samedi 9 novembre 2013

"A-t-on le droit de punir?"


Lorsque qu’un acte violent est commis dans un état de droit, nous considérons que « quelque chose » doit être fait afin de marquer clairement la nature véritable du milieu dans lequel cette agression a eu lieu. Si nous existions dans un monde exclusivement « physique » dans lequel ne prévaudrait aucune exigence de justice, l’action violente ne produirait aucune réaction de la part des hommes, nous l’accepterions parce qu’elle ne se distinguerait en rien de la modalité habituelle d’apparition des faits, des orages, des catastrophes naturelles. Quand nous disons que nous avons le droit de faire telle ou telle chose, nous signifions qu’une autorisation accompagne une puissance : j’ai la capacité physique de marcher sur le sol de tel espace public et, « en plus », j’en ai l’autorisation légale, mais si j’étais privé de cette dernière, je ne pourrais pas exercer ma puissance physique de marcher. Comprendre que nous vivons dans un état de droit, c’est réaliser que ce n’est pas parce que je peux physiquement que je peux légalement. Tout exercice de puissance qui ne s’effectue pas dans le cadre légal d’une autorisation, d’un « visa » s’exclue du droit. 

De ce point de vue un délinquant se caractérise par l’expression d’une puissance brute : « puisque je peux, je peux ». La punition a donc pour objectif de rappeler le délinquant à la réalité d’un ordre, d’un milieu régi par autre chose que l’expression de la force. Il faut faire réaliser à cette personne l’activation d’une autre nature de nécessité que celle de la puissance brute, de la contrainte. Mais tout le problème vient précisément de ce que la punition ne peut pas rappeler celui qui s’est rendu coupable d’un acte de contrainte à un monde de droit sans exercer à son tour une contrainte : enfermement, amende, dans certains pays, la mort. La punition jouit donc d’un statut particulier, ambigu, « limite » parce qu’elle est à la fois « missionnée » par un état de droit mais qu’elle s’exerce selon une modalité identique en tout point à l’action même qu’elle sanctionne. Est-il légitime d’opposer à la violence du délit la violence légale de la punition ? S’il y a du droit, c’est justement pour s’opposer à la force, mais la punition, en tant que recours à la force du droit, pose la question de savoir si finalement le droit ne se réduirait pas, en dernière instance, à un certain usage « déguisé » de la force.
Que voulons-nous dire lorsque nous affirmons que nous vivons dans un état de droit ? Que le milieu dans lequel nous vivons n’est pas celui de la nature, c’est-à-dire n’est pas le simple théâtre de la pure libération physique de forces qui s’exercent aveuglément. La différence entre un être humain et un élément de la nature tient au fait que nous sommes conscients de nos actes et conséquemment que nous en sommes les maîtres. Nous agissons volontairement parce que nous sommes libres. Cela signifie que rien ne nous détermine à faire ceci plutôt que cela. Une action libre est un acte qui n’est commandé par rien d’autre que la volonté de celui qui l’accomplit. Cela signifie que nous sommes libres lorsque nous ne nous laissons influencer par rien d’autre que notre volonté de sujet.

