3)
Expliquer le texte
La révolte visant, au sein
d’un état de droit, à destituer par l’usage de la force, l’autorité qui la
régit est illégitime, indépendamment des actes commis ou des décrets imposés
par cette autorité, car il est impossible au citoyen de cette République de revenir
sur le contrat juridique par le biais duquel il a librement consenti aux
principes de cet état de droit. Prendre les armes contre la constitution de la
République dont on est citoyen, c’est revenir à l’impasse de cette dualité
entre l’Etat et le peuple dans laquelle on ne voit pas pourquoi ce serait à
l’un plutôt qu’à l’autre que le pouvoir reviendrait « de droit ».
Cela reviendrait donc à en appeler à la force plutôt qu’au Droit. Cela ne
signifie pas que nous sommes contraints de juger favorablement ou d’applaudir à
toutes les décisions qui sont prises et appliquées au sein d’une république
mais que les modalités de notre opposition ne peuvent à aucun moment dériver
vers la violence physique. C’est bien là l’expression de la thèse défendue par
Emmanuel Kant.
La façon dont le texte est
construit crée un certain effet de crescendo. L’auteur essaie réellement de
mettre à nu les ressorts de cette obéissance à la République en l’exprimant de
la façon la plus claire et la plus logiquement indépassable. Une fois la thèse
posée (première phrase), Kant circonscrit le champ de son application, comme
s’il s’agissait pour lui de répondre d’avance aux objections qu’il sent se
lever dans l’esprit de son lecteur :
« - Même
si le chef de l’état trahit les principes et l’esprit de la Constitution qui
l’ont porté au pouvoir ?
-
Oui »
Lorsque la portée de
l’affirmation défendue par Kant est étendue jusqu’à ses implications les plus
lourdes, les plus difficilement acceptables pour les esprits réfractaires à
l’autorité que nous sommes, il est possible de lui donner un socle argumentatif dur,
solide, inattaquable et c’est cette démonstration qu’ouvre la
formulation : « En voici la raison ». Après s’être située
sur le terrain politique, la réflexion se place alors dans l’ordre des raisons.
Ce qui justifie en dernière instance que l’insurrection (la révolte) soit
interdite, c’est qu’elle est contradictoire : si le chef d’un état de
Droit a besoin d’un chef pour justifier qu’il soit le chef, en quoi est-ce un
état de Droit ? Son autorité est légitime parce qu’elle le produit d’un
accord et, une fois cet accord conclu, il est indépassable. Si l’on oppose
qu’il est celui qui a fait perdre sa validité à cet accord en se comportant
d’une façon contractuellement « non conforme », on oublie que le contrat
inclue le fait qu’il soit le chef. Elire dans le cadre d’une procédure
contractuelle et consentie un chef, c’est faire de la personne de ce chef la
garantie même de validité du contrat. Ce n’est pas avec le chef que le peuple
conclue un contrat mais avec les autres citoyens et la fonction du chef est « dans » le contrat.
Pour bien saisir le fond de
la prise de position de Kant, il convient d’abord de la mettre en perspective
avec la conviction de l’auteur selon laquelle le gouvernement de l’homme par
l’homme est « la tâche la plus difficile à remplir de toutes » :
« L'homme est un animal qui, du moment où il vit
parmi d'autres individus de son espèce, a besoin d'un maître. Car il abuse à
coup sûr de sa liberté à l'égard de ses semblables, et, quoique, en tant que
créature raisonnable, il souhaite une loi qui limite la liberté de tous, son
penchant animal à l'égoïsme l'incite toutefois à se réserver dans toute la
mesure du possible un régime d'exception pour lui-même. Il lui faut donc un
maître qui batte en brèche sa volonté particulière et le force à obéir à une
volonté universellement valable, grâce à laquelle chacun puisse être libre.
