« Le
mot lunette vient étymologiquement de « petite lune » et désigne les
objets circulaires comme la plaque de verre ou de métal poli d’un miroir
circulaire. Le terme s’est spécialisé en optique pour désigner un instrument
grossissant la vue d’objets lointains. Depuis 1676, il s’applique à une
ouverture plus ou moins ronde, désignant une fenêtre sur les toits, la partie
de la montre dans laquelle se met le cristal ainsi que la partie évidée de la
guillotine dans laquelle le condamné passait la tête. » (Dictionnaire
historique de la langue française – Alain Rey)
La
première chose qui « saute aux yeux » à la lumière de cette origine,
c’est que le terme de lunette est déjà connoté du point de vue du design
puisque il fait signe de cette forme circulaire de la lune. Le cercle de la
lentille, la rondeur de l’objectif qui fixe la lune contribue à donner au moins
à la lunette si ce n’est aux lunettes, une connotation astrale. Nous pourrions
après tout nous interroger sur la rondeur du monocle, ou celle des premières
lunettes dans la mesure où l’œil n’est pas rond (la pupille l’est). La réponse
est simple : c’est que le monocle s’adapte à l’orbe de l’orbite oculaire.
En tant que descendantes de « la » lunette astronomique, la rondeur semble
s’être imposée aux premières lunettes sous l’effet de cette évidence de la
continuité entre l’ergonomie orbitale de l’œil humain et la forme circulaire de
l’astre. C’est un peu comme si voir était nécessairement « rond »
parce que d’une part, c’est toujours du fond de nos orbites que jaillit notre
regard et d’autre part, l’objet le plus lointain, la lune ou les étoiles sont
de forme ronde. Il suffit de penser à la visualisation mentale de l’acte de
« se focaliser » pour percevoir immédiatement l’intensification d’un
champ cylindrique qui à partir de l’œil se concentre de plus en plus sur son
objectif (pourquoi les écrans de cinéma ne sont-ils pas circulaires ?
Pourquoi l’angle droit ici, la courbure là ? La Géode au Parc la Villette).
C’est du
fond de nos orbites que nous voyons, via la lunette astronomique, des astres
ronds qui, mis à part le soleil, suivent tous une orbite, un trajet circulaire
autour de l’astre solaire. Dans quelle mesure les lunettes, indépendamment de
toute prescription médicale, ne pourraient-elles pas s’assimiler à une sorte de
badge, de revendication d’appartenance à un univers de la sphère, de la courbe
et du cycle, une manière de simplement souligner l’orbe de la cavité oculaire
dans l’évidence de son inscription planétaire, dans l’efficience de notre
souscription à la circularité d’un éternel retour ?
Bien sûr,
les lunettes ont une connotation savante à plusieurs titres. Dans le petit
Nicolas, le premier de la classe, Agnan porte des lunettes et s’en sert
constamment pour éviter les baffes lors de la récréation. D’autre part, il
n’est pas besoin d’être esthéticienne pour percevoir qu’un regard cerclé gagne
en pénétration, c’est comme un second rimmel qui, lui, ne serait pas réservé
aux femmes. La lunette affûte le regard comme la pierre à aiguiser le fait avec
la lame (les lunettes sous cet angle sont un accessoire dont il n’est pas
facile de déterminer le sexe car elles participent à la fois de ce dynamisme
masculin de la vue perçante et de cette ouverture féminine à l’autre par le
biais de laquelle un monde se donne à voir).
Mais il
existe aussi un autre lien entre les lunettes et le savoir. Si nous
réfléchissons à toutes les expressions de la langue française utilisant le
terme de « vue », nous allons penser à « A première vue, en
mettre plein la vue, à perte de vue, à vue de nez, à portée de vue, fondre à vue d’œil. » Cette dernière
expression doit attirer notre attention dans la mesure où elle fait signe d’une
autre vue. Voir quelque chose fondre à vue d’œil suggère que le mouvement est
rapide et que l’on pourrait le voir fondre plus lentement à une autre vue que
celle de l’œil. Laquelle ? A vue d’entendement. Nous ne pouvons pas ne pas
savoir que la neige fond, que la peau se ride, que la pâte à levain lève, et
cette évidence est telle que nous ne pouvons pas non plus ne pas la
« voir », ne pas la « vivre » mais cette évolution
invisible du fait de sa lenteur se laisse pressentir dans l’efficience de
l’infinie divisibilité du phénomène.
