mercredi 21 décembre 2011

Texte d'Alain - Comprendre le sentiment religieux

« Eh bien, je croirais assez que le véritable sentiment religieux consiste à aimer ce qui existe. Mais ce qui existe ne mérite pas d'être aimé ? Assurément non. Il faut aimer le monde sans le juger. Il faut s'incliner devant l'existence. Je n'entends pas qu'il faut tuer sa propre raison, et comme se noyer dans le lac ; on n'aurait plus rien alors à incliner ; la vie n'est pas si simple. Il faut respecter ce qu'on a de Raison, et réaliser la Justice, autant qu'on le peut. Mais il faut savoir aussi méditer sur cet axiome : aucune raison ne peut donner l'existence ; aucune existence ne peut donner ses raisons. »
C’est sur ces mots que se poursuit, dans le livre d’où il est extrait, le passage donné en explication. Nous ne sommes pas censés le connaître, mais cela nous donne certains indices sur le sens du texte que nous avons à comprendre. Alain essaie de définir « le véritable sentiment religieux ». Il faut savoir que deux étymologies du terme de « religion » sont souvent opposées l’une à l’autre. La première fait remonter le mot au latin « religare » qui signifie relier, réunir, la religion est alors ramenée à sa fonction fédératrice et constitutive de société. La seconde fait référence au latin « relegere » qui veut dire recueillir. Ces deux sens marquent une différence notable d’interprétation du fait religieux. On peut en effet être sensible à tout ce qui, d’un dogme, d’un ensemble de rites, de croyances constitue une « confession » religieuse, laquelle se révèle décisive en tant que fondatrice de pratiques de socialisation. Il n’existe pas de société sans fond religieux. C’est bien là le sens profond du verbe « religare » considéré comme origine étymologique de la religion.
Mais ce n’est pas le sens qui intéresse Alain ici. Il tente plutôt de comprendre le fond existentiel, humain, propre à tout homme, de l’attitude religieuse. Les hommes ont apparemment besoin de croire ensemble pour fonder un collectif mais ce n’est pas la nécessité sociale de croire ensemble qui fait de nous des « croyants ». Il y a là un ancrage plus ferme et plus solitaire qui définit une attitude à l’égard de l’univers et de la vie. C’est donc à l’origine latine du verbe relegere, recueillir, qu’Alain fait plutôt référence. Recueillir, c’est accepter, prendre ce qui nous est donné, en tant qu’il nous est donné et qu’il n’y a finalement rien d’autre à prendre.
« Aimer ce qui existe » dit ici l’auteur. Nous pourrions rajouter l’adverbe « inconditionnellement », c’est-à-dire, sans réserve, totalement. Il y a en l’homme le désir incessant et curieux de rendre raison de tout, de tout expliquer. Nous ne supportons pas que les faits s’imposent. Il faut que nous sachions pourquoi et comment. La science rend compte du « comment ». Nous savons aujourd’hui comment quantité de phénomènes se produisent, notamment, grâce à la biologie, dans le domaine du vivant, mais, aussi loin que ces connaissances puissent aller, il est plus que douteux qu’elles parviennent jamais à nous expliquer le « pourquoi ? » de la vie. Nous savons comment la vie « est » mais nous ignorons pourquoi elle est.
C’est sur la base de cette ignorance que se constitue le fond même de l’attitude religieuse ; c’est ce qui fait d’elle une donnée incontournable de toute existence humaine. Nul ne vit sans religion parce que personne n’est en situation d’expliquer ce pourquoi. Il n’est pas bien sûr, en fait, qu’il y en ait un. En effet, la question : « pourquoi ceci ou cela ? » suppose un point de vue neutre, dégagé à partir duquel on s’interroge sur le pourquoi de la chose. Par conséquent, la chose  ne s’impose jamais avec assez de puissance, de fait accompli pour court-circuiter la question. Quand je demande « pourquoi l’homme ? », je pars du principe que l’existence de l’homme s’explique par l’enchaînement d’un certain nombre de raisons qui aurait pu ne pas voir le jour. La question « pourquoi ? » suppose donc que la chose mise en question par le pourquoi aurait pu ne pas être.