Mais où va-t-il trouver ce maître ? Nulle part ailleurs que dans l'espèce
humaine. Or, ce maître, à son tour, est tout comme lui un animal qui a besoin
d'un maître. De quelque façon qu'il s'y prenne, on ne conçoit vraiment pas
comment il pourrait se procurer pour établir la justice publique un chef juste
par lui-même : soit qu'il choisisse à cet effet une personne unique, soit qu'il
s'adresse à une élite de personnes triées au sein d'une société. Car chacune
d'elles abusera toujours de la liberté si elle n'a personne au-dessus d'elle
pour imposer vis-à-vis d'elle-même l'autorité des lois. Cette tâche est par
conséquent la plus difficile à remplir de toutes ; à vrai dire sa solution
parfaite est impossible ; le bois dont l’homme est fait est si noueux
qu’on ne peut y tailler de poutres bien droites. »
On comprend bien le
caractère inconditionnel de l’interdiction imposée par Kant quand on saisit
l’extrême difficulté de cette question, voire son insolubilité. L’homme est
constitué de deux natures qui s’opposent : raisonnable et égoïste. S’il
comprend la nécessité d’une loi qui impose à chacun le respect d’un intérêt général,
il sera toujours l’objet d’une pulsion égoïste qui l’incitera à privilégier son
intérêt personnel. L’exercice supérieur d’une autorité s’appuie donc sur la
faillibilité structurelle de l’être humain, sur son incapacité à suivre la voie
dont il sait parfaitement, par ailleurs, qu’elle est la seule praticable. Le
rôle du chef politique n’est pas de guider l’homme puisque il est assez
intelligent pour savoir que la solution est le respect de la loi, mais de lui
imposer, de l’extérieur, la nécessité de s’en tenir à ce qu’il sait bien
intérieurement être la seule chose à faire. L’homme a donc besoin d’une
transcendance, d’une instance supérieure qui le ramène à la raison.
Le poète latin Ovide
affirmait : « Je vois le
meilleur et je l’approuve mais je fais le pire. » L’adhésion de chacun
de nous à la loi ne pose aucun problème du point de vue de la raison : « je vois le meilleur et je
l’approuve » mais en tant qu’être humain soumis à nos pulsions, nous
sommes enclins à contrarier cette adhésion : « je fais le pire ». Cette dualité problématique est
inscrite, selon Kant, dans « le bois dont l’homme est fait »,
c’est-à-dire dans la « dualité-duplicité » de sa nature. Il n’existe
pas d’homme dont la nature serait exclusivement raisonnable puisque nous sommes
toujours aux aléas de notre sensibilité. Autant c’est par notre raison que nous
sommes libres de vouloir, autant c’est par notre nature sensible que nous
sommes incités, presque réduits à désirer. C’est bien là le fond de toutes les
prises de position Kantiennes sur la loi et sur la morale : vouloir, c’est
nécessairement vouloir le monde, c’est-à-dire vouloir construire un monde
humain dans lequel toutes les conduites humaines seraient libres. Autrement
dit, dés que nous voulons, nous sommes des sujets universels et nous acceptons
le principe universel d’une loi humaine déterminant des conduites humaines
construisant un monde humain. L’expression de notre pure bonne volonté est
débarrassée de toute motivation d’ordre pathologique, c’est-à-dire subie,
sensible.
Mais tout homme est
également l’objet de désirs qui le « plombent », qui nous empêchent
d’atteindre la pureté de cette bonne volonté universelle. L’exercice de pouvoir
tourne ainsi à vide comme un cercle vicieux puisque tout homme a besoin d’un
homme au-dessus de lui qui le ramène à la raison et ainsi de suite à l’infini.
Il nous est impossible de trouver dans un homme un fond de nature non duelle,
structurellement incorruptible.
