desquels il va nous falloir éviter d'être broyé.e.s ce qui ne manquera pas de dessiner une voie, un devenir humain et politique, un "destin" mais pas tracé à l'avance.

            Or, pour bien saisir cette dimension il est nécessaire de saisir à quel point Sophocle décrit ce que l'on pourrait appeler un espace interstitiel extrêmement étroit, lequel se dessine:

- D'abord avec le personnage d’œdipe dont l'évolution le fait constamment arpenter cette ligne de crêtes entre l'humain (déchiffreur d'énigmes, en quête perpétuel de savoir, curieux) et l'inhumain (parricide inceste)

- Ensuite par l'avertissement du chœur (1er stasimon d'Antigone): l'être humain est en capacité d'outrepasser les limites de la nature et de la raison par une ingéniosité technique qui le gratifie d'un pouvoir quasiment illimité si bien qu'il faut qu'il se donne des lois. Lui qui peut rivaliser avec les Dieux doit prendre à garde à devenir moins qu'une bête (c'est cela le risque encouru par le Deinos: merveilleux jusqu'à frôler l'abîme du terrible)

- Enfin, ce duel entre la soumission aveugle à un droit qui ne vise que la conservation de l'ordre et de la paix civile et une dévotion sacrificielle à un idéal de justice impraticable.


2) Etre et devoir-être

Le sort d’Antigone est scellé et toute la liberté de ton dont elle use contre Créon vient de la certitude de sa mort à venir. La voix du choeur est « intermédiaire » comme l’est une voix off dans un film ou une musique que le spectateur entend mais pas le personnage. Le chœur est « extra-diégétique » pour reprendre des termes d’analyse filmique (cela veut dire qu’il n’est pas pris dans l’intrigue, en tout cas pas exclusivement - Ni Antigone ni Créon ne sont censés entendre les prises de parole du choeur). Le chœur s’adresse à nous et donne à la séparation entre la scène et le public une portée philosophique, historique, éthique inouïe, tragique, hallucinante. De ce côté là, celui de l’intérieur du théâtre, tout est joué mais de l’autre côté, tout reste à faire,  La pièce nous donne le cadre et de fait, nous, spectateurs du 21e siècle devons prendre acte de tout ce qui se déploie dans cette pièce.  Est-ce qu’aujourd’hui, nous qui bénéficions pourtant de 26 siècles de distance savons mieux que les athéniens du 5e siècle avant JC comment il faut nous comporter face à la loi? C’est une question qui fait un petit peu peur tant il est vrai que beaucoup de choses ont changé et qu’en même temps, la réponse négative s’impose.  

Relisons le passage où le chœur après avoir évoqué l’être humain et sa nature « deinique » revient sur Antigone:

« Plus intelligent en inventions diverses qu'on ne peut l'espérer, il fait tantôt le bien, tantôt le mal, violant les lois de la patrie et le droit sacré des Dieux. Celui qui excelle dans la Ville mérite d'en être rejeté, quand, par audace, il agit honteusement. Que je n'aie ni le même toit, ni les mêmes pensées que celui qui agit ainsi ! Par un prodige incroyable, ce ne peut être Antigonè, bien que ce soit elle que je vois. Ô malheureuse fille du malheureux Oedipe, qu'y a-t-il ? Ceux-ci t'amènent-ils pour avoir méprisé la loi royale et avoir osé une action insensée ? » 

Le chœur n’en revient pas: il est stupéfait. Antigone a bel et bien méprisé le décret de Créon, lequel a, lui bel et bien violé la justice des Dieux.  Le dialogue que nous allons suivre à partir de cet instant ne va pas du tout régler le problème mais le porter à son apogée jusqu’à ce que la mort règne de part et d’autre. Il nous revient d’en explorer l’autre côté: la partie vivante, dynamique, politique, historique mais surtout légale et juridique.

Or, de fait, c’est bien ce qui se produit lorsque nous éprouvons le sentiment qu’une loi ou que la décision d’une cour de justice est injuste, et ce sentiment est assez courant. Nous nous retrouvons alors projeté.e.s 26 siècles en arrière devant cette pièce et singulièrement ce dialogue dans lequel s’opposent frontalement la justice des Humains et la justice des Dieux.