Mais comme le dit Kant, nous sommes aussi des êtres sensibles, susceptibles de nous laisser guider par des intérêts, des sentiments, des satisfactions d’ordre physique. Lorsque nous laissons des motivations d’ordre sentimental ou physique prévaloir dans nos actions, nous n’agissons plus librement. Telle personne, en grande difficulté financière, vole pour manger. Lors de son procès elle invoque cette extrémité pour « justifier » son délit. Sur quoi fonder le droit de la punir puisque, en effet, elle ne pouvait pas faire autrement pour vivre ?
Nous comprenons bien la motivation que cette personne utilise comme prétexte à la faute qu’elle a commise, mais la philosophie d’Emmanuel Kant nous fait également réaliser que ce prétexte, aussi justifié qu’il puisse nous apparaître de prime abord (survivre), est fallacieux dans la mesure où il revient à se situer exactement dans un autre monde que celui du droit. Elle s’exclue d’elle-même de la communauté d’êtres humains dotés de conscience et de volonté. Elle n’a pas seulement commis une infraction au Droit, elle nie le fait qu’un état de droit puisse s’installer dans un monde naturel exclusivement régi par des forces. J’ai été « forcée » de voler. C’est comme si cette personne se mettait d’elle-même au même rang que ces éléments naturels qui ne font que « ce qu’ils peuvent faire » dans un univers purement déterminé. Elle refuse d’être ce qu’elle est, c’est-à-dire une personne humaine dotée, du fait de sa conscience, d’un « statut » de personne libre et responsable.
Ce qui caractérise une personne « morale », libre, réside dans la nature inconditionnée de ce qui motive ces actions. Selon Kant, autant les actions d’un animal sont toujours causées par des conditions préalables et extérieures (dépendance), autant celles d’un homme ne trouvent leur origine que dans le libre arbitre de sa condition d’être doué de raison. C’est cet « inconditionné », c’est-à-dire cette capacité des êtres libres de s’arracher au déterminisme de leur milieu qui leur permet de « créer » des initiatives, c’est-à-dire d’agir gratuitement, de faire apparaître un nouveau régime de motivations d’actions qui ne s’inscrit plus dans la continuité d’un milieu physique mais fait advenir un monde où « vouloir » devient possible.

Mais concrètement comment ce nouveau régime de motivations d’actions va-t-il pouvoir s’installer ? Comment agir de façon désintéressée dans un univers régi par du déterminisme et des chaînes mécaniques de causalité ? La réponse de Kant tient en un mot : la loi. Nous nous trompons en pensant que les prescriptions de la loi réduisent notre liberté, car le propre d’une loi tient à valoir pour tout le monde, c’est-à-dire que sa forme même est à l’image de cet « inconditionné » par le biais duquel nous nous arrachons à un monde sensible où tout est déterminé pour faire advenir un monde de raison dans lequel une action volontaire devient possible. Agir en tant qu’homme, en tant qu’être raisonnable, c’est vouloir « vouloir », c’est-à-dire faire advenir un « régime de motivation » dans lequel une action détachée d’intérêts sensibles est possible.
Or une motivation désintéressée est une motivation universelle. Respecter la loi n’est pas du tout se soumettre à une contrainte qui vient de l’extérieur, c’est plutôt laisser s’exprimer de soi cette partie raisonnable qui souhaite agir librement là où notre partie sensible inclinerait seulement à réagir passivement. Ainsi, par exemple, la loi qui m’interdit de fumer ne me contraint qu’apparemment car en s’appliquant universellement à tous les membres de la communauté, elle est l’expression de cette partie de moi désintéressée, libre et raisonnable. Nous nous laissons aveugler par ce que la loi nous commande sans nous apercevoir qu’il est impossible que ce qu’elle est formellement ne puisse pas venir d’ailleurs que de nous, c’est-à-dire de cette part de nous qui est la seule à être capable de fonder un régime de motivation libre.

Nous comprenons mieux maintenant ce qui, pour Kant, doit amener le législateur à punir le délinquant même (et en un sens surtout) quand il affirme qu’il n’avait pas le choix, car cette apparente « excuse » se définit plutôt comme une exclusion. « Ne pas avoir le choix », c’est remettre en cause son statut de personne morale, libre et responsable, c’est revenir de ce monde dans lequel on « peut vouloir » pour se complaire dans une dimension où on ne peut faire que « ce qu’on peut ».  Il « faut » punir parce que le délinquant s’est exclu de lui-même d’un état de droit et s’est satisfait d’un monde physique au sein duquel il ne peut plus revendiquer le statut d’homme. C’est donc aux lois d’aller « physiquement » repêcher le délinquant pour le détacher de cette dimension physique et le réhabiliter dans son statut de sujet de droit libre et responsable. Celui qui s’est rendu coupable d’un délit ne veut pas vouloir mais le laisser dans cette situation c’est non seulement renoncer à le rétablir dans son humanité, c’est aussi remettre en cause la notion même d’humanité. Le monde physique et l’état de droit ne peuvent pas se répartir de façon compatible et équitable l’ordre des motivations humaines. Dans le geste de la punition, le droit se voit en quelque sorte sommé de s’appliquer à la force pour ce qu’il est, c’est-à-dire impératif : « la punition dit Kant est un impératif catégorique car si la justice disparaît, c’est chose sans valeur que le fait que les hommes vivent sur terre. »
On ne saurait mieux poser la nature même de la nécessité du droit qui consiste à s’opposer à la nature physique d’un monde de pure contrainte. Ce n’est pas la nature du droit que d’user de violence, mais c’est la nature du droit d’être le droit, et cela impose qu’il fasse violemment échec à la violence d’où la punition.