Le texte que nous étudions définit
pour Kant la seule possibilité de neutraliser les effets sournois de ce cercle
vicieux. Et cette capacité est toute entière contenue dans cette
expression : « dans une constitution civile déjà existante ». A
la nature brute et directe de l’effet de contrainte produit par le pouvoir d’un
état de fait il faut opposer le caractère inconditionnel de l’obéissance à
l’état de Droit. Dans chacun des deux textes, Kant fait référence à deux formes
d’hémorragie qui rendent impossible le gouvernement de l’homme par l’homme. Il
y a celle de ce besoin d’autorité de l’animal qui a besoin d’un maître lequel
est à son tour un animal et il y a également celle de ce peuple qui
auto-légitimerait l’exercice de son autorité contre celle de l’état ou
inversement. Dans ces deux cas, c’est la même impossibilité de droit qui est pointée
par Kant, à savoir le fait de se donner à soi-même, de façon unilatérale et
autoproclamée le droit d’être le droit (« être juge dans sa propre
cause »). Il est impossible à une quelconque autorité d’être à la fois
celle qui délègue et celle qui exerce le droit. C’est bien le principe même de
la séparation des pouvoirs qui est à la base de la République.
Ce qui donne au peuple son
statut d’acteur de la république, c’est justement le pouvoir de déléguer, le
consentement à l’incarnation de sa volonté par un représentant. Il y a quelque chose de ce consentement par
quoi s’opère dans le citoyen un processus d’arrachement à cette vie sensible,
ressentie qui le maintenant dans une situation de dépendance à l’égard de ses
pulsions et de ses affects. En un sens, on pourrait dire que sa volonté est
moins ce qui est incarnée par le représentant que ce qui naît à partir de cette
incarnation. Nous sommes animés par un mouvement qui, en tant que provoqué, est
pulsion, en tant que provoquant, est volonté libre. L’homme c’est finalement
pour Kant le mouvement que nous faisons pour être libre. On mesure à quel point
la République, c’est-à-dire un état de Droit, constitue pour Kant la condition « sine
qua non » d’un progrès.
Pour bien comprendre l’enjeu
de ce contrat par lequel nous souscrivons en tant que citoyen à la constitution
d’une république à laquelle il nous sera impossible de nous opposer
physiquement, il faut réaliser son caractère « formel ». Ce contrat
ne se définit pas par l’adhésion inconditionnelle aux lois (lois civiles) qui
seront édictées dans le cadre de la Constitution, il se caractérise déjà par
lui-même par le principe d’obéissance à la loi comme loi morale. Il est
absolument impossible de vouloir que la forme même du contrat soit violée.
Personne ne peut le vouloir parce que cela reviendrait à vouloir que cet acte
par lequel un homme accorde à un autre le crédit d’être obligé par l’engagement
qu’il vient de prendre soit lettre morte. Or quiconque veut ça veut la mort de
la confiance, la disparition totale de la notion même de « lien », de
« foi » dans les paroles d’Autrui, bref de « monde
humain ». Aucun monde humain ne
peut se concevoir sans la capacité de pouvoir compter sur les affirmations
d’Autrui (la culture, le langage, les traditions, la religion, la morale sont
des pratiques, des disciplines et des habitudes fondées sur la notion de
transmission, donc nécessairement à un certain niveau, de confiance établies
entre les personnes reliées par ces transmissions).
Il est impossible de
comprendre ici la pensée de Kant sans essayer de saisir l’origine de son
« intransigeance », le fondement du caractère inconditionnel de
l’interdiction de se révolter physiquement qu’il adresse à chaque citoyen d’une
république. Or, on pourrait rendre compte de cette inconditionnalité en la
justifiant sur trois arguments :
- Comme nous l’avons vu, l’inexistence d’une solution
exclusivement et positivement « bonne » à la question du
gouvernement impose une radicalité à
l’application des principes de la République, particulièrement celui de la
représentation. Il faut qu’il y ait une autorité et le fait que cette autorité
soit justifiée à s’exercer par l’efficience d’un contrat juridique implique
qu’une fois ratifiés, les principes du contrat soient universellement respectés.
