vendredi 9 décembre 2011

Le cycle de vie de l'objet - Séance 3

Intégrer cette notion de cycle de vie à la conception d’un objet revient  donc à le décontextualiser non seulement du cadre exclusif de son utilité humaine mais peut-être aussi d’un champ perceptif humain. Il est assez facile d’envisager la possibilité de ramener la conscience de l’utilisateur à la nature éphémère de l’usage qu’il projette sur un matériau et de la ramener à une certaine humilité dans les modalités de son rapport au monde mais avons-nous vraiment idée de la profondeur de la brèche qui ainsi se creuse dans le ressenti des choses ? Nous ne percevons jamais un objet sans projeter sur un ressenti confus, informe et sans contours le schéma d’un objet visible, palpable, unifié. Il m’est impossible de voir la face d’un cube sans lui supposer, du côté avec lequel ma vue n’est pas directement en prise, une autre face, visible par un « autre ». Même seul dans une pièce devant un cube, je vais « faire comme si » d’autres personnes étaient présentes et voyaient toutes ces faces que je ne vois pas et c’est comme ça que je vais le voir, c’est-à-dire, au sens propre que je vais le voir tel que je ne peux pas le voir. Ce qui va s’inscrire comme image mentale de l’objet, c’est un cube universellement vu par un être monstrueux que l’on pourrait appeler « l’œil humain », une sorte « d’œil en continu, d’ « espace environnemental humain visionnant » (mais très peu visionnaire).
Ce n’est pas seulement que nous ne voyons jamais les objets tels qu’ils sont, c’est que nous voyons des objets là où il n’y en a pas. A force de plaquer des représentations d’objets visibles sur des intensités lumineuses, nous ne sommes jamais en phase avec la réalité vue. Nous n’avons jamais vu, nous projetons le schéma de ce que nous estimons humainement visible, c’est-à-dire susceptible d’être vu. Et quand des peintres nous donne vraiment à voir ce qu’est l’infinie variation d’intensités lumineuses que nous appelons montagne, ou cathédrale de Rouen, nous disons qu’il est fou ou génial, nous l’enfermons dans un asile ou dans un musée et nous n’en parlons plus, le but étant de continuer à nous aveugler sur les clichés d’objets uns, lisses, posés, définis, existant comme des volumes à plusieurs faces : «  il est bien gentil Monet, mais il y a « une » cathédrale de Rouen », sans quoi « on s’en sort plus ». Le problème, c’est que Monet peint le réel tel qu’il est alors que nous voyons « une » cathédrale là où il n’y en a pas. Bref nous ne voyons jamais rien dans notre vie quotidienne sans le déformer en lui imposant le cadre de la structure d’un champ perceptif global, socialisé. Nous n’évoluons que dans un milieu supposé, constitué d’objets supposés alors que nous sommes dans le présent efficient d’une multitude de flux interactifs ressentis.
La question que se pose alors est celle de savoir jusqu’à quel point la prise en compte du cycle de vie de l’objet pourrait aller dans sa démarche de « déconstruction de l’ustensile » ? Doit-elle s’arrêter à la seule considération du retraitement de la matière ? Et si le « devenir autre objet » de l’objet allait jusqu’à la remise à plat de la notion d’objet, jusqu’à son glissement vers la notion de « présence émettrice ». Il s’agirait de passer progressivement de cette conscience à la lumière de laquelle les objets ne sont pas seulement là pour nous servir à la réalisation pure et simple que les objets ne sont pas là du tout. Dans « Vendredi ou les limbes du pacifique », Michel Tournier explore ce terrain de recherche de la perception. A force d’être privé de compagnie, Robinson vit dans un univers de fragments au sein duquel les perspectives ne s’unifient plus au fil de ce critère qu’est la visibilité des choses au travers du regard des autres. Exister ne consiste qu’à subir la pluie drue verticale et continue des affects. Dans le « ob » de l’ob-jactum, on retrouve tout ce qu’induit le « pro » de projeter et dans ce pro est contenue la représentation socialisée, donc hallucinée de l’objet. Seul, Robinson vit la fin de la déformation humanisante des objets, lesquels, finalement se trouvent ramenés à la justesse de ce qu’ils sont : non plus des objets mais des « jets », des jactum, c’est-à-dire des émissions chiffrées de lumière, de densité, de chaleur, de résistance à l’attraction terrestre, etc.
On perçoit alors à quel point l’intégration du cycle de vie de l’objet est susceptible de nous mettre sur la voie d’une autre façon de concevoir le design, laquelle consisterait à déconstruire totalement la notion même d’objet au profit de ce que nous pourrions appeler la conception de séquences émettrices. Ce que nous considérons comme des choses sont des longueurs d’ondes variables émettant sur les fréquences des forces et composant avec nous de nouvelles donnes intensives : je ne touche pas une tasse d’eau chaude sans qu’elle me communique un peu de sa chaleur et que je lui fasse partager un peu de ma froideur (ou du moins de ma moindre chaleur), le tout progressant sur le fond de la déperdition croissante des énergies libérées. Ce n’est même plus que la prise en compte du cycle de vie de l’objet nous conduise à prêter attention aux propriétés physiques des matériaux, c’est plutôt que l’objet se dissout non seulement dans « ses propriétés » mais aussi dans cet échange continu de données en quoi consiste sa cohabitation avec les autres « objets » et avec nous. Il ne serait vraiment plus question de s’interroger sur ce qui serait susceptible d’être vendu à un consommateur ni même à un être humain mais d’explorer cette dimension troublante des compatibilités intensives entre matière humaine, végétale, minérale, animale, etc. « Faire du chiffre » si l’on veut sauf qu’il ne s’agit pas de celui du prix de revient mais de cette production continue d’émissions de données intensives dans laquelle finalement consiste la totalité de l’univers.