C’est
exactement comme si le « petit à petit » de cet « insensible
devenir » ne se laissait appréhender qu’au regard perçant de celui qui ne
douterait à aucun titre de l’existence de
cette autre échelle, échelle que pourtant il ne perçoit pas « à l’œil
nu ». On comprend bien que la distance qui nous sépare d’un objet lointain
nous donne l’idée de la lunette pour voir mieux ce que nous voyons déjà, bien
que mal, mais il en va tout autrement de l’infiniment petit puisque nous
pouvons toujours nous dire qu’il n’est pas de meilleure vue que celle que nous
avons maintenant dans la proximité de la chose à nos yeux (à vue d’œil). Pour
inventer le microscope, encore faut-il avoir l’intuition qu’il y a des choses à voir à cette échelle, échelle à
hauteur de laquelle le changement que nous ne voyons pas à l’œil nu mais dont
ne pouvons pas douter du fait de l’évidence du changement entre deux clichés
d’une même chose (mon visage à 20 ans et mon visage à 50 ans). Intuition vient
du latin « intueri » qui signifie « voir vraiment ». Les
lunettes supposent une idée, celle qui pose que le degré d’intensité avec
lequel vous fixez une chose vous fera voir cette chose comme autre que la
première représentation que vous vous en êtes faite.
Il y a dans les lunettes l’activation d’une
pétition de principe toute à la fois industrieuse, pénétrante et féconde au
« regard » de laquelle « la vérité est ailleurs » comme
disent les agents Scully et Mulder, ou, plus précisément « le réel est infiniment
« feuilleté ». Chaque représentation d’un phénomène est dépendante
du degré de précision et d’agrandissement qui le fixe. Il n’y a pas la réalité
objective des anneaux de Saturne, par exemple, il y a simplement l’historique
des regards sur les anneaux de Saturne. Il y a la progression technologique de
la vision, les rebondissements successifs de aventures du Voir. Nous ne faisons
pas l’expérience d’un réel donné qui attend patiemment dans son coin que nous
mettions au point les moyens de le découvrir. Il y a ici et maintenant la mise
au point technologique d’une nouvelle modalité de ce que c’est qu’être
« un œil pas nu », percevoir une réalité et non plus « la »
réalité. La vision construit son objet et ne l’enregistre pas passivement.
En d’autres
termes, les lunettes ne sont pas seulement des accessoires par le biais
desquels la culture humaine vole au secours de cette défaillance naturelle de
notre faculté à voir. Elles insinuent dans notre rapport aux objets la
gradation d’une acuité perceptive par
l’entremise de laquelle des niveaux de vision font peu à peu évoluer la
nature même de l’objet à saisir et cela jusqu’à remettre en cause la notion
même d’objet. La culture ne nous donne pas la possibilité de chausser des
lunettes pour mieux voir des choses qui seraient « là », elle fait
advenir dans l’optimisation des degrés du Voir une autre
« considération » de ce que c’est qu’un monde, une autre
« vision » de l’univers, lequel ne constitue plus une extériorité
posée devant nous mais une réalité fluctuante, feuilletée, ouverte à toutes les
expérimentations. Ce n’est pas l’existence donnée d’un « visible »
qui détermine et motive la progression du voir, c’est l’optimisation des yeux
par les lunettes qui fait apparaître comme par magie un univers multiple,
bigarré, grouillant de subtilités qui sont moins révélées qu’induites,
« portées » par ce présupposé d’un « quelque chose à voir à ce
degré là » inféré des lunettes. Autrement dit, les lunettes ne font pas
apparaître « mieux » un monde naturel, elles nous facilitent l’accès
à la vérité d’une extériorité qui ne consiste et ne se donne à voir qu’à partir
du présupposé interprétatif d’un plus dans l’acuité du regard. C’est un peu
comme ces lunettes kaléidoscopiques qu’on vend parfois aux touristes et dans
lesquelles défilent des clichés de la Tour Effel ou du Taj Mahal.
Extérieurement, cela ressemble à des jumelles grâce auxquels on voit mieux
l’extérieur mais en réalité ce sont instruments de projection d’images intérieures
à visée promotionnelle.
Dans le
film de Jean-Jacques Annaud : « Le nom de la rose », on voit
bien que les lunettes ont quelque chose de tabou. Les moines du scriptorium chuchotent
autour de Guillaume de Baskerville. Ils savaient que cet instrument existait
comme ils savaient probablement que de nouvelles théories sur la place de la
terre dans l’univers étaient en train de se répandre. Cette idée selon laquelle
de nouvelles dimensions de la réalité sont potentiellement et peut-être aussi
infiniment invocables aux « yeux » de nouveaux instruments de vision
ne peut manquer, en effet, de répandre, dans une abbaye, une odeur de souffre
puisque elle revient finalement à poser qu’il n’est peut-être aucune réalité
véritablement extérieure, donnée, divine et « objective » qui attende
tranquillement d’être découverte mais qu’au contraire, l’homme ne cesse toute à
la fois d’explorer et d’inventer au fur et à mesure que ses instruments
d’investigation se perfectionnent technologiquement la « vision »
d’ « une » réalité provisoire. Le savant perçoit bien quelque
chose qu’il ne crée pas de toutes pièces mais la représentation qu’il s’en fait
ne peut être que celle qui est rendue possible par tel instrument. Le simple
fait d’interposer entre la réalité et nos yeux un accessoire de vision induit
le présupposé d’une réalité constructible. Porter des lunettes, mettre la
branche de ses lunettes dans sa bouche, c’est prendre un air fin d’observateur
circonspect et attentif, interdit, presque suspensif, selon lequel « rien
n’est évident de soi-même ».
