Imaginons le cas de figure suivant : je
vais chaque matin acheter du pain à la boulangère du coin de ma rue. Je sais
très bien ce que j’attends de cette rencontre : « de quoi faire des
tartines » et serais-je accueilli par son mari : un géant de 100
kilos que cela ne changerait strictement rien pour moi car, aussi aimable et
poli que je puisse être dans ma façon d’acheter, je m’adresse ici à des
personnes qui sont les « moyens » d’obtenir une satisfaction
alimentaire claire, distincte et bien connue de moi. Mais voilà que je perçois
petit à petit un trouble, une inclination, un attachement étrange. Il ne m’est
plus indifférent que ce soit elle plutôt que son mari qui me vende ma baguette.
Bientôt ce n’est plus pour acheter du pain que je vais chez la boulangère mais
pour aller chez la boulangère que je vais acheter du pain. Mon rapport à une
société construite sur l’échange de services contre de l’argent
s’inverse : mes semblables ne me sont plus nécessaires comme autant de
moyens d’assurer ma survie et de servir mes intérêts, je me sens lié à eux ou
plus exactement à une personne très particulière par un attachement
inconditionné, incompréhensible, donné, qui ne repose plus d’aucune façon sur
l’obtention d’une chose ou d’une denrée. Je suis en train de « tomber
amoureux » de ma boulangère et il importe au plus haut point d’interroger
le sens de cette chute. D’où tombons-nous quand nous tombons amoureux ? Du
haut de quelle position, de quel statut ? Pour arriver où ? Pour nous
recevoir sur quel sol ?
Avant que je ne sois l’objet de ce sentiment,
les choses étaient simples : j’allais chercher quelque chose chez
quelqu’un, je savais quoi, je savais chez qui et je savais pourquoi. J’ai
besoin de pain pour me nourrir. Je vis dans une société assez rationnelle pour
me donner la possibilité de pourvoir à cette absolue nécessité par l’entremise
de personnes dont le métier est d’assurer ce service. Les êtres humains vivent
ensemble parce qu’ils se donnent les uns aux autres les moyens de le faire. Mais voilà qu’à l’intérieur de ce rapport
social, fondé sur la réciprocité vitale de nos dépendances les uns à l’égard
des autres, l’efficience d’un autre lien s’est brutalement et presque
absurdement « déclarée », lien affectif, d’une puissance incontrôlable,
d’une nature non négociable, comme si le contrat de « cohabitation
marchande » sur la base duquel s’est construite notre façon de vivre
ensemble devenait caduque, dérisoire, presque risible. « Tomber amoureux », c’est revenir de l’illusion d’être
seulement quelqu’un qui recherche auprès d’autres personnes la satisfaction
d’obtenir quelque chose.
S’il n’est question dans l’amour que de chute,
c’est parce que nous y faisons l’expérience de la faillite de toute une vision
de notre existence dans laquelle nous savions (ou pensions savoir) ce que nous
avions à être, à avoir, à faire, à vivre. Aimer, c’est percevoir le caractère
artificiel et « second » de tout un édifice social appuyé sur la
notion d’intérêt. C’est exactement comme si se faisait jour une hypothèse
« folle » à la lumière de laquelle nous n’avons jamais été reliés les
uns aux autres par la nécessité de nous accorder les uns aux autres des
services ou les moyens de vivre, ou encore de nous faire reconnaître par la
collectivité comme « utile », mais selon laquelle nous sommes
attachés, connectés, confondus « dés le départ », comme un fait.
L’amour ne construit rien, il détruirait plutôt ou, du moins, il ferait
pressentir à des êtres humains socialement et continuellement occupés à bâtir
des relations, des carrières, des projets de couple, l’efficience toujours déjà
donnée d’un rapport fondamental dont il n’est question que de rappeler
l’existence, de la faire revenir au premier plan. C’est comme si l’amour
faisait transparaître sur la carte apparente de nos rapports sociaux intéressés
« l’underground » d’une autre carte qui avait toujours été déjà là,
en sous-impression, sous l’évidence de laquelle ce ne sont plus les objectifs
de réussite qui justifient, expliquent et « commanditent » nos
relations mais ce sont les relations, les ententes, des « affinités électives »,
inconscientes et involontaires qui font exister comme des avatars ces choix de
vie dont nous nous croyons bien à tort les initiateurs.