Cette perspective ne ferait plus droit à la valeur d’estime mais si nous réfléchissons, nous percevons que c’est précisément cette valeur d’estime qui en plaçant au premier rang la valeur socialement connotée de l’objet installe au second plan la notion de cycle de vie. Il ne serait pas du tout question de supprimer ce code des apriori  sociaux sur la valeur des objets au profit d’une espèce de « pure réalité » de la chose, mais plus subtilement de remplacer un code par un autre car c’est finalement bien de cela dont il est question dans la vie biologique de nos cellules : la séquence de notre code génétique ne cesse d’entrer en contact avec d’autres cellules dotés d’un autre code. Se produisent alors à l’échelle microbiologique des opérations de décodage et de recodage : nous décodons la séquence des autres cellules et entrons avec elles dans de nouvelles compositions codées. Vivre, c’est « reconnaître et composer ». C’est là le fond cellulaire de justesse de ce qui est « bon pour nous », soit le bon arrangement, la bonne composition laquelle dépend de la bonne reconnaissance de séquence, de la même façon qu’un logiciel reconnaît le document envoyé par mail sur mon ordinateur et peut l’ouvrir, c’est-à-dire l’intégrer à l’ordinateur. Un organisme vivant est comme un ordinateur bombardé constamment par une avalanche de fichiers envoyés. Le logiciel utilisé pour décoder le code du document fatigue à la longue et cela s’appelle la vieillesse, mais nous ne cessons pas de commettre l’erreur anticipée d’ouvrir ce que nous n’avons pas encore décoder et cela pour des raisons qui finalement sont liées à la valeur d’estime du produit. Les codes de reconnaissance sociale interfèrent sur les codes de reconnaissance biologique. Dans le « vivre ensemble » de nos sociétés circulent des dynamiques « antibiotiques » au sens propre et c’est alors que prend tout son sens un design qui, faisant droit au cycle de vie de l’objet, pousserait sa démarche jusqu’à la considération de cet ensemble qu’est le « cycle de vie de la vie », soit la possibilité de maintenir les hommes dans l’efficience du bon fonctionnement de leur organisme, lequel réside dans la reconnaissance et la recomposition de séquences codées  accordées.
Nous touchons là au fond biologique de nos goûts, de nos addictions, de nos « j’aime et j’aime pas ». De deux choses l’une : soit nous nous laissons dicter nos inclinations par ce qu’il est de bon ton d’avoir à tel moment de l’évolution des mentalités et dans cette optique le « j’aime et j’aime pas » sera falsifié, parasité par des modes d’engouement collectif, soit nous percevons vraiment des affinités avec des couleurs, des matières, des températures, de gradients de densité, etc. C’est là l’indice que la composition moléculaire est bonne, que l’échange d’informations entre votre corps et la séquence d’émissions intensives de « l’objet » peut être prolifique, c’est-à-dire susciter à son tour la production de nouvelles informations. Il est impossible à une personne : le designer, de concevoir les séquences de données intensives susceptibles de donner lieu à de bons arrangements, à de bonnes séquences codées pour tout le monde puisque qu’il est ici question de la séquence de notre code ADN, laquelle est unique, mais il ne lui est pas interdit de se laisser guider par la sienne. Le terme de créateur reprend ici ses droits de façon écrasante dans la mesure où, accédant à ce niveau de lucidité qui échappe à la plupart des gens à l’égard de ce mouvement de décryptage et de composition de codes que constitue la vie, il lui sera impossible de créer autre chose que « du nouveau ». La vie est une incroyable machine à faire toujours du neuf avec du vieux, c’est-à-dire à composer continûment de nouvelles séquences d’émissions intensives avec d’anciennes combinaisons, le paradoxe troublant dans l’ignorance duquel nous vivons tous peu ou prou réside dans le fait que notre organisme ne peut « se maintenir comme vivant » ailleurs que dans l’efficience en acte de ce travail de retraitement. Il revient donc au concepteur de se faire suffisamment silencieux dans sa prétention à l’innovation pour laisser peu à peu affleurer de ce que sous tend le fait même de son existence comme « organisme » : l’œuvre incessante et inédite de recomposition du vivant par le vivant. Il lui appartient de parvenir à l’intelligence cellulaire de son expérience de « vivant ».

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