Pourquoi la déclaration amoureuse est-elle
aussi délicate, aussi difficile à effectuer ? Parce que nous avouons une faiblesse,
nous révélons une faille, nous n’affirmons pas une volonté. Nous nous adressons
à quelqu’un pour lui dire que nous nous situons à son égard en situation de
« demande ». Nous attendons quelque chose de lui ou d’elle.
Quoi ? Une relation, un rapport de proximité physique et de complicité
affective, une entente. L’amour semble donc désigner la recherche d’un certain
type de voisinage intéressé en ce sens que les protagonistes ne recherchent en
s’y adonnant que leur avantage, même si cet avantage est partagé. Ce que l’on
attend finalement de l’amour c’est qu’il nous permette de vivre le bonheur.
Quand nous disons à une personne que nous avons envie de la rendre heureuse
parce que nous l’aimons, il est sous-entendu que la rendre heureuse nous rendra
également heureux. Mais cette vision calme, tranquille de l’amour comme bonheur
construit et partagé : « vouloir le bien de l’être qu’on aime »
ne peut apparaître que très édulcorée à quiconque a déjà fait concrètement
l’épreuve de ce sentiment, lequel nous place dans une situation de confusion et
de « non pouvoir » absolu. Si l’amour n’était qu’une affaire de
volonté, il n’existerait que des unions arrangées, réfléchies, contractuelles,
« pratiques », socialement utiles. Or, il y a dans tout amour
authentique de « la défaillance », de « l’inclination ». On
n’aime pas quelqu’un sous l’effet d’une décision mais sur la base d’un penchant
dont on ne maîtrise d’aucune façon la puissance attractive. Ce n’est pas un
avantage que j’attends de la proximité avec la personne que j’aime, c’est la confirmation
d’une nécessité, la succession inévitable de ce qui est « déjà ».
Mais alors que demande-t-on vraiment dans la déclaration ? Et est-ce
encore une demande ?
Personne n’est libre d’aimer qui il veut, nous
sommes voués à n’aimer que les personnes auxquelles nous nous sentons
irrépressiblement liées, sous l’effet d’une attirance qu’on dirait étrangement
« jouée d’avance ». De ce point de vue, nous n’attendons rien de la
personne aimée : nous n’aimons que l’aimer. Il n’est même pas sûr qu’une
relation consentie de la part de l’autre rajoute quoi que ce soit à
l’efficience donnée de cet amour ressenti. Rien n’est plus à faire qui ne soit
déjà fait. Serait-il possible que le désir amoureux que nous avons tendance à
considérer comme l’un des sentiments qui nous place le plus en situation de
« demande » ou d’attente, de dépendance à l’égard de l’autre
manifeste, au contraire, une satisfaction absolue, un peu stupide, un
ralliement sans conditions à la situation présente indépendamment de tout
avantage à venir ? Se pourrait-il que le désir amoureux définisse
finalement l’état de celui qui ne vit qu’au présent et conséquemment qui n’attend
rien de plus de la vie que ce qu’elle lui donne dans le présent vivant d’un
désir en acte ? Est-il possible que ce soit précisément parce que nous
aimons une personne que nous ne désirons rien d’elle ?
La question de savoir ce que nous désirons de
ce que nous désirons, aussi étrange qu’elle puisse paraître, pose déjà en
elle-même, une réelle interrogation, laquelle cache une authentique
contradiction car il n’est pas bien sûr, désirant telle voiture que je désire
effectivement l’acquisition de la voiture en tant qu’objet matériel. Si c’est
bien de désir qu’il est question, cela signifie que j’investis mon attente de
la voiture d’autre chose que de la seule nécessité physique de la posséder. Je
la désire parce qu’elle me fait rêver, parce qu’elle opère sur moi un phénomène
d’attraction irrépressible et obscur, parce qu’elle me fait sortir d’un monde
dans lequel on ne fait qu’avoir des objets (elle me ferait plutôt rentrer dans
celui d’un film à l’intérieur duquel on jouit de l’aura identitaire émise par
ces objets. Que serait James Bond sans ses gadgets ? Cendrillon sans sa
chaussure, Arthur sans Excalibur, les Chevaliers de la Table Ronde sans la
quête du Graal ?). Je considère cette voiture comme la condition
nécessaire à la réalisation d’un fantasme, mais comme il s’agit précisément
d’un fantasme, cette condition nécessaire n’est en aucune façon le moyen présent
de parvenir à un projet futur, il est un leurre. Nous pouvons croire que nous
avons absolument besoin de nos portables, mais il serait très intéressant de se
demander dans quelle mesure le lien que nous avons avec cet objet ne serait pas
fait de désir (compulsif), auquel cas ce ne serait pas la nécessité sociale de
rester en contact avec les autres qui justifierait notre possession mais plutôt
le désir d’entretenir le mythe de l’homme entouré, qui a des relations. Nous ne
désirons aucun objet en tant qu’objet mais seulement en tant que porteur d’un
idéal à l’intérieur duquel nous déroulons le fil embrouillé de nos fantasmes.
