dimanche 10 mars 2013

"Le Droit à l'insurrection - Texte d'Emmanuel Kant" (2)


3) Expliquer le texte
La révolte visant, au sein d’un état de droit, à destituer par l’usage de la force, l’autorité qui la régit est illégitime, indépendamment des actes commis ou des décrets imposés par cette autorité, car il est impossible au citoyen de cette République de revenir sur le contrat juridique par le biais duquel il a librement consenti aux principes de cet état de droit. Prendre les armes contre la constitution de la République dont on est citoyen, c’est revenir à l’impasse de cette dualité entre l’Etat et le peuple dans laquelle on ne voit pas pourquoi ce serait à l’un plutôt qu’à l’autre que le pouvoir reviendrait « de droit ». Cela reviendrait donc à en appeler à la force plutôt qu’au Droit. Cela ne signifie pas que nous sommes contraints de juger favorablement ou d’applaudir à toutes les décisions qui sont prises et appliquées au sein d’une république mais que les modalités de notre opposition ne peuvent à aucun moment dériver vers la violence physique. C’est bien là l’expression de la thèse défendue par Emmanuel Kant.
La façon dont le texte est construit crée un certain effet de crescendo. L’auteur essaie réellement de mettre à nu les ressorts de cette obéissance à la République en l’exprimant de la façon la plus claire et la plus logiquement indépassable. Une fois la thèse posée (première phrase), Kant circonscrit le champ de son application, comme s’il s’agissait pour lui de répondre d’avance aux objections qu’il sent se lever dans l’esprit de son lecteur : 
« -   Même si le chef de l’état trahit les principes et l’esprit de la Constitution qui l’ont porté au pouvoir ?
-       Oui »
Lorsque la portée de l’affirmation défendue par Kant est étendue jusqu’à ses implications les plus lourdes, les plus difficilement acceptables pour les esprits réfractaires à l’autorité que nous sommes, il est possible de lui donner un socle argumentatif dur, solide, inattaquable et c’est cette démonstration qu’ouvre la formulation : « En voici la raison ». Après s’être située sur le terrain politique, la réflexion se place alors dans l’ordre des raisons. Ce qui justifie en dernière instance que l’insurrection (la révolte) soit interdite, c’est qu’elle est contradictoire : si le chef d’un état de Droit a besoin d’un chef pour justifier qu’il soit le chef, en quoi est-ce un état de Droit ? Son autorité est légitime parce qu’elle le produit d’un accord et, une fois cet accord conclu, il est indépassable. Si l’on oppose qu’il est celui qui a fait perdre sa validité à cet accord en se comportant d’une façon contractuellement « non conforme », on oublie que le contrat inclue le fait qu’il soit le chef. Elire dans le cadre d’une procédure contractuelle et consentie un chef, c’est faire de la personne de ce chef la garantie même de validité du contrat. Ce n’est pas avec le chef que le peuple conclue un contrat mais avec les autres citoyens et la fonction du chef est « dans » le contrat.
Pour bien saisir le fond de la prise de position de Kant, il convient d’abord de la mettre en perspective avec la conviction de l’auteur selon laquelle le gouvernement de l’homme par l’homme est « la tâche la plus difficile à remplir de toutes » :
« L'homme est un animal qui, du moment où il vit parmi d'autres individus de son espèce, a besoin d'un maître. Car il abuse à coup sûr de sa liberté à l'égard de ses semblables, et, quoique, en tant que créature raisonnable, il souhaite une loi qui limite la liberté de tous, son penchant animal à l'égoïsme l'incite toutefois à se réserver dans toute la mesure du possible un régime d'exception pour lui-même. Il lui faut donc un maître qui batte en brèche sa volonté particulière et le force à obéir à une volonté universellement valable, grâce à laquelle chacun puisse être libre. Mais où va-t-il trouver ce maître ? Nulle part ailleurs que dans l'espèce humaine. Or, ce maître, à son tour, est tout comme lui un animal qui a besoin d'un maître. De quelque façon qu'il s'y prenne, on ne conçoit vraiment pas comment il pourrait se procurer pour établir la justice publique un chef juste par lui-même : soit qu'il choisisse à cet effet une personne unique, soit qu'il s'adresse à une élite de personnes triées au sein d'une société. Car chacune d'elles abusera toujours de la liberté si elle n'a personne au-dessus d'elle pour imposer vis-à-vis d'elle-même l'autorité des lois. Cette tâche est par conséquent la plus difficile à remplir de toutes ; à vrai dire sa solution parfaite est impossible ; le bois dont l’homme est fait est si noueux qu’on ne peut y tailler de poutres bien droites. »
On comprend bien le caractère inconditionnel de l’interdiction imposée par Kant quand on saisit l’extrême difficulté de cette question, voire son insolubilité. L’homme est constitué de deux natures qui s’opposent : raisonnable et égoïste. S’il comprend la nécessité d’une loi qui impose à chacun le respect d’un intérêt général, il sera toujours l’objet d’une pulsion égoïste qui l’incitera à privilégier son intérêt personnel. L’exercice supérieur d’une autorité s’appuie donc sur la faillibilité structurelle de l’être humain, sur son incapacité à suivre la voie dont il sait parfaitement, par ailleurs, qu’elle est la seule praticable. Le rôle du chef politique n’est pas de guider l’homme puisque il est assez intelligent pour savoir que la solution est le respect de la loi, mais de lui imposer, de l’extérieur, la nécessité de s’en tenir à ce qu’il sait bien intérieurement être la seule chose à faire. L’homme a donc besoin d’une transcendance, d’une instance supérieure qui le ramène à la raison.
