jeudi 10 avril 2025

Terminales 1/ 4/ 5: Oeuvre d'art et verticalité


 

Nous ne prêtons pas assez attention au fait que nous vivons la plupart du temps au milieu d’objets qui nous donne une contenance et nous situe de plain pied dans une zone de confort à l'intérieur de laquelle finalement le réel ne nous touche pas. Les choses à faire sont quasiment déjà inscrites en filigrane de nos portables, de nos ordinateurs, de nos I-phones, de nos ustensiles de telle sorte que finalement « l’avoir-à-faire » parasite intégralement ce que l’on pourrait appeler « juste être ».

Pour bien nous en rendre compte, il suffit de penser à ces moments où un instant de pause s’insinue dans notre travail salarié ou dans nos occupations sociales, programmées, prévues. Supposons que nous y soyons isolé.e, la possibilité qui s’offre à nous de juste être est rapidement appréhendée comme « flippante », difficile à assumer aux yeux des autres, comme si nous nous trouvions en flagrant délit de n’avoir aucun rôle à assumer, aucune image à revêtir, aucune persona dont nous devrions suivre le protocole. Nous sommes « désoeuvrés ». 

            Il faut ici poser un lien avec le « da sein » de Heidegger. Aussi étrange que cela puisse paraître, ce moment de désoeuvrement nous met en phase avec cette condition qui constitue selon lui notre situation fondamentale, première. Il est certes angoissant de ne pas pouvoir occuper ce temps libre parce qu’alors quelque chose de plus profond, de plus ontologiquement « donné » se fait jour: nous ne sommes pas "attendus". La nature n’a rien prévu pour nous et voilà que la société elle-même ne me prescrit rien, pas plus professionnellement qu’humainement ou socialement. Nous qui avons été si systématiquement dressés, conditionnés à paraître, à susciter des impressions, à avoir l’air de…Voilà que brutalement nous nous sentons presque dépouillé.e.s parce que nous n’avons pas d’images à renvoyer. Nous ne voyons plus ce qu’il faudrait que nous fassions pour alimenter le mythe du personnage que nous avons coutume de jouer. « Comme d’habitude, je vais jouer à faire semblant » (paroles de Jacques Revaux et Claude François)



            Il s’agit de se donner une contenance pour dissimuler un vide.  Il existe aussi  un trouble psychologique dénommé « syndrome de l’imposteur » particulièrement intéressant à ce titre, dans la mesure où finalement ce que la thèse  heideggerienne du da sein nous fait réaliser, c’est qu’il est souterrainement mais nécessairement agissant en tout être humain. Il décrit le sentiment de ne pas être à la hauteur de la tâche prescrite par notre métier. On se dit que l’on fait semblant d’être médecin, d’être enseignant, d’être ouvrier ou cadre. Et c’est la stricte vérité: ces tâches ne peuvent pas ne pas être à quelques degrés marqués du sceau de l’inauthenticité. C’est exactement ce que décrit Jean-Paul Sartre dans la description célèbre du garçon de café qui en fait trop pour ne pas  manifester à son insu qu’il sait bien qu’il « n’est pas ce qu’il est », qu’il fait semblant d’être garçon de café parce que de toute façon ces tâches auxquelles pourtant nous consacrons la plus grande part de notre énergie ne sont pas existentielles, elles ne sont pas ancrées sur le fait que nous "sommes" mais sur le fait qu’ « il faut bien vivre ». 

        "Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d'un pas un peu trop vif, il s'incline avec un peu trop d'empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d'imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d'on ne sait quel automate tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu'il rétablit perpétuellement d'un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s'applique à enchaîner ses mouvements comme s'ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s'amuse.
Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l'observer longtemps pour s'en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n'y a rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d'investigation. L'enfant joue avec son corps pour l'explorer, pour en dresser l'inventaire ; le garçon de café joue avec sa condition pour la réaliser. Cette obligation ne diffère pas de celle qui s'impose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public réclame d'eux qu'ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l'épicier du tailleur, du commissaire priseur, par quoi ils s'efforcent de persuader à leur clientèle qu'ils ne sont rien d'autre qu'un épicier, qu'un commissaire-priseur, qu'un tailleur. Un épicier qui rêve est offensant pour l'acheteur, parce qu'il n'est plus tout à fait un épicier. La politesse exige qu'il se contienne dans sa fonction d'épicier, comme le soldat au garde-à-vous se fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit point, qui n'est plus fait pour voir, puisque c'est le règlement et non l'intérêt du moment qui détermine le point qu'il doit fixer (le regard « fixé à dix pas »).
                Voilà bien des précautions pour emprisonner l'homme dans ce qu'il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu'il n'y échappe, qu'il ne déborde et n'élude tout à coup sa condition. Mais c'est que, parallèlement, du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon de café, au sens où cet encrier est encrier, où le, verre est verre. Ce n'est point qu'il ne puisse former des jugements réflexifs ou des concepts sur sa condition. Il sait bien ce qu'elle « signifie » : l'obligation de se lever à cinq heures, de balayer le sol du débit, avant l'ouverture des salles, de mettre le percolateur en train, etc. Il connaît les droits qu'elle comporte : le droit au pourboire, les droits syndicaux, etc. Mais tous ces concepts, tous ces jugements renvoient au transcendant. Il s'agit de possibilités abstraites, de droits et de devoirs conférés à un « sujet de droit ». Et c'est précisément ce sujet que j'ai à être et que je ne suis point. Ce n'est pas que je ne veuille pas l'être ni qu'il soit un autre. Mais plutôt il n'y a pas de commune mesure entre son être et le mien. Il est une « représentation » pour les autres et pour moi-même, cela signifie que je ne puis l'être qu'en représentation."

