Pour expliquer le texte assez difficile de Heidegger dans lequel il décrit et situe comme oeuvre d'art les souliers de Van Gogh, nous avons utilisé la notion de "verticalisation". La paysanne travaille la terre "horizontalement" c'est-à-dire dans une perspective utilitaire, rentable. Van Gogh, lui, peint ses souliers et à partir de ce surlignement d'un élément de son quotidien, il "verticalise" son quotidien, c'est-à-dire qu'il crée par là même un effet sidérant de révélation, d'authenticité de l'expérience de vivre ...qui du coup devient autre chose: exister, comme si au cœur même d'une vie vouée à la stricte satisfaction de la nécessité vitale et du travail, une autre perspective soulevait cette vision horizontale pour lui donner du prix, comme si cette utilisation alimentaire d'une terre nourricière se trouvait investie d'une autre puissance nourricière qui pourrait être de donner du sens à la vie de la paysanne en sacralisant ce travail, en l'inscrivant dans un autre cadre, celui de l'aiôn et non plus celui linéaire de chronos. Verticaliser revient à inscrire les choses que nous faisons dans l'éternel retour du cycle de l'aiôn et, sans cela, nous ne pourrions pas donner du prix (mais précisons: un prix SANS PRIX) à ce que nous vivons à ce que nous sommes.
Quelque chose se fait jour ici qui atteste de ce que le contenu de nos actions est peut-être moins important que la perspective dans laquelle nous l'inscrivons en la faisant: verticale ou horizontale. Il est toutefois difficile d'inscrire certains métiers (bullshit jobs) dans une perspective verticale. Mais alors d'où viennent ces métiers? D'où viennent ces étranges activités: être à son portable sans arrêt, regarder des vidéos en permanence sans même savoir pourquoi, remplir son caddie d'aliments toxiques qui vont empoisonner nos enfants mais leur faire plaisir, suivre les injonctions publicitaires et les impulsions du désir mimétique (René Girard) qui s'y activent souterrainement, regarder des personnalités occupant des postes à responsabilité dans des organisations pseudo-politiques surenchérir de propositions infaisables, absurdes, racistes, nationalistes parce que cela semble aller dans le sens des des désirs obsessionnels d'une masse (et absolument pas d'un PEUPLE, sachant qu'un PEUPLE a des valeurs alors qu'une masse a des réflexes)?
La réponse est la suivante: de l'aplanissement, de l'écrasement des biens, des personnes et des expériences dans l'équivalence des valeurs marchandes (Aristote, Karl Polanyi et le "désenclavement") c'est-à-dire de la désertion du sacré, de l'élévation, de la "noblesse", de la contamination d'une idéologie égalitaire (mais ce n'est pas le bon terme, nous confondons "égalitaire" et "équivalente") au sein de laquelle le capitalisme triomphant, la valeur marchande s'est substituée à la valeur esthétique et sacrée. Tout valant tout, plus rien ne vaut rien (ce rapport entre la démocratie équivalente (qui en fait n'est pas du tout égalitaire) et capitalisme nous permet d'expliquer la plupart des avatars de l'hybris dont atteste notre égalité, comme un humain mangeant les croquettes de son chien par exemple).
Dieu est mort, et, avec lui, la notion de révérence, de déférence à l'égard de l'être, de ce qui est. Les humains vivent mais il n'est plus rien de leurs expériences qui puisse leur donner le désir d'exister, de persévérer dans leur être, par quoi nous cultiverions notre style, et poursuivrions le processus de notre individuation. A l'inverse, c'est l'individualisme qui envahit tout le champ social et détruit l'aspiration politique authentique: la noblesse de l'action politique, celle par le biais de laquelle la participation à un Nous détermine la constitution d'un Je. Tout ceci supposerait cette verticalité qui nous fait de plus en plus défaut, tout ceci impliquerait la réalisation par chacune et chacun de l'éternel retour Nietzschéen.
Or, c'est exactement cela (l’Éternel retour) la bonne nouvelle que Zarathoustra veut transmettre à l'humanité après avoir longuement réfléchi. il veut donner l'intuition du surhomme aux humains (Éternel retour). Mais cela ne va pas du tout se passer comme prévu: décrivant le contraire absolu du surhomme pour créer un effet de dégoût de répulsion et ainsi favoriser la venue du surhomme, Zarathoustra crée, à son insu, et vraiment malgré lui un mouvement d'adhésion de la foule. il comprend alors que le dernier humain est arrivé et que l'horizontalité a déjà tout aplani. De tous les textes philosophiques, c'est vraiment à la lumière de celui-ci qu'il peut être précieux de regarder aujourd'hui notre "actualité":
Voici, je vais vous montrer le Dernier Homme:
« Nous avons inventé le bonheur », diront les Derniers Hommes en clignant de l'oeil." Ils auront abandonné les contrées où la vie est dure ; car on a besoin de la chaleur. On aimera encore son prochain et l'on se frottera contre lui, car il faut de la chaleur. La maladie, la méfiance leur paraîtront autant de péchés ; on n'a qu'à prendre garde où l'on marche ! Insensé qui trébuche encore sur les pierres ou sur les hommes ! Un peu de poison de temps à autre ; cela donne des rêves agréables; beaucoup de poison pour finir, afin d'avoir une mort agréable.
On travaillera encore, car le travail distrait. Mais on aura soin cette distraction ne devienne jamais fatigante. On ne deviendra plus ni riche ni pauvre; c'est trop pénible. Qui voudra encore gouverner? Qui donc voudra obéir? L'un et l'autre, trop pénibles.
Pas de berger et un seul troupeau ! Tous voudront la même chose pour tous, seront égaux; quiconque sera d'un sentiment différent entrera volontairement à l'asile des fous.
"Jadis tout le monde était fou », diront les plus malins, en clignant de l'oeil. On sera malin, on saura tout ce qui s'est passé jadis; ainsi l'on aura de quoi se gausser sans fin. On se chamaillera encore, mais on se réconcilie bien vite, de peur de se gâter la digestion.On aura son petit plaisir pour le jour et son petit plaisir pour la nuit; mais on révérera la santé.
"Nous avons inventé le bonheur », diront les Derniers Hommes, en clignant de l'oeil".
Ici prit fin le premier discours de Zarathoustra qu'on appelle aussi le prologue : car à ce moment les cris et l'hilarité de la foule l'interrompirent. "Donne-nous ce Dernier Homme, ô Zarathoustra, criaient-ils; fais de nous ces Derniers Hommes ! Et garde pour toi ton Surhumain ! » Et tout le peuple exultait et faisait entendre des claquements de langue. Mais Zarathoustra en fut affligé et se dit en son coeur: "Ils ne me comprennent point, je ne suis pas la bouche qui convient à ces oreilles."
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, prologue
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