Le poète latin Ovide affirmait : « Je vois le meilleur et je l’approuve mais je fais le pire. » L’adhésion de chacun de nous à la loi ne pose aucun problème du point de vue de la raison : « je vois le meilleur et je l’approuve » mais en tant qu’être humain soumis à nos pulsions, nous sommes enclins à contrarier cette adhésion : « je fais le pire ». Cette dualité problématique est inscrite, selon Kant, dans « le bois dont l’homme est fait », c’est-à-dire dans la « dualité-duplicité » de sa nature. Il n’existe pas d’homme dont la nature serait exclusivement raisonnable puisque nous sommes toujours aux aléas de notre sensibilité. Autant c’est par notre raison que nous sommes libres de vouloir, autant c’est par notre nature sensible que nous sommes incités, presque réduits à désirer. C’est bien là le fond de toutes les prises de position Kantiennes sur la loi et sur la morale : vouloir, c’est nécessairement vouloir le monde, c’est-à-dire vouloir construire un monde humain dans lequel toutes les conduites humaines seraient libres. Autrement dit, dés que nous voulons, nous sommes des sujets universels et nous acceptons le principe universel d’une loi humaine déterminant des conduites humaines construisant un monde humain. L’expression de notre pure bonne volonté est débarrassée de toute motivation d’ordre pathologique, c’est-à-dire subie, sensible.
Mais tout homme est également l’objet de désirs qui le « plombent », qui nous empêchent d’atteindre la pureté de cette bonne volonté universelle. L’exercice de pouvoir tourne ainsi à vide comme un cercle vicieux puisque tout homme a besoin d’un homme au-dessus de lui qui le ramène à la raison et ainsi de suite à l’infini. Il nous est impossible de trouver dans un homme un fond de nature non duelle, structurellement incorruptible.
Le texte que nous étudions définit pour Kant la seule possibilité de neutraliser les effets sournois de ce cercle vicieux. Et cette capacité est toute entière contenue dans cette expression : « dans une constitution civile déjà existante ». A la nature brute et directe de l’effet de contrainte produit par le pouvoir d’un état de fait il faut opposer le caractère inconditionnel de l’obéissance à l’état de Droit. Dans chacun des deux textes, Kant fait référence à deux formes d’hémorragie qui rendent impossible le gouvernement de l’homme par l’homme. Il y a celle de ce besoin d’autorité de l’animal qui a besoin d’un maître lequel est à son tour un animal et il y a également celle de ce peuple qui auto-légitimerait l’exercice de son autorité contre celle de l’état ou inversement. Dans ces deux cas, c’est la même impossibilité de droit qui est pointée par Kant, à savoir le fait de se donner à soi-même, de façon unilatérale et autoproclamée le droit d’être le droit (« être juge dans sa propre cause »). Il est impossible à une quelconque autorité d’être à la fois celle qui délègue et celle qui exerce le droit. C’est bien le principe même de la séparation des pouvoirs qui est à la base de la République.
Ce qui donne au peuple son statut d’acteur de la république, c’est justement le pouvoir de déléguer, le consentement à l’incarnation de sa volonté par un représentant. Il y a quelque chose de ce consentement par quoi s’opère dans le citoyen un processus d’arrachement à cette vie sensible, ressentie qui le maintenant dans une situation de dépendance à l’égard de ses pulsions et de ses affects. En un sens, on pourrait dire que sa volonté est moins ce qui est incarnée par le représentant que ce qui naît à partir de cette incarnation. Nous sommes animés par un mouvement qui, en tant que provoqué, est pulsion, en tant que provoquant, est volonté libre. L’homme c’est finalement pour Kant le mouvement que nous faisons pour être libre. On mesure à quel point la République, c’est-à-dire un état de Droit, constitue pour Kant la condition « sine qua non » d’un progrès.
Pour bien comprendre l’enjeu de ce contrat par lequel nous souscrivons en tant que citoyen à la constitution d’une république à laquelle il nous sera impossible de nous opposer physiquement, il faut réaliser son caractère « formel ». Ce contrat ne se définit pas par l’adhésion inconditionnelle aux lois (lois civiles) qui seront édictées dans le cadre de la Constitution, il se caractérise déjà par lui-même par le principe d’obéissance à la loi comme loi morale. Il est absolument impossible de vouloir que la forme même du contrat soit violée. Personne ne peut le vouloir parce que cela reviendrait à vouloir que cet acte par lequel un homme accorde à un autre le crédit d’être obligé par l’engagement qu’il vient de prendre soit lettre morte. Or quiconque veut ça veut la mort de la confiance, la disparition totale de la notion même de « lien », de « foi » dans les paroles d’Autrui, bref de « monde humain ».  Aucun monde humain ne peut se concevoir sans la capacité de pouvoir compter sur les affirmations d’Autrui (la culture, le langage, les traditions, la religion, la morale sont des pratiques, des disciplines et des habitudes fondées sur la notion de transmission, donc nécessairement à un certain niveau, de confiance établies entre les personnes reliées par ces transmissions).