Cette
considération est essentielle d’un point de vue purement plastique ou expressif :
un porteur de lunettes, quelque soit sa profession, par ailleurs, est
fondamentalement un « chercheur », c’est-à-dire quelqu’un pour qui il
ne suffit que les choses « soient », ni même qu’elles soient
visibles, pour qu’elles nous aient tout dit du phénomène de leur présence. Ce
trait ne présente aucun rapport avec la fonction optique ou médicale des
lunettes. Elles habillent l’œil,
elles manifestent et revendiquent un parti-pris d’activité à l’égard d’une
réalité devant laquelle on n’est plus passif. On s’est, une fois pour toutes,
éloigné de l’idée d’un rapport simple, unilatéral avec l’extérieur. Qu’il y ait
des phénomènes visibles « à l’œil nu », ce n’est pas seulement ce que
l’on a cessé de prendre en compte mais c’est a fortiori ce à quoi on ne croit
plus, ce dont on a démasqué l’illusion, comme si les choses que nous voyons,
pace que nous les voyons, devenait suspectes et illusoires. La visibilité n’est
plus donnée mais construite, ou plutôt à construire. On pourrait presque
affirmer que les lunettes n’habillent plus l’œil mais sont devenus les yeux de
l’entendement, ceux qui voient la « cire même » là où mes yeux ne me
donnent à voir que deux réalités sans rapport (le morceau de cire –
Descartes 2e Méditation)
Si les
lunettes constituent un accessoire investi d’un potentiel symbolique aussi
écrasant, c’est parce qu’il y a quelque chose du rapport fondamental de l’homme
avec la nature qui s’y exprime, et ce rapport ne saurait être mieux résumé que
par la notion même de culture. Les lunettes peuvent, sans conteste, être
considérées comme ce marqueur culturel par le biais duquel il n’est absolument
rien de soi-même que leur porteur accepte comme allant de soi-même. Michel
Foucault, dans son livre « l’usage des plaisirs » évoque au sujet des
Grecs et plus particulièrement des stoïciens ce qu’il appelle « les techniques
du soi », soit le fait qu’à cette époque est historiquement né et
approfondi un certain type de rapport à son existence par le biais duquel être
soi se « travaille », se « cultive » et ne saurait à aucun
titre être abandonné comme une réalité faite qui nous aurait été imposée par la
nature. Il n’est pas seulement question ici de considérer que les hommes
prennent en main leur existence mais plutôt qu’ils la technicisent, comme si
même le donné le plus brut de notre ancrage à la vie donnait matière à un jeu
fou, délirant, fascinant, troublant et voluptueux d’optimisation, de brouillage
de code jusqu’aux dérèglements les plus baroques (même si ce terme est
anachronique - Le film de Fellini « Le Satyricon » adapté de l’œuvre
éponyme de Pétrone illustre parfaitement le jeu effréné de cette stylisation
qui dans le film n’a aucun rapport avec les Stoïciens).
Voir,
entendre, sentir, goûter, jouir : c’est pas si simple, quelque chose comme
une marge de manœuvre stylistique infinie peut insinuer ici son propre jeu,
brouiller la donne d’un répartition strictement naturelle des dons, des forces
et des puissances. Que découvre Guillaume de Baskerville avec ses
lunettes ? La subversion des codes de la calligraphie et de l’enluminure :
le pape grimé en Renard enseignant les Ecritures aux évêques transformés en
ânes. Ce qui se joue dans cette Abbaye n’est pas seulement la passation de
relais (difficile) entre une certaine façon de penser (la scolastique) et une
autre (la naissance de la science moderne), c’est aussi la circulation entre
les pavés d’une discipline religieuse, aveugle et bornée de l’herbe folle de
l’irrévérence, de l’inventivité, de la stylisation d’une existence nouvelle.