On entend souvent dire que « dans la vie,
il faut savoir ce que l’on veut ». C’est si simple en effet d’aller seulement
chez la boulangère pour acheter du pain. Dés que j’en tombe amoureux, ce n’est
plus chez la boulangère en tant que boulangère que je vais, je ne sais plus non
plus à quel titre, en tant que quoi, je m’y rends et pas davantage en vue de
quoi. Je cherche sa présence parce que je ne peux plus faire autrement. Mon
existence claire, déterminée et « traçable » de personne désignée,
libre et responsable accomplissant telle action en vue d’en retirer tel
bénéfice se voit bouleversée de fond en comble par un phénomène irrépressible
d’attraction anonyme dans l’efficience duquel j’éprouve cet effroi que l’on
pourrait qualifier de particulièrement jouissif d’être dessaisi du pouvoir de
dire : « Je ». Aimer,
c’est revenir de l’illusion d’être un « je », de celle de pouvoir
décider de son existence.
C’est donc tomber de très haut puisque l’on
éprouve alors le fait d’exister sous l’angle de cette absolue vulnérabilité que
traduit mieux que toute autre l’image de la blessure. Quand nous subissons,
suite à un accident, un choc ou une agression, l’expérience d’être blessé, nous
éprouvons la limite de notre volonté personnelle. Notre corps nous dit
« non, je ne peux pas » et nous réalisons alors que nous ne l’avions
jamais écouté jusqu’à maintenant, habitués que nous étions à le traiter comme
un exécutant, un serviteur de notre volonté, de notre esprit. La blessure
s’adresse à nous pour nous dire: « tu ne peux pas faire ce que tu
veux parce que tu ne consistes pas dans le pouvoir de décider. Tu es ce corps
qui, en tant que corps, est offert à tous les aléas et les mouvements de la
matière, tu n’es pas un maître qui choisit sa vie, tu es un être vivant qui
fait ce qu’il peut pour « tenir le coup alors encaisse et évalue ce que tu
peux faire non plus à la lumière de ce que tu veux faire (projet, qualité) mais
de ce qu’il te reste de forces (comptant, quantité). » » Tomber
amoureux, c’est choir de cette fausse impression d’être un « je »
pour se réaliser fondamentalement blessé, offert aux aléas des circonstances,
exposé, sans défense à l’égard de phénomènes purement physiques et indécidables
d’inclination. Cela revient donc à perdre de sa superbe d’être humain pensant,
libre et raisonnable pour s’accepter comme une chose offerte à l’efficience
nécessaire de toutes les forces qui s’exercent sur les choses et les font
mouvoir à leur insu.
Je n’ai pas plus le choix, étant blessé, d’être
en bonne ou en mauvaise santé que je l’ai, en tant qu’être amoureux, d’être
attaché ou non à la personne que j’aime. « C’est comme ça » et,
étrangement, ça l’a toujours été, non pas que nous soyons depuis toujours destinés
à aimer telle ou telle personne mais l’amour nous met en contact avec des
socles affectifs, avec des « teneurs d’ancrages sentimentaux » qui
sont totalement hors de portée de notre volonté. Ce n’est pas que l’amour soit
plus fort que tout, c’est plutôt qu’il se situe à un niveau de rencontre entre
les personnes qui se place bien en-deçà de tous les prétextes inventés, définis
et cadrés par la société pour que les hommes aient besoin les uns des autres.
Se pourrait-il après tout que les humains s’inventent des raisons d’être
ensemble sur la base d’un fond d’existence préalablement commun et confondu,
structurellement constitué d’une seule et même étoffe, comme un tricot dont les
mailles enchevêtrées se raconteraient absurdement à elles-mêmes l’histoire d’un
autre pull qu’il leur resterait à faire (alors qu’il est déjà fait) ?
Tomber amoureux, c’est revenir de l’illusion
d’être libre, faire l’expérience du fait que l’on ne peut pas nier cet
attachement inconditionnel, irrationnel et trouble à un autre être. Il n’y a
rien à faire contre cette inclination. Elle est inscrite dans la chair même de
la réalité et nous la subissons « passivement ». Montaigne décrivant
l’amitié qui le lie à La Boétie prononça ce mot célèbre : « Parce que
c’était lui, parce que c’était moi. » Nous retrouvons bien ici le caractère
« fatal » de l’amour, cette nature paradoxale que l’on pourrait
résumer de la façon suivante : « nous n’y pouvons rien parce que
précisément nous y pouvons tout. », c’est-à-dire que dans ce voisinage,
dans cette proximité avec la personne que nous aimons, nous avons envie d’exister,
nous cessons de paraître. On pourrait dire que « là, nous y sommes ». Il ne suffit pas d’être
né pour « exister », encore faut-il que je trouve les points
d’affinités, les configurations d’existences dans lesquelles je libère
davantage d’énergie, de puissance vitale que d’autres. Pour les trouver, je
n’ai qu’à me laisser guider par ces flux de résonance, par ces échos qui se
font entendre de telle modalité particulière
de présence à telle autre. Il n’est plus question, vivant, de mettre en œuvre
des actions libres mais de ne jamais cesser de libérer de la vie, de devenir
toujours « plus » ce que l’on est déjà.