Mais c’est justement cet espace neutre envisageant la non existence de la chose mise en question qui fait défaut pour la vie, car on ne voit pas d’où la question : « pourquoi la vie? » pourrait se poser si ce n’est pas « déjà » à partir de ce qu’elle est censée mettre en question, à savoir la vie même. « Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » demande le philosophe Leibniz, mais on pourrait répondre qu’il faut bien partir de quelque chose (une pensée, des mots) pour envisager la possibilité qu’il n’y ait rien. Dans ce cas, ce rien ne sera jamais vraiment du « rien » puisque il aura toujours au minimum ce peu de réalité d’être une hypothèse lancée à partir d’un « quelque chose ». En d’autres termes, on pourrait répondre à la question de Leibniz : « Parce que si nous étions dans le « rien », rien ne pourrait avoir assez de réalité pour poser la question ». C’est exactement cette expérience limite d’une pensée raisonnante et questionneuse qui marque selon Alain l’origine la plus juste et la plus profonde de l’attitude religieuse.
Mais alors cela signifie qu’il existe un fond de passivité, de « recueillement », au sens fort du terme, en quoi réside le sentiment religieux. Croire, c’est finalement vivre le fait de vivre comme étant « donné », et l’on ne voit pas bien ici ce que la Raison pourrait opposer à ce « leitmotiv » puisque, en effet, rien ne saurait être autrement « qu’en étant ». Il n’y a pas de raisons de croire et c’est pour cela que l’on a forcément raison de croire, en ce sens qu’il n’y a, une fois parvenus à la conscience de cette absence de pourquoi de la vie, rien d’autre à faire.
Je peux juger injuste l’existence de Hitler, par exemple, voire la mienne, mais je ne peux pas considérer comme injustifiée le fait que l’existence, en elle-même, soit, et si j’y réfléchis bien je suis même amené, une fois atteint ce point de réalisation à reconsidérer l’existence de toutes les choses et les êtres qui ont existé et qui existent comme nécessaires, non pas pour que le monde soit « bien » ou moralement acceptable » mais tout simplement parce que c’est ainsi qu’il compose un « tout ». « Comprendre la liaison de toutes choses », pour reprendre les mots utilisés par l’auteur, c’est comprendre que le fait de vivre l’acte de vivre comme « donné » ne nous donne aucunement la marge de manœuvre nécessaire à espérer un monde meilleur ou une situation plus favorable. Il faut bien que cette pensée : « pourquoi les choses ne sont-elles pas différentes de ce qu’elles sont ? » cesse parce qu’elle est toujours sujette à ce refus de réalité qui consiste à ne pas comprendre qu’elle ne se conçoit qu’à partir de ce fait par lequel les choses « sont ce qu’elles sont » et surtout qu’elles le sont « ensemble ». La situation que nous vivons est peut-être personnellement désagréable voire tragique pour nous mais nous ne discernons pas alors qu’elle fait corps avec quantité d’autres situations intriquées les unes aux autres dans une sorte de tissu par quoi l’instant présent d’un univers « tient ». Je n’ai pas à préférer ou à prier que le soleil soit quand il pleut parce que la pluie qui tombe ici et maintenant contribue à « l’ici et maintenant » de l’univers dans sa totalité ; et cette totalité ne peut pas être autre chose que « juste » parce qu’elle ne fait « juste qu’être ». Il n’y a pas de capricieux jardinier qui choisit d’arroser ici ou là, il y  a la totalité d’un univers qui est maintenant, et si cela signifie la pluie sur ma tête, il n’y a rien là qui soit « mal », injuste, ni à expliquer. Elle « est » dans un monde qui « est » et le fait qu’elle soit contribue à ce qu’il soit. Un point c’est tout.
Quand on demande : « Pourquoi cette pluie ? Pourquoi cette peste ? », c’est comme si l’on demandait : « Pourquoi le monde ? », parce que la pluie et la peste sont les composantes d’un univers « Un » et il n’y a pas grand sens à vouloir un monde sans pluie et sans peste. Il n’y a plus lieu ici de vouloir quoi que ce soit d’autre que ce qui est. Le texte d’Alain rejoint sur ce plan la philosophie des stoïciens dont nous retrouvons parfaitement l’esprit dans la définition que donne Epictète de la liberté : « Essaie de vouloir que les choses arrivent non comme tu le veux mais comme elles arrivent et tu seras libre. » Je n’ai pas à vouloir ceci ou cela dans le monde tel qu’il est. Il y a, par contre, nécessité à être en phase avec toutes les choses qui sont.

