Le mot « hasard » n’est pas explicitement présent dans le texte mais il le « hante » suffisamment pour pouvoir éventuellement figurer dans la formulation de l’idée essentielle. Il s’agit cependant d’un terme à manipuler avec beaucoup de précautions tant il est vrai que nous ne savons jamais ce que nous voulons vraiment désigner quand nous l’utilisons. Comme le fera remarquer Bergson, quelques pages après cet extrait, dans son livre, le simple fait qu’il existe est problématique car de deux choses l’une, soit il fait signe de ce que l’on pourrait appeler « les puissances du chaos », du pur désordre, un événement produit par l’entrecroisement d’interactions absolument imprévisibles, mais dans ce cas on ne voit pas bien à quoi rimerait sa désignation : s’agit-il vraiment de « quelque chose » ? (pour être nommée, il faut bien que la chose baptisée soit « une » chose), soit il étiquette, aussi mince soit-il, le flux d’une « intention ». Quand nous disons d’un fait qu’il est le fruit du hasard, nous laissons entendre qu’il aurait tout aussi bien pu ne pas exister, qu’il n’est donc pas le produit d’un enchaînement nécessaire de causes et d’effets prédéterminés et identifiables, mais affirmer qu’il est le fruit du hasard suppose bien qu’il est provoqué par quelque chose, une puissance étrangère, un peu inquiétante, éventuellement hostile mais en tout cas présente et irréductible à toute tentative d’anticipation humaine. En d’autres termes, l’alternative est la suivante : soit le hasard n’est « rien », et nous ne comprenons pas pourquoi nous nous obstinons à lui donner le nom de « quelque chose », soit il est quelque chose mais alors, cela revient exactement à supposer une certaine intention au hasard des circonstances. Cet événement aurait tout aussi bien pu ne pas exister mais justement il existe et il y a dans le caractère donné, imprévisible de son émergence brute, la marque d’un « coup du sort ou du destin, le dessein incompréhensible pour l’entendement limité des hommes d’une volonté surnaturelle. Quand nous donnons comme origine à un événement le hasard en voulant désigner par là un pur concours de circonstances, nous pointons le doigt vers un phénomène, vers un élan, une force qui ne peut pas avoir produit un effet aussi humainement important sans revêtir pour le moins ce trait d’humanité d’être une intention, même si précisément nous l’assignons à une cause non humaine.
Si le terme de hasard est si ambigu, c’est parce qu’il signifie à la fois « non intentionnel » en ce sens qu’il ne qualifie pas une situation qui serait rationnellement décidée par quelqu’un mais qu’en même temps, il semble faire référence à une certaine « propension » des choses, au génie des faits, à « l’ironie du sort ». Cette dernière expression est très intéressante parce qu’elle énonce clairement l’hypothèse d’une intelligence moqueuse à l’œuvre dans le réel. Nous ne dirions pas d’une tuile tombant sur une route que sa chute est le fruit du hasard, mais c’est bien le terme que nous emploierons si elle heurte la tête d’un passant. Le hasard marque donc sans aucun doute le rapport entre les phénomènes bruts et leurs effets sur l’homme. C’est un mot qui demeure empreint de croyance. Il ne se résout pas à l’observation froide et lucide d’un pur entrecroisement de faits. L’une des origines les plus profondes de l’instinct de croire se trouve dans cette réaction défensive de la nature contre l’impossibilité radicale de déployer dans la réalité « de l’initiative », même s’il ne s’agit pas d’une initiative humaine. Finalement les Dieux sont peut-être nés de l’assimilation que nous faisons sans même nous en rendre compte entre la simple donnée factuelle d’un tonnerre qui gronde et la connotation intentionnelle et personnifiée d’un tonnerre qui « veut gronder ». Pour ne pas croire, il faudrait se résoudre à ne jamais se percevoir comme la victime ou l’heureux bénéficiaire des circonstances.
La croyance au surnaturel du primitif n’est donc que la caricature d’un mouvement dont on retrouve le courant dans l’adhésion du civilisé à l’existence du hasard. Il est inutile de vouloir imputer l’assignation d’une cause mystique à un événement touchant l’homme à un manque de lucidité voire à un aveuglement du primitif à l’égard des causes mécaniques car il perçoit tout aussi bien qu’un civilisé l’enchaînement des circonstances ayant provoqué la chute d’un rocher mais il se trouve alors dans le même embarras que celui qui nous conduira à incriminer le hasard et son explication par le surnaturel n’est pas beaucoup plus irrationnelle que la notre.