Mais alors, qu’attendons-nous de la personne
que nous aimons si la nature et les mouvements induits par cet attachement ne
sont compréhensibles et définissables que dans les termes d’une totale
passivité ? S’il n’est pas en notre pouvoir d’aimer ou de ne pas aimer, si
nous ne faisons qu’assister sans réaction au déploiement et aux errances de
l’amour que nous éprouvons, de quoi sommes-nous en demande et le sommes-nous
vraiment ? Si je désire quelque chose, c’est que je ne le possède pas.
Tout désir se définit donc comme le manque préalable de ce que l’on désire. Mais
étrangement ce désir ne tend pas à se combler, il n’aspire qu’à demeurer, qu’à
se promouvoir lui-même. Il nous semble donc absurde au regard de la logique de
notre rapport habituel aux choses ou aux projets. Si nous aspirons à quelque
chose, c’est bien pour jouir de la possession de cette chose.
Mais si l’on y réfléchit, il est tout à fait
douteux que telle personne s’achetant, par exemple, un véhicule « tout
terrain » extrêmement coûteux désire vraiment ce véhicule là, en tant que
voiture, objet matériel. Ce qu’il recherche, c’est l’image de lui que
projettera aux yeux des autres la possession de l’objet. Il s’agit de faire
signe du genre d’idéal auquel on se rallie. Aucune femme ne se met simplement
du parfum pour « sentir bon » mais surtout pour que ce parfum
renseigne son entourage sur le type d’idéal féminin dans lequel elle se reconnaît
(ou qu’elle souhaite diffuser autour d’elle). Les publicitaires ont
parfaitement compris ce caractère abstrait du désir et les clips dont ils
entourent la promotion d’un produit ont pour but non pas de dire ce qu’il est
mais ce dont il n’est que le relais, le vecteur, le substitut. Si l’on se met
du Chanel, on se met dans le sillage identitaire de Nathalie
Portman. Tout travail publicitaire
consiste à travailler ce que l’on pourrait appeler « l’aura » des
objets, le mirage identitaire auquel le consommateur désire à tout prix se
rallier, en faisant croire que l’acquisition est la clé, la garantie d’une
identification réussie. La publicité se situe totalement dans une logique de
« l’avoir », dans tous les sens du terme : « avoir,
n’aspirer qu’à avoir, c’est se faire avoir » (Le livre de Patrick
Süskind : « le parfum » nous décrit exactement la logique
contraire : celle de l’être. Qu’est-ce que cela
devient : « un parfum » lorsque l’on ne perçoit que cela,
lorsque l’on voit à l’œuvre les phéromones, les forces physiques, la puissance
d’attraction dans laquelle il consiste. Il n’est pas question pour Grenouille
de susciter le désir d’acheter un parfum (il quittera Baldini, le parfumeur,
alors que sa fortune était assurée s’il y était resté) mais de relever l’efficience d’un « toujours
déjà à l’œuvre » de la force olfactive, l’existence préalable d’un univers
qui ne consiste que dans un corps d’effluves, dans une plasticité odorante).
Nous commençons à réaliser une opposition entre,
d’un côté, une certaine façon de concevoir le désir comme un mouvement absurde
et finalement inutile, vain, désespéré, mortifère au regard de l’activisme d’un
sujet volontaire qui veut « accomplir quelque chose » ou
« devenir quelqu’un » et, de l’autre côté, une autre
« vision » qui, au lieu de percevoir le désir comme un « manque
de quelque chose », comme une absence de perfection ou d’idéal faisant
naître l’aspiration à cet absolu, le définirait plutôt comme la plus juste
perception de ce qui « est en train d’être maintenant ». Le désirant
ne désire que désirer, non pas parce que c’est absurde mais parce que c’est
exactement comme ça que la totalité de l’univers existe. C’est le seul moyen
d’être en phase avec l’effectivité d’une nature naturante qui n’existe jamais
que « provisoirement », qui « tente le coup » d’exister
maintenant. Le vivant ne s’attend à rien, il ne vise pas quelque chose, il
« s’effectue », c’est-à-dire qu’il fait tout ce qu’il peut pour être,
pour être à la hauteur de cette perfection dans laquelle le fait d’exister
consiste. « Tomber amoureux », c’est comme Alice dans le terrier du
lapin, chuter dans un labyrinthe de galeries souterraines à l’intérieur duquel
ne cesse jamais de couler le flux vivant de toutes les métamorphoses.
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