- Quelles sont les bases de la révolte ? Le
mécontentement. Si nous prêtons une attention littérale à ce terme, nous
réalisons qu’il sous-entend un présupposé particulièrement discutable, à savoir
l’idée selon laquelle il reviendrait aux instances assurant le gouvernement du
peuple d’assurer son bonheur. Selon Kant, le bonheur est un idéal de la
sensibilité qui ne peut, de ce point de vue, prétendre à la moindre
universalité (le bonheur est un état de satisfaction qu’on ne peut définir
identiquement pour tous les hommes). Par contre la liberté est l’idéal même de
l’universalité, parce qu’il est ce vers quoi fondamentalement tend notre
raison. Les citoyens qui se révoltent sont, sans s’en rendre compte, en train
de préférer cet esclavage dans lequel réside la soumission de notre raison à
notre sensibilité au rapport inverse qui définit la liberté. Ils préfèrent
jouir plutôt qu’être libres.
-
Enfin,
l’argument le plus profond de cette inconditionnalité est celui de la loi
morale et de son impératif catégorique. La maxime qui permet à chacun de nous
de savoir si l’action qu’il prémédite est moralement bonne est la
suivante : « Fais en sorte
de toujours pouvoir ériger (construire) la maxime de ton action en maxime
universelle. » Si, comme Raskolnikov, dans le roman de Dostoïevski
« Crime et châtiment », j’envisage de tuer ma logeuse. Je dois me
demander si la maxime de mon action : « tuer sa logeuse »
pourrait faire usage de « loi ». Puis-je en étendre, en exporter
l’efficience à la société dans son entier pour constituer, sur la base de ce
principe, une entente, un monde humains ? Toute la force de la philosophie morale de Kant réside dans la
compréhension de cette proposition : voler, mentir, trahir, duper, tuer
sont de mauvaises actions parce qu’aucun monde humain de peut s’y constituer,
rien d’universel ne peut s’y établir, y voir le jour. Là où il y a de l’homme, il y a nécessairement volonté de fonder de
l’universel (il faut prendre le terme « fonder » au pied de la
lettre : la liberté nous permet de faire émerger quelque chose de nouveau
là où notre sensibilité nous noie dans la routine de l’habitude ancienne et
soumise). Si Kant est aussi
intéressé par la Révolution française, c’est parce que la déclaration des
droits de l’homme est « universelle ». Je ne peux universaliser le
principe de tuer sa logeuse. Il n’y a rien de fondateur d’un monde universel
humain dans la motivation de cet acte.
Une action morale est une
action qui pointe dans son principe vers l’horizon d’un universel humain. Elle
porte un monde. Puis-je faire monde à partir de la motivation de mon
action ? Celle-ci est-elle assez pure, assez désintéressée pour que tous
les hommes, sans exception, puisse s’y reconnaître et s’y constituer
humainement (dans tous les sens du terme humanité : quantitative, créer un
ensemble) et qualitative, morale, être bon).
Appliquons ce principe
d’excellence de la morale à la question difficile de gouvernement des hommes
par les hommes, qu’obtenons-nous ? La Constitution Républicaine. Si nous
nous interrogeons sur la nature morale de l’action du soulèvement contre un
régime auquel j’ai souscrit en tant que citoyen par un contrat de droit, je
perçois bien qu’elle est indéfendable. Il m’est impossible de vouloir que tous
les citoyens prennent les armes contre le contrat qui les relie à la
République, tout simplement parce que le principe moral et universel qui fait
de mon action une bonne action, c’est déjà ce qui s’est engagé dans le contrat
républicain. Finalement la notion même de contrat, c’est le fondement même de l’impératif
catégorique. Se sentir engagé par sa
parole, « tenu » par un acte, par une promesse, c’est rendre possible
un monde humain, c’est-à-dire un monde qui s’élève de l’opacité brute et plastique
des choses qui sont simplement « là ». Casser le lien avec la
République, en voulant destituer un dirigeant indigne de sa charge, c’est
rendre impossible ce monde que notre engagement contractuel de citoyen venait
pourtant de fonder. Cela revient à dire : « je ne veux pas d’un
monde humain ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire