C’est la raison pour
laquelle l’auteur insiste autant sur la notion d’essais. Le scientifique émet
une hypothèse que les expériences vont sans cesse s’appliquer à corriger de
telle sorte que c’est par un perpétuel travail d’épuration que l’hypothèse
gagne en validité sans jamais s’imposer comme vérité. C’est exactement dans ce
travail patient et inachevé d’approximation que réside la science. Popper
reprend les acquis de cette nouvelle conception de la science théorisée par
Emmanuel Kant tout en modérant ses conclusions car s’il est vrai que l’on
n’apprend rien de la nature en enregistrant passivement « des
données », les questions que nous lui poserons et auxquelles elles ne
pourra répondre que par oui ou par non seront toujours nées d’abord dans un
esprit humain, de telle sorte que les lois que nous voyons se concrétiser dans les
faits s’effectuent moins dans la réalité de la nature que dans ce fond de
supposition d’un esprit scientifique structurellement
« inquisiteur ».
C’est bien là la question la
plus épineuse et la plus pressante de l’expérimentation scientifique. Lorsqu’un
chercheur construit un protocole expérimental qu’il soumet au verdict de
l’épreuve des faits. Quel statut peut-on accorder au phénomène qui se
produit ? Est-il l’aboutissement d’un raisonnement humain ou l’effectuation de la nature ?
Existe-t-il dans la nature des lois dont c’est le travail du scientifique de
les découvrir, de les mettre à jour par la pertinence de ses questions, ou bien
la nature est-elle comme une page blanche sur laquelle ne s’inscrit que ce que
l’on y écrit « autoritairement » ?
Karl Popper a été marqué par
la pensée de Hume dont la philosophie remet totalement en cause la notion de
causalité. Par exemple, je vois qu’à 100 degrés, l’eau bout et l’homme en
déduit la théorie selon laquelle toute eau dont on fait monter la température
jusqu’à 100 degrés bout, comme s’il s’agissait là d’une loi de la nature, d’un
« donné ». Mais n’est-ce pas l’homme qui a fait de cette coïncidence
au sens littéral une loi ? N’est-ce pas dans l’esprit de l’homme qu’un
rapprochement a été interprété comme l’efficience d’une causalité ? L’eau
est à 100 degrés « et »
elle bout. Quand nous croyons à l’efficience d’une loi dans la nature et
qu’alors, en suivant les réquisits de cette loi, nous faisons advenir un
fait : de l’eau bouillante, par exemple, que voyons-nous exactement ?
La confirmation d’une théorie selon laquelle il y a une loi dans la nature qui
fait bouillir tout liquide à 100 degrés, ou bien le point culminant d’une
croyance, d’un engagement dans la très forte probabilité que l’eau bout par
l’entremise de laquelle s’il ne fait aucun doute que l’eau bout effectivement,
la question du pourquoi demeure incessamment ouverte ne serait-ce que parce que
l’on ne peut être absolument sûr qu’elle bout seulement à cause des cent
degrés ? En d’autres termes qu’est-ce que l‘expérience prouve
vraiment ? Que la nature « fonctionne selon des lois », ou bien
qu’on peut lui faire dire n’importe quoi à condition d’y croire suffisamment,
c’est-à-dire expérimentalement ?
L’expérience de Young sur la
nature de la lumière connue sous le nom « des deux fentes » répond à
cette question tout en nous plongeant dans un grand trouble. Pour la décrire
dans toute l’amplitude de ce que ses conclusions nous conduisent à reconnaître,
il convient peut-être comme le fait le philosophe des Sciences Etienne Klein
dans son livre : « Petit voyage dans le monde des quanta »
de situer exactement son protocole dans le cadre de la grande question de
savoir si la nature de la matière est ondulatoire ou corpusculaire.
Représentons-nous un canon à billes qui envoie ses projectiles contre un mur
comprenant deux brèches A et B. Derrière le mur un casier recueille les billes
qui ont traversé la paroi par l’une ou les deux brèches. Si nous appelons P1 la
répartition des billes recueillies dans les casiers lorsque la brèche A est
ouverte et P2 celle des billes qui sont passés lorsque la brèche B est ouverte,
on peut raisonnablement en déduire qu’on trouvera en P 12 (brèches A et B
ouvertes) une répartition correspondant à P1 + P2. La bille évidemment
correspond au modèle corpusculaire des particules de matière.
Imaginons maintenant la même
expérience avec des vagues. Une digue percée de deux ouvertures laisse passer
les vagues occasionnées par un choc, comme le plongeon d’un corps qui se produit
devant le barrage. Derrière, des bouées auront pour tâche de donner idée de
l’amplitude des vagues, de les mesurer au même titre que les casiers avec les
billes. On constatera alors que P1 + P2 n’est pas égal à P12, c’est-à-dire que
le mouvement de montée et de descente observable sur les bouées ne sera pas
supérieur lorsque les deux brèches seront ouvertes à celui qui se produit
lorsque l’un des deux seulement l’est, tout simplement parce qu’entre les deux
trains de vagues passant par A et par B s’effectueront des interférences,
l’effet d’onde de l’une neutralise l’effet d’onde de l’autre.
Nous disposons ainsi d’un
critère d’observation expérimentale très fiable pour savoir si tel ou tel flux
d’énergie est de nature corpusculaire ou ondulatoire. Projetons un rayon de
lumière contre un mur à deux fentes et réalisons la même expérience, nous
observerons que P1+P2 n’est pas égal à P12, ce qui semblerait donc accréditer
cette idée selon laquelle la nature de la lumière est ondulatoire mais si nous
partons du principe selon lequel elle est corpusculaire et installons juste
derrière le mur un laser permettant de savoir quels sont les photons qui
passent par la brèche A et quels sont ceux qui passent par la brèche B, nous
verrons alors sur la plaque sensible recouverte d’un produit qui blanchit au
contact des photons des points (donc accréditant l'hypothèse corpusculaire)
En premier lieu, ce que
cette expérience prouve, c’est que le résultat change selon l’idée préconçue
que le protocole expérimental a pour mission de tester. On ne peut plus faire
comme si il existait « en face » du chercheur » une réalité
qu’une expérience pourrait « objectivement » interroger. La réalité
n’attend pas qu’on lui demande quelque chose pour révéler ce qu’elle a toujours
été. La nature du fait observé est déterminée par le fait qu’on l’observe. Par
conséquent le scientifique ne fait pas mouvement vers une nature qu’il
interroge comme un interlocuteur extérieur, contrairement à ce que dit Kant
parce que c’est toujours déjà dans la réalité à observer que le savant fait son
expérimentation. Il ne pose pas une question à la nature, il pose une question
dans un milieu avec lequel il est nécessairement en interaction. Bref on n’agit
jamais « sur… » mais toujours « dans… ».
En second lieu, elle
confirme la thèse de Popper selon laquelle une hypothèse confirmée ne peut
d’aucune façon être considérée comme une vérité ou comme une loi. Elle est le
produit logique d’un présupposé qui a informé un processus expérimental et fait
advenir un fait scientifique selon l’idée du chercheur. « Un fait
scientifique dit Canguilhem, c’est ce que fait la science en se faisant ».
Des interférences observées sur l’écran détecteur, nous pourrions dire
exactement la même chose. Ce n’est pas ce que la nature révèle mais ce que le
scientifique fait advenir en partant du principe expérimental d’une lumière
ondulatoire.
Enfin, elle pose la question
du statut des hypothèses confirmées, sont-elles « valides », comme le
dit Popper, ou purement fictives. Ces expériences au cours desquelles les
chercheurs font advenir un certain type de phénomènes sont-elles autre chose
que de purs processus de création dans lesquels les scientifiques font passer
une conjecture dans la réalité au fil d’un faux processus de questionnement
(faux parce que ce ne serait plus de questionnement dont il s’agirait ici mais
purement et simplement de production) ?
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