Il ne
semble pas douteux que les lunettes, en tant qu’accessoire du corps, prennent
une place plus qu’éminente dans cette technicisation du rapport à soi. Une
campagne publicitaire récente en apporte manifestement la preuve. De la même
façon que le souci de soi marque une rupture à l’égard de toute attitude de
soumission, d’allégeance à un donné naturel, les lunettes sont investies, dans
ces clips, de la capacité illusoire à se vivre comme autre à celui que l’on
était. « Avant j’étais blonde, mais ça, c’était avant ». On peut
également se souvenir des affiches : « Avant j’étais chauve »,
« Avant j’étais Alain Delon », etc. L’esprit de cette campagne est
particulièrement intéressant et fin dans la mesure où les lunettes sont
investies à la fois de cette fonction stylistique puissante de rupture avec ce
que le porteur pense avoir quitté comme caractéristique première de son être
(jusqu’à l’identité même d’Alain Delon) et d’une dimension apparemment
« hallucinatoire » considérable. Je ne suis plus chauve puisque je ne
me vis plus comme tel, ou plutôt puisque je ne me vis plus seulement comme tel. C’est comme si les lunettes avaient insinué du
jeu dans le rapport pourtant viscéral, quasiment organique, constitutif de
notre être, avec nos qualités premières. Nous ne sommes pas ce que nous
pensions être à tout jamais, tout est offert à un « devenir autre »,
à un « tour », au jeu très fin d’une subtile nuance par le biais de
laquelle rien ne sera plus jamais comme avant. C’est évidemment l’humour de
cette campagne publicitaire qui fait sa force mais précisément cet humour
pointe vers ce qui constitue peut-être le trait fondamental de la
« perspective design » de cet accessoire, à savoir qu’il n’est jamais question d’optimiser sa
vue en portant des lunettes, mais de se créer pour soi-même « une »
vision. En d’autres termes, elles ne sont pas là pour nous permettre de voir plus loin mais d’être autrement même si
cet « autrement » ne sera jamais visible à l’œil nu par les autres,
ou par un regard « extérieur ».
Les clips se
terminent toujours par une « pirouette » et nous nous méprendrions en
la percevant comme une morale au sens de celle des fables de La Fontaine car la
blonde a peut-être tort de ne plus se croire blonde mais elle lit Kant, Lambert
Wilson s’illusionne peut-être en pensant qu’il n’est plus flegmatique mais il a
raison de croire qu’il n’est plus uniquement que cela : pris
flegmatiquement dans un piège, il n’en est pas moins désormais un flegmatique à
lunettes qui ne se perçoit plus comme les autres le perçoivent. Nous voyons une
personne s’installer avec plaisir ainsi qu’une forme de persévérance dans le
jeu infini d’une jouissive technicisation de soi.
Il faut
arrêter d’émettre ces jugements définitifs et sentencieux, lancés à toute volée
sur une réalité infiniment plus subtile. Et c’est ce qui fait toute la justesse
de ces clips : « l’objet de leur promotion, c’est précisément ce
dont le film porte la présence « en creux », « en négatif ».
Nous croyons voir une fille stupide là où se constitue le devenir et l’être à soi
d’une intellectuelle en herbe qui n’a pas tort de se vivre comme telle parce qu’elle est ce qu’elle se sent en
train de faire advenir et c’est bien tout ce que cristallise cette nuance
intellectuelle des lunettes que crée le port de ces lunettes là. Nous voyons la
continuité de la beauté physique de Camille Lacourt là où prend acte et forme
le devenir d’une sensibilité lasse de créer par cette beauté de la jalousie
masculine autour de soi. La pub finit par Camille Lacourt jeté dans la piscine
par un mari ou un compagnon ulcéré mais nous n’avons rien compris si nous en
déduisons que le nageur s’illusionne sur le changement produit par ses lunettes
car c’est ainsi qu’il se voit, donc c’est
ainsi qu’il est. Il ne cessera pas d’être plastiquement beau, mais il
cessera de le croire, il cessera d’en jouer. Que chacun de nous se mette au
clair avec lui-même et il percevra qu’il ne suscite autour de lui que les
impressions exactes qu’il aspire à susciter parce que nous ne consistons pas dans la fibre d’une autre texture que
celle des signes que nous émettons. Et c’est bien le fond ontologique de
justesse de toute philosophie du style qui « s’exprime » ici, à plein
régime, au premier rang desquelles il n’est pas possible de placer un autre nom
que celui de Spinoza. Nous sommes l‘énergie de signalisation, de
stylisation que nous émettons et les lunettes ne sont pas des instruments de
perception d’une réalité préexistante mais de projection, de création, autant
que de « sondage », de la réalité dynamique de soi qui est en train
de devenir, de se faire advenir sous l’efficience d’un mouvement propre.
N’est-ce pas finalement le sens le plus juste et le plus profond que l’on
puisse assigner au terme de « foyers ». Il désigne la source
d’émission du rayonnement d’une force.
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