Il est impossible de comprendre ici la pensée de Kant sans essayer de saisir l’origine de son « intransigeance », le fondement du caractère inconditionnel de l’interdiction de se révolter physiquement qu’il adresse à chaque citoyen d’une république. Or, on pourrait rendre compte de cette inconditionnalité en la justifiant sur trois arguments :
-       Comme nous l’avons vu, l’inexistence d’une solution exclusivement et positivement « bonne » à la question du gouvernement  impose une radicalité à l’application des principes de la République, particulièrement celui de la représentation. Il faut qu’il y ait une autorité et le fait que cette autorité soit justifiée à s’exercer par l’efficience d’un contrat juridique implique qu’une fois ratifiés, les principes du contrat soient universellement respectés.
-       Quelles sont les bases de la révolte ? Le mécontentement. Si nous prêtons une attention littérale à ce terme, nous réalisons qu’il sous-entend un présupposé particulièrement discutable, à savoir l’idée selon laquelle il reviendrait aux instances assurant le gouvernement du peuple d’assurer son bonheur. Selon Kant, le bonheur est un idéal de la sensibilité qui ne peut, de ce point de vue, prétendre à la moindre universalité (le bonheur est un état de satisfaction qu’on ne peut définir identiquement pour tous les hommes). Par contre la liberté est l’idéal même de l’universalité, parce qu’il est ce vers quoi fondamentalement tend notre raison. Les citoyens qui se révoltent sont, sans s’en rendre compte, en train de préférer cet esclavage dans lequel réside la soumission de notre raison à notre sensibilité au rapport inverse qui définit la liberté. Ils préfèrent jouir plutôt qu’être libres.
-         Enfin, l’argument le plus profond de cette inconditionnalité est celui de la loi morale et de son impératif catégorique. La maxime qui permet à chacun de nous de savoir si l’action qu’il prémédite est moralement bonne est la suivante : « Fais en sorte de toujours pouvoir ériger (construire) la maxime de ton action en maxime universelle. » Si, comme Raskolnikov, dans le roman de Dostoïevski « Crime et châtiment », j’envisage de tuer ma logeuse. Je dois me demander si la maxime de mon action : « tuer sa logeuse » pourrait faire usage de « loi ». Puis-je en étendre, en exporter l’efficience à la société dans son entier pour constituer, sur la base de ce principe, une entente, un monde humains ? Toute la force de la philosophie morale de Kant réside dans la compréhension de cette proposition : voler, mentir, trahir, duper, tuer sont de mauvaises actions parce qu’aucun monde humain de peut s’y constituer, rien d’universel ne peut s’y établir, y voir le jour. Là où il y a de l’homme, il y a nécessairement volonté de fonder de l’universel (il faut prendre le terme « fonder » au pied de la lettre : la liberté nous permet de faire émerger quelque chose de nouveau là où notre sensibilité nous noie dans la routine de l’habitude ancienne et soumise). Si Kant est aussi intéressé par la Révolution française, c’est parce que la déclaration des droits de l’homme est « universelle ». Je ne peux universaliser le principe de tuer sa logeuse. Il n’y a rien de fondateur d’un monde universel humain dans la motivation de cet acte.
Une action morale est une action qui pointe dans son principe vers l’horizon d’un universel humain. Elle porte un monde. Puis-je faire monde à partir de la motivation de mon action ? Celle-ci est-elle assez pure, assez désintéressée pour que tous les hommes, sans exception, puisse s’y reconnaître et s’y constituer humainement (dans tous les sens du terme humanité : quantitative, créer un ensemble) et qualitative, morale, être bon).
Appliquons ce principe d’excellence de la morale à la question difficile de gouvernement des hommes par les hommes, qu’obtenons-nous ? La Constitution Républicaine. Si nous nous interrogeons sur la nature morale de l’action du soulèvement contre un régime auquel j’ai souscrit en tant que citoyen par un contrat de droit, je perçois bien qu’elle est indéfendable. Il m’est impossible de vouloir que tous les citoyens prennent les armes contre le contrat qui les relie à la République, tout simplement parce que le principe moral et universel qui fait de mon action une bonne action, c’est déjà ce qui s’est engagé dans le contrat républicain. Finalement la notion même de contrat, c’est le fondement même de l’impératif catégorique. Se sentir engagé par sa parole, « tenu » par un acte, par une promesse, c’est rendre possible un monde humain, c’est-à-dire un monde qui s’élève de l’opacité brute et plastique des choses qui sont simplement « là ». Casser le lien avec la République, en voulant destituer un dirigeant indigne de sa charge, c’est rendre impossible ce monde que notre engagement contractuel de citoyen venait pourtant de fonder. Cela revient à dire : « je ne veux pas d’un monde humain ».

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