Nous ne désirons donc de l’objet que ce
qu’il n’est pas et Noël est une période pendant laquelle nous échangeons
moins des cadeaux que des fantasmes identitaires.
Nous comprenons ainsi que, comme l’a dit le
psychanalyste Jacques Lacan, "le désir n’a pas d’objet ". Lorsque
l’on acquiert l’objet que l’on pensait désirer, on se rend toujours compte que
ce que l’on espérait y trouver ne consiste aucunement dans sa possession. Le
désir nous a maintenu inutilement en haleine vers un « bien » qu’il
n’a jamais cessé de « dématérialiser ». Dom Quichotte ne peut voir
des moulins à vent sans leur substituer des géants parce que cela lui permet de
se représenter à lui-même comme un chevalier et Sancho Pansa, homme de bon
sens, ne cesse d’essayer de le ramener à la réalité. Mais qu’est-ce que la
réalité ? Quand un enfant laisse travailler son désir (travail de rêve et
d’idéalisation) d’être dans une soucoupe volante alors qu’il joue avec un vieux
carton, n’est-il pas en train d’accorder au carton une attention plus juste que
les adultes qui n’y voient qu’un moyen de contenir des marchandises.
Dans notre vie quotidienne, nous dépassons
toujours l’impact brut de la présence plastique des objets vers leur utilité,
leur fonctionnalité : un lavabo est un ustensile dans lequel je me lave
les mains. En réalité, il est d’abord une sculpture droite en céramique
surmonté d’une vasque. De la même façon, ces bâtiments ne sont que
secondairement des usines de broyage des grains de blé pour en faire de la
farine, ils sont d’abord des tours verticales munies de « bras » qui
tournent. Sous cet angle le rapprochement avec les géants nous apparaît moins
farfelu. Notre perception usuelle des objets environnants comme ustensiles
n’est jamais en phase avec la réalité présente et donnée des choses. C’est
exactement comme si, d’un « commun » accord, nous nous entendions
tous pour décaler notre perception de la présence pure des choses vers le futur
de leur utilisation. Nous ne voyons pas les choses comme elles sont, nous les
voyons comme nous voulons les voir. Nous projetons un fantasme d’utilisation humaine
sur une plasticité stricte et donnée qui n’est que « là », sur ce que
c’est « qu’être là » pour toute chose. On dira que Dom Quichotte
« délire » sur les moulins mais ce délire n’apparaît comme tel qu’aux
yeux de celui qui considère « qu’un moulin est un moulin » sans voir
qu’un moulin est d’abord un corps vertical qui s’élève et dont les
« bras » tournent suivant le vent. Un moulin, c’est d’abord une
architecture qui fait le lien entre deux forces, celle, tellurique qui vient de
son ancrage dans la terre et celle, éolienne, qui la fait tourner au gré du
vent. Ce pressentiment de la force, au croisement de deux forces se retrouve
exactement, et l’on pourrait dire « littéralement », dans l’image du
géant.
La réalité première de tout homme devant ce
genre de bâtiment est celle de l’écrasement et aucunement celle de la
définition fonctionnelle qui n’est que seconde. Délirer sur les objets, c’est
peut-être les percevoir dans la dimension exacte de leur existence
« juste » : ils nous font « impression », ils consistent
dans leur capacité à « s’imprimer » en nous au gré d’une certaine
force parce qu’il n’est rien dans l’univers qui soit autre chose que
l’effectuation de tel ou tel degré sur l’échelle de l’acte d’être en présence.
Contrairement à ce que dit Pascal, on n’aime pas quelqu’un pour ces qualités
mais pour ces quantités, c’est-à-dire pour les intensités de présence qu’il est
capable de libérer. Sancho Pansa est sur que Dom Quichotte va au-delà de la
réalité stricte des moulins, la vérité est qu’il se situe justement
« en-deçà », dans cette dimension clandestine et « crue »
au sein de laquelle nous ne rencontrons jamais des objets « autres »
mais d’autres productions de degrés sur l’échelle d’une seule et même efficience
qui est celle de la présence. Il n’est finalement aucunement question de voir
les choses comme elles sont parce qu’il n’existe aucune chose qui soit autre
chose que des degrés sur l’échelle des potentiels des forces : lumière,
gravité, chaleur, densité, pression, etc. Les percevoir dans le présent, c’est
saisir ce qui nous met en phase avec elles et ce qui nous met en phase c’est
précisément le fait que nous sommes nous aussi une libération de degrés sur
l’échelle des potentiels des forces. « Percevoir les choses comme elles
sont », c’est pressentir la libération des forces dans l’effectuation de
laquelle tout devient et ce pressentiment ne saurait se concevoir autrement que
comme une explosion d’affects, exactement ce que l’artiste nous donne à voir.