L’opposition entre le primitif et le civilisé se voit privée de tout fondement à la lumière d’une autre distinction: celle de la cause et du sens. C’est une chose de relever les facteurs expliquant qu’un fait se produise, mais c’en est une autre de mesurer l’impact d’un événement, son « poids ». Ce n’est pas rien de mourir ou de perdre au jeu. Ces évènements produits d’une causalité purement factuelle ne sauraient être appréhendés par l’homme sans un minimum de gravité ou de dignité signifiante. C’est exactement comme si nous passions automatiquement de l’acception juste et littérale de la réalité à l’envol nécessaire de son interprétation symbolique. Il faut qu’une mort ou qu’une perte à la roulette fassent « sens » et se « désancre » du sol de leur généalogie physique. Ce que la distinction de la cause et du sens fait donc apparaître en pleine lumière, c’est l’impossibilité radicale de l’être humain de s’en tenir simplement aux causes. La croyance se voit ainsi ramenée à une origine beaucoup plus profonde et universelle que l’ignorance des causalités mécaniques, soit l’impossibilité d’en rester à ce niveau. Il y a de la croyance parce qu’il faut que les évènements qui touchent l’homme fassent sens et qu’ils ne sauraient faire sens dans un univers d’interactions brutes et aveugles. Aucun joueur n’entrerait dans un casino où ne fonctionneraient que des mécanismes. C’est pourtant cela qui finalement le définit au plus prés de ce qu’il est.
L’effet d’une action ne saurait faire sens dans la vie d’un homme sans que sa cause ne soit assignable à une origine significative c’est-à-dire intentionnelle. Il faut que ce soit quelqu’un ou quelque chose. Nous saisissons alors le sens profond du terme « personnification ». Le hasard, aussi imprévisible et anonyme qu’il soit reste « une » force, une volonté, un visage favorable ou défavorable des circonstances. L’être humain n’est pas pris dans le rouleau compresseur des incidences. Les causes mécaniques éclairent le « comment » de la mort d’un homme ; les causes mystiques nous donnent des réponses sur le « pourquoi ? ». L’inaptitude de l’homme à se contenter du « comment ? » marque son ancrage dans le religieux, car il n’est pas bien sûr, sur le fond, que la question « pourquoi ? » admette vraiment une réponse. Si nous consentions à cette absence de réponse, il nous faudrait vivre dans un univers exclusivement physique dans lequel des phénomènes s’engendrent, des lignes d’interactions s’entrecroisent, des chiffres tombent à la roulette, des « destins » humains se jouent à des « presque rien » tellement accidentels qu’ils y perdent le statut même de « destins ».
« Il reste à expliquer ce fait capital pour nous qu’est la mort d’un homme » : on peut avoir pleinement rendu raison des causes mécaniques expliquant qu’un homme meurt, on ne se sera pas, pour autant, acquitté de la tâche consistant à imprimer une résonance symbolique à cette mort, résonance qu’elle ne peut pas ne pas revêtir, aussi vrai qu’il nous semble inconcevable qu’un cadavre humain puisse être laissé à l’air libre, offert au travail visible de la décomposition. Nous touchons là un certain type d ‘évidence dans lequel quelque chose d’un « naturel humain » pointe le bout du nez en se détachant d’un « naturel brut ». Les honneurs dont nous entourons la dépouille d’un défunt font bien signe de l’efficience de ce second niveau du symbolique qui se plaque sur celui d’une simple appréhension littérale. La mort ne saurait se concevoir sous un angle simplement « clinique ». Il suffit de penser au decorum ainsi qu’au lyrisme des commentaires dont nous entourons les morts « humainement signifiantes », celles des militaires tués sur le champ de bataille ou de tous ceux qui se sont sacrifiés à une cause. Là la mort prend sens ; on peut l’inscrire dans le cadre d’une rationalité humaine. Le fantôme hideux d’une « mort pour rien » cesse de nous hanter. On saisit bien alors toute la différence entre le comment et le pourquoi : il n’est pas question d’expliquer que la mort « soit », mais de prouver qu’elle peut signifier quelque chose. Mourir aussi « veut dire quelque chose », comme perdre ou gagner à la roulette. Nous ne cessons d’interpréter ce qui arrive comme signifiant « plus » que le simple fait d’arriver. Ainsi nous ne vivons pas dans un monde de phénomènes mais dans un jeu incessant d’interprétations.