Une première remarque s’impose alors, c’est que ce problème qui finalement consiste à savoir comment nous pouvons nous assurer d’agir ou de penser justement est tellement ardu, complexe que même les termes que l’on utilise pour y voir plus clair se dissocient, empruntent des nuances sémantiques au sein desquelles se retrouve le problème initial. De fait quand nous parlons de justice, il faut préciser de quelle justice nous parlons, puisque si nous ne croyons à une justice supérieure, on ne voit pas bien comment une décision de justice pénale pourrait être injuste (puisque de fait la justice s’est prononcée). 


D’autre part, il existe une distinction entre le droit positif et le droit naturel:

  • Le premier (droit positif) désigne le droit tel qu’il s’applique aux êtres humains avec toutes les différences que cela implique du point de vue des frontières et des époques. Il s’agit d’un droit écrit, évolutif, qui s’apprend, s’acquiert, est étroitement lié à l’état du pays dans lequel il est appliqué. Son but est de maintenir l’ordre et la paix civile dans les frontières de cet état. Dans la perspective de ce droit là, on peut citer la phrase célèbre de Goethe: « je préfère commettre une injustice que de tolérer un désordre. » Rien ne saurait dés lors se situer au-dessus des lois telles qu’elles ont été conçues à cet instant là dans ce pays là, sachant que cette loi sera peut-être  totalement dépassée quelques années plus tard. C’est la logique de Créon qui veut rétablir la paix dans une citée divisée, fût-ce sur un cadavre laissé à l’air libre. Rien dans cette conception du droit n’est écrit dans le marbre, si ce n’est la nécessité pour tout citoyen de leur obéir, quitte à être rappelé à l’ordre par la force publique (parmi les défenseurs  de ce droit, on peut citer Hans Kelsen, Jeremy Bentham)
  • Le droit naturel, au contraire est universel, non écrit (à quelques exceptions prés, comme la déclaration universelle des droits de l’homme), immuable, fondée sur une raison dont on suppose qu’elle serait efficiente en tout être humain, une raison universelle. Le paradoxe tient au fait qu’ici il y a bien un « marbre » sauf que nous avons un peu de mal à le situer, à le trouver, à moins d’adhérer à l’idée selon laquelle il existerait en tout être humain des principes raisonnables, naturels et innés qui tiendraient à sa condition d’humain et le rendraient apte à saisir universellement ce qui est bien et ce qui est mal, le problème étant 1) que l’on voit mal alors pourquoi il n’existerait pas de législation universelle (Aristote,  Saint Thomas d’Aquin, Montesquieu adhèrent au droit naturel) 2) qu’en situant le critère à cette hauteur là on en en fait quelque chose qui peut semer le trouble et  alimenter la fausse impression que nous sommes dans le droit naturel dés qu’une loi ou une décision de justice nous révolte alors que ce sentiment peut relever d’une émotion (alors que le droit naturel est raisonnable) ou d’un pur intérêt personnel comme la vengeance (qui ne saurait être du droit naturel puisque c’est une offense personnelle).

Nous commençons à peine à prendre la mesure de cette question qui finalement vient de cette donnée presque brute, première que nous avons déjà évoqué: aucune boussole, ou détermination ou prescription ne nous a été donnée. Nous existons sans savoir ce que nous avons à faire ou à être. C’est précisément cela qui fait de nous un « deinos »: les autres animaux ne semblent pas bénéficier de cette  « intelligence en inventions diverses » dont il est question dans le stasimon, et peut-être pouvons nous rajouter que ce n’est pas forcément parce qu’ils seraient « moins intelligents » mais tout simplement parce qu’ils sont déjà naturellement structurellement orientés vers des déterminations à être et des travaux à faire (biotope). Nous sommes des animaux exosomatiques et même si d’autres animaux utilisent des outils, il ne semble pas que leur évolution les rendent intérieurement dépendants de leurs outils comme c’est le cas pour nous. En tant que deinos, nous nous nous situons exactement à l’articulation entre un pouvoir illimité et une dépendance technologique totale, de telle sorte que nous sommes la créature dont la nature même est remise en cause à chaque nouveau pharmakon. 

Cette indétermination qui fait de nous des êtres aussi critiques, en constant  balancement entre l’hybris et la sophrosyne (tempérance) n’a pas que des implications techniques ou religieuses, mais aussi éthiques, voire tout simplement physiques.  N’étant pas venu au monde avec le pressentiment ou le sens inné des limites, il faut que nous nous les imposions. Cela revient à une nécessité de nous dire que ce n’’est pas parce que « nous pouvons que nous pouvons…. ».