                                                    L'être et le néant - Jean Paul Sartre


Ce petit moment de pause dans la comédie sociale ou professionnelle ou la "danse" du garçon de café, c’est finalement une brèche qui a été creusée dans ces remparts d’inauthenticité, c’est l’occasion rêvée d’être enfin, de « juste être », de vivre dans le Réel.  L’intérêt que nous portons à l’art, soit pour l’apprécier, soit pour le pratiquer, trouve ici son seul vrai lieu, là où la plupart d’entre nous nous sentons en danger parce que nous perdons contenance, parce que rien ne nous dicte plus nos pensées ou nos conduites. Alors nous pouvons venir au monde sans arrière pensée. Etre au monde se révèle vraiment dans toute sa verticalité. Nous ne vivons plus au gré d’un  axe  linéaire où chaque instant "est le moyen" d' un autre qui est à venir, nous ne sommes plus en train de gérer nos instants de vie, nous y sommes. Ils « sont ». Nous vivons chaque instant comme l’occasion donnée d’être, et c’est tout.

Finalement nous sommes en train d’explorer un tout autre versant du « da sein » que celui de l’angoisse, à savoir celui de l’authenticité, de bon angle de perspective de l’existence dans lequel nous situe le fait d’être désoeuvré contrairement à l’animal qui lui semble d’emblée réquisitionné par son biotope (milieu chez Von Uexkhull). Martin Heidegger distingue en ce sens l’ennui humain et la stupeur animale. 

  Les animaux sont d’emblée saisis par la stupeur de l’accomplissement de leur être au sein de leur milieu. Ils sont ce qu’il faut qu’ils soient et agissent opportunément dans cette ligne, dans cette harmonie naturelle qui non seulement veille à ce qu’ils agissent conformément à leur être dans leur biotope mais aussi à ce que chaque biotope s’insère exactement dans la toile. Cela ne signifie nullement que les animaux soient stupides, bien au contraire: ils manifestent un très haut degré d’adaptabilité pourvu que cela puisse s’insérer dans leur biotope.




Mais nous, nous « ennuyons » et ce désœuvrement est porteur de quelque chose: le monde.  Ce qui s’impose à la perception d’un être humain qui, lui, est structurellement privé de biotope et pour peu qu’il parvienne à se défaire des ses « contenances »  ou de ces pièges d’inauthenticité que sont les personas qui l’enferment dans des routines et des rôles sociaux clôturés sur des conduites et des gestuelles assez restrictives, c’est le monde, étant entendu qu’il est le seul à pouvoir le réaliser. Or, selon Heidegger il ne le réalisera que par l’œuvre. C’est cela qu’une œuvre « est »: un seuil autant qu’un témoignage de ceci que le monde est enfin perçu, c’est-à-dire que notre vie, nos actes et nos postures habituellement toujours embarquées dans des conduites alimentaires, fonctionnelles, décoratives, protocolaires inauthentiques (avoir l’air de…) ou divertissantes se verticalité en existence. 

Mais qu’est-ce que cela veut dire concrètement? Que nous nous éveillons enfin à une évidence qu’il n’est jamais trop tard de réaliser:  il n’est rien: aucun être, aucun élément, aucune chose qui puisse avoir un usage, une utilité AVANT d’être. Tout ce qui est là: animaux, éléments, êtres ET choses, objets sont présents avant d’être embarqués, enrôlés dans des schémas de rentabilité et d’usage humains. Une œuvre d’art est une présence détonante doté d’une capacité contagieuse de verticalisation. Ce n’est pas du tout être rêveur ou utopiste que de percevoir d’abord la dimension gratuite et désintéressée des choses naturelles ou artificielles qui sont bel et bien « là », qui sont des « êtres là ». C’est justement cela: avoir les yeux en face des trous, c’est voir ce qui se donne à voir comme se donnant d’abord à voir, à sentir, à entendre. Or cela c’est exactement ce que les artistes « font ». Mais comme nous, « non artistes », avons décidé stupidement de passer notre vie à nier cette dimension de la simple présence des choses et des êtres, nous marginalisons ces êtres authentiques qui perçoivent ce qui se donne à percevoir comme étant perceptible. Nous en faisons des génies ou des vagabonds, des aliénés et parfois les deux (Van Gogh, Antonin Artaud, Rimbaud, etc,). Pire que tout, nous nions cette dimension à laquelle eux ont tout consacré en nous-mêmes et passons avec beaucoup d’application notre vie à la rater en la limitant à sa perspective horizontale de telle sorte que nous vivons couché.e.s ce qui était censé nourrir et entretenir en nous la station debout, verticale. 





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