Il n’est aucunement question, pour Bergson, d’affirmer que nous avons raison ou tort d’agir de la sorte. A vrai dire, cela dépasse complètement de nos compétences de sujet. Il ne dépend pas d’un homme de pouvoir adhérer ou se dérober à l’émergence d’une telle fonction qu’il désigne du terme de « fabulatrice » parce que celle-ci est « une réaction de la nature contre le pouvoir dissolvant de l’intelligence ». L’idée que Bergson développe dans le livre est celle d’un élan vital qui a crée deux lignes de développement des espèces : celle de l’instinct et celle de l’intelligence. L’être humain, qui se situe au plus haut dans le déploiement de la seconde, est donc sujet à un trouble que ne connaissent pas les espèces instinctives : l’égoïsme. L’instinct n’agit pas sur lui pour subordonner ses intérêts particuliers à ceux de l’intérêt général. L’intelligence nous dote d’une conscience individuelle qui nous fait appréhender notre relation au groupe, à la société, sous un biais négatif, douloureux, pénible, exigeant. Si nous nous laissions complètement guider par cette tendance, nous ne concourrions plus à aucune dynamique collective.
La fonction fabulatrice a pour mission « vitale » de contrecarrer le travail intellectuel, de faire contrepoids à l’efficace d’un mouvement susceptible de briser la cohésion sociale. Finalement, par le religieux, quelque chose du vivant tend à se promouvoir lui-même : l’organique. L’organisation sociale est une tentative par le biais de laquelle la voie du développement par l’intelligence sur laquelle l’homme est lancé essaie de concilier sa nature intellectuelle avec celle de la poussée vitale dont elle est le rejeton. La science manifeste assez clairement l’efficience d’une tendance de l’intelligence à tout « disséquer », à ramener les phénomènes au niveau brut de leur causalité mécanique. Bergson situe la fonction fabulatrice dans le mouvement du vivant visant à contrecarrer, en l’homme, cette réduction au mécanique de façon à maintenir ce fond organique d’une efficience vitale. Cela n’a rien à voir avec un souci plus ou moins romantique ou mystique de laisser à l’existence une part de mystère et d’irrationalité. Il s’agit plutôt de compenser le déficit de dynamisme vital engendré par l’œuvre analytique de l’intelligence. On se fait ainsi une idée plus juste de l’effort poursuivi par Bergson dans ce passage afin de donner à cette fonction fabulatrice un ancrage profond, viscéral dépassant les clivages entre société civilisée et supposée primitive. On pourrait presque dire que cela ne se situe même pas au niveau de l’homme mais du vivant, ou plus encore de cette branche du vivant dans laquelle l’être humain se situe.
Peut-être convient-il d’insister, dans le prolongement des thèses développées dans ce passage, sur le rapport entre la fonction fabulatrice et le dynamisme « humainement fédérateur » de la croyance. Il s’agit bien dans les deux cas de distinguer un certain type d’évènementialité humaine d’un autre type d’évènementialité physique ou naturelle. Le « surnaturel » représente alors précisément la référence par le biais de laquelle une spécificité humaine reprend ses droits. La « demande de sens » invoque paradoxalement de l’irrationnel pour se maintenir dans son état rationnel. Il faut que vivre, mourir, gagner ou perdre au jeu ait du sens, quitte à donner à ce sens une origine mystique pour se préserver du « non sens » d’une existence ramenée à cet éparpillement aléatoire d’une vie irracontable et simplement physique. Nous pouvons penser ici à toutes ces personnes qui, pour un oui ou pour un non, « nous racontent leur vie ». A quelle vérité tentent-ils de s’échapper par ce bavardage incessant ? A la nature profondément inénarrable, au sens propre, de ce que c’est qu’ « exister ». Nous ne cessons de commenter les évènements de notre vie pour ne pas avoir à reconnaître qu’ils consistent vraiment dans une nature d’impact « pure », « donnée », « nue ». La vie, c’est l’efficience continuée d’un hasard éclaté, irréductible à toute tentative de dénomination et de personnification. Mais en même temps, ce n'est pas là ce que la vie veut que nous voyons d'elle-même, parce que cela nous empêcherait d'oeuvrer en son sens, lequel consiste à se constituer sans cesse comme "organisme". C'est pour cette raison que ce n’est pas du tout à ce hasard du multiple et de la dispersion que nous croyons quand nous jouons au loto ou à la roulette. Quand nous parlons du hasard, le simple fait que nous en parlions fait du hasard « une chose », un être, un « visage », alors qu’il consiste vraiment, en profondeur, dans l’inconcevable et continu éclatement des « choses », dans l’impossibilité des évènements de se structurer en évènements « dénombrables », paroles hachées, sans queue ni tête, balbutiées par un dément pour reprendre l’image utilisée par Shakespeare. Qui pourrait miser sur la donne de ce hasard là ? Il y a dans l’incroyance quelque chose d’anti vital, d’anorexique (ce qui ne veut pas dire : « faux »). S’il ne semble pas vraiment possible humainement de se situer à hauteur de l’athéisme de ce hasard anonyme et incessamment explosif, multiple, fragmenté, irracontable, c’est à cause de cette réaction défensive de la nature contre l’efficience « désenchantante » et anorganique de l’intelligence analytique.
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