3 commentaires:

  1. Bonjour Monsieur,
    Je vous écris car je suis entrain d’étudier les textes d’Alain mais je ne parviens pas à trouver un plan pour la dissertation ‘Croire, est-ce renoncer à comprendre ?’ J’ai pourtant lu plusieurs fois les textes et je n’ai pas de difficultés à comprendre ce que veut dire l’auteur mais je ne distingue pas s’il s’agit d’un plan en ‘oui/non’ ou d’un plan progressif et l’auteur ne parle que d’une religion spécifique. Y’aurait-il un passage dans ces textes où cela est dit et dont je n’ai pas compris qui pourrait m’aider à trouver mon plan ?
    Merci. Emeline

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  2. Bonjour Emeline,
    Si vous avez un peu de mal à vous repérer, le plus simple est toujours le plan thèse, anti-thèse, synthèse. Pour ce sujet, vous pouvez envisager le plan suivant:
    1) Non croire n'est pas renoncer à comprendre parce qu'Alain a raison: la plupart des croyants ont la foi parce qu'ils ont besoin de réponse à leur question. Croire est une certaine façon de satisfaire une exigence de clarification à l'égard de questions "premières, existentielles". Pourquoi cette pluie? Parce que Dieu l'a voulu ainsi.
    2) Oui, croire, c'est renoncer à comprendre parce que ces croyants là ne vont pas jusqu'au bout de la croyance, laquelle consiste à accepter sans conditions l'existence telle qu'elle est, pour ce qu'elle est. il est très important ici d'insister sur le fait que l'on prend en considération un certain sens du verbe "comprendre", celui d'avoir la raison d'être des choses. Comprendre, c'est avoir la réponse à la question: "pourquoi?"
    3) Mais il y a un autre sens au mot: comprendre, c'est celui d'"être en phase avec". Quand je comprends quelqu'un, je suis sur la même longueur d'ondes que lui. Il ne s'agit plus de comprendre la raison d'être des choses mais d'être dans le même mouvement qu'un phénomène. Finalement comprendre ne signifie plus "avoir l'intelligence de quelque chose" mais ressentir une certaine empathie (sentir la même chose que quelqu'un - je vous comprends) avec l'attitude ou l'impression ressentie par un autre). Croire n'est pas renoncer à comprendre l'univers en ce sens là, lequel ne signifie pas que je sais pourquoi le monde existe mais que je suis en phase avec l'existence de ce monde là. La réponse finale serait donc, dans cette perspective: non.
    Voilà, ce ne sont là que quelques indications de plan que vous êtes libre d'accommoder à votre manière.
    A bientôt

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  3. bonjour monsieur,
    voila ma dissertation est a rendre pour demain ! cela fait une semaine que je boss vraiment sur ma dissertation mais sans succès !! j'ai un livre de philo pour m'aider mais la croyance est comparé seulement a la raison et j'ai fait quelques recherches sur le net toujours par rapport a la raison !! puis-je m"aider a la raison en parallèle de la comprendre ??
    Charlotte TSTL

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