Reprenons exactement l’exemple d’Antigone et de Créon. La soeur de Polynice peut physiquement enterrer le cadavre de son frère. Mais Créon lui dit en substance: « ce n’est pas parce que tu peux physiquement que tu peux légalement » parce que j’ai publié un décret selon lequel Polynice déclare traître à sa cité ne peut pas être inhumé. En d’autres termes, le droit positif définit « au-delà » des lois physiques de ce que l’on peut faire ou pas des lois civiles, c’est-à-dire du droit positif  (Créon finalement c’est celui qui porte sur lui le droit positif: il faut bien que quelqu’un (un être humain) définisse ce que l’on peut faire ou pas dans une cité. 

Mais à son tour Antigone répond à Créon que ce n’est pas parce qu’il peut légalement décréter que Polynice ne doit pas être enterré qu’il le peut « légitimement » au regard de lois qui ne sont plus humaines mais divines. Peut-on considérer qu’Antigone défend le droit naturel contre le droit positif? 




A priori, la réponse est oui: « elles ne datent ni d’aujourd’hui, ni d’hier » dit Antigone en parlant des lois des Dieux. Elles ne sont pas écrites, parce qu’elles n’en ont pas besoin tant elles sont inscrites en nous, dans une forme de nécessité évidente, presque spontanée à la lumière de laquelle tout être humain quelques soient ses actes mérite d’être inhumé. Il y a une autorité horizontale qui place les citoyens thébains sous l’autorité de leur chef mais cette question ressort d’une autre autorité verticale qui est celle que les Dieux fixent aux humains. A cette nécessité supérieure s’oppose la contingence des lois que des humains prescrivent à d’autres humains en fonction de mentalités changeantes. La tradition philosophique et juridique (jusnaturalisme) reprendra la défense d’Antigone en invoquant la raison pour Cicéron, la nature de l’humain pour Aristote et la volonté de Dieu pour Saint Thomas (évidemment ce ne sera pas le même Dieu, chrétien pour Saint Thomas, Hadès pour Antigone)

Créon incarne la raison d’état qui définit un contexte juridique d’exception autorisant dans des circonstances particulières un chef d’état à prendre des mesures extrêmes pour maintenir l’ordre et la paix civile. Antigone invoque la raison tout court, une sorte d’intuition pure de ce qu’un humain peut ou pas faire à un autre être humain. De fait cette intuition se retrouve toujours absolument dépourvue de moyens face à la force légale qui peut s’appuyer sur la force publique d’agents de l’état désigner pour faire physiquement régner l’ordre. Créon finira par user de cette force: je peux physiquement puisque je peux légalement et d’ailleurs je te condamne à mort et de fait Antigone mourra (elle se pendra elle-même dans sa tombe). 

Toutefois pris qu’il est dans sa logique de chef de cité, Créon ne se rend pas compte qu’il insulte le dieu des morts, Hadés et derrière cette figure divine le respect des valeurs humaines les plus ancestrales, les plus constitutives de l’être humain (humus: le sol). Il y a ce qui est juste par convention (Créon) et ce qui est juste par nature (Antigone). Demeure la question de la morale, qui finalement est peut-être la dimension ultime: 

  • Certes tu peux légalement empêcher que l’on enterre Polynice mais le peux tu « en conscience » , en pouvant te regarder dans un miroir sans dégoût? Le peux-tu en te supportant le faisait? Vraiment?

Il se trouve que si l’on suit la totalité de la pièce, cette dimension n’est pas anodine puisque Créon sera pris d’un doute et faisant ouvrir la caverne où Antigone avait été emmurée vivante il retrouvera sa dépouille après quelle se soit pendue. Hémon le fiancé et cousin d’Antigone, fils de Créon se tuera après avoir attaqué son père et la femme de Créon soeur d’Antigone, Eurydice se donnera également la mort. Créon restera vivant mais, seul, accablé par ces morts qui s’enchaînement comme des dominos.

Il faut absolument répéter ce point: toutes ces morts et cette fin de la pièce ne donne pas raison à Antigone. Sophocle  ne défend pas unilatéralement le droit naturel. Entre un droit positif aveugle et un droit naturel caduque et mortel, il faut trouver notre voie qui commence précisément à la limite de la scène tragique. Là où finit le tragique commence l’histoire. Là où la pièce était jouée à l’avance il nous faut l’improviser séance tenante, et évidemment c’est encore plus vrai aujourd’hui.



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