Pour aborder en toute rigueur la question de
savoir ce que nous désirons de l’être aimé, il importe donc de saisir cette
distinction fondamentale de perception de la réalité selon laquelle le désir
est, soit ce qui vient perturber notre liberté de sujet de concevoir et de
réaliser des projets humains, soit ce qui, au contraire, nous ramène à
l’efficience la plus première, la plus passive et la plus donnée de notre
réalité d’être vivant : saisir que l’on n’est « que là » mais
qu’en même temps il y a constamment des émissions de variables dans l’effectuation
de cette présence. Peut-être le moyen le plus sûr de tirer cette distinction au
clair consiste-t-il à situer ces deux conceptions par rapport à la question du
manque et à celle du temps : la première que l’on pourrait rattacher à
Descartes (Ferdinand Alquié est un
cartésien) définit le désir comme un manque par rapport à un objet ou une
perfection. « Il faut ramener ses désirs à l’ordre du monde » nous
dit Descartes, c’est-à-dire ne pas se fixer des objectifs qui sont structurellement
hors de notre atteinte. Cela revient à transformer nos désirs en volontés
puisque le désir en tant que tel ne peut nous faire tendre que vers
l’impossible. Toute l’énergie de l’homme doit donc se concentrer vers la
réalisation de projets à venir.
La seconde, héritée de la pensée de Spinoza,
revient à remettre totalement en cause l’idée selon laquelle le désir serait un
manque, une souffrance, une nostalgie à l’égard d’une perfection première mais bien plutôt une puissance de produire en
parfaite adéquation avec la totalité du vivant, laquelle ne consiste que dans
l’efficience de cette puissance à se produire elle-même. « Il est donc établi par tout ce qui précède que nous ne désirons,
nous ne voulons pas, nous ne poursuivons pas une chose parce qu’elle est bonne,
mais inversement qu’elle est bonne parce que nous la désirons, la voulons et la
poursuivons. »
La perfection, l’infini ou Dieu (peu importe
ici le nom qu’on lui donne), sont-ils ce que l’on découvre indiscutablement
être dans notre pensée comme Autre, existant autrement que dans notre pensée,
dans la mesure où nous ne pouvons en aucune façon être la cause de leur
existence, nous êtres finis face à l’être infini (Descartes) ou sont-ils ce que
nous découvrons être en nous incessamment à l’œuvre dans notre capacité à
n’être nous-mêmes que constamment à l’œuvre, c’est-à-dire insatiablement constructeurs de beautés, de vérités, de justices et
le pluriel ici est fondamental. L’infini dans cette perspective n’est plus
l’être dont je suis moi, en tant qu’être fini, l’image en négatif, le produit
« dérivé » mais la façon d’être, le mode, le style. Tout être fini
n’est qu’une certaine façon d’être l’acte infini d’être (parce qu’il n’est
absolument rien qui puisse être autrement qu’étant). Dans cet élan qui m’incite
à toujours être plus, c’est la puissance de l’infini qui « souffle ».
Il n’est donc aucun de nous qui ne soit pas réquisitionné par l’urgence de
cette œuvre d’avoir un monde sur le feu, un monde à faire, une certaine beauté
à construire, une certaine vérité à édifier, une justice à constituer (mais
peut-être une jurisprudence).
Si l’infini est Autre, on ne
peut faire autrement que donner à notre existence la norme extérieure et
transcendante de cet idéal à poursuivre par quoi se profile toujours à
l’horizon un futur à accomplir, mais si l’infini et la perfection sont en nous
ce dont nous sommes un certain « tour », une certaine modalité, je
n’ai plus à tendre vers le devoir d’être « quelqu’un de bien », je
n’ai plus qu’à jouir d’être déjà la perfection d’exister, d’en prendre
conscience, d’y consentir pour me sentir abonder dans l’effectivité de cette
puissance en acte et cette réalisation de soi ne peut se concevoir qu’en tant
que réalisation du Présent, comme le dit Plotin : « Le désir de vivre, en cherchant l’être, c’est du présent qu’il est
désir, si l’être est dans le présent. Même si l’on admettait qu’il veut le futur et ce qui va venir à sa
suite, il ne veut que ce qu’il a et ce qu’il est, et non pas ce qui est passé
et ce qui est sur le point d’être, mais ce qui est présent, il veut que cela
soit, ne recherchant pas le « pour toujours » mais que ce qui est là
à présent soit à présent. » (Ennéades, I, 5, 2).
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