C’est exactement le sens de la proposition de Hegel lorsque il affirme que « la punition est un droit pour le criminel car il est ainsi reconnu comme un homme à part entière (et non comme un animal ou un enfant), comme une dignité dont la volonté raisonnable ne peut que vouloir la négation de son indignité. La punition est la négation d’une négation, ce qui institue le sujet comme sujet majeur. » Le délinquant ne veut pas de cette liberté qu’un état de droit ne peut pas ne pas lui reconnaître. Mais tout le problème vient du fait qu’il est impossible pour l’autorité légale de reconnaître la liberté du délinquant sans la lui imposer de force par la punition : « Quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps, ce qui ne signifie pas autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre. » - Rousseau
Le droit de punir se fonde finalement sur le droit du droit de ramener le délinquant à son statut d’être humain, c’est-à-dire raisonnable et surtout libre. Un état de droit n’a pas le droit de laisser l’un de ses membres se mépriser lui-même au point de se dérober à la vérité de ce qu’il est. Rien ne peut justifier le terme « catégorique » dans la phrase d’Emmanuel Kant, ni celui de « forcer » dans la formulation de Rousseau, si ce n’est cet impératif de remettre l’homme dans le droit chemin de sa nature. Le délinquant se défausse, se décale de la justesse de sa position « fondamentale ». Etre responsable: c’est ce que tout homme « est » nous pourrions dire « ontologiquement » (ce terme désigne l’être « propre » d’une créature, indépendamment des circonstances accidentelles, ce en quoi il consiste authentiquement).

« Responsable » vient du latin « responsa » qui signifie réponse. L’être humain a nécessairement à répondre de ses actes parce qu’il ne peut comme l’animal ou la pluie agir « aveuglément ». Ce qu’il fait ne saurait se réduire simplement à « être fait », à s’effectuer dans une dimension dans laquelle ne cesse de se produire des évènements, cela même que nous appelons la « réalité ». Nous ne songeons pas à assigner le fait qu’il pleuve à un autre sujet que ce fait même : « pleuvoir ». Mais qu’un homme lève  le doigt, se mouche, se racle la gorge, prenne la parole ou a fortiori en frappe un autre et immédiatement, nécessairement, nous allons considérer cet acte comme signé, assignable à quelqu’un. C’est exactement à ce niveau là qu’il convient de situer la « responsa » de la responsabilité. Qu’un homme nous dise qu’il n’a pas fait « exprès » ou bien que ce n’est pas de sa faute s’il a commis cette violence et, de deux choses l’une : soit le tribunal le reconnaît comme irresponsable et lui impose l’internement dans un établissement psychiatrique (ce qui revient juridiquement à le destituer de son statut de personne morale, c’est ce qui impose, dans le langage du droit d’être soumis à la tutelle d’une autre personne), soit la sanction pénale va, par la force, contraindre l’accusé à assumer ce statut d’être humain responsable, c’est-à-dire fondamentalement différent dans sa  nature de la pluie ou de l’animal.

Tout se joue donc dans ce moment basculement  de la punition légale car, si nous comprenons bien le fondement des conceptions Kantienne et Hégélienne de la sanction qui finalement consiste à poser « qu’il y a de l’homme » dans l’univers, c’est-à-dire que l’humanité se définit dans l’affirmation de la nature assumable d’une action (dans ce cas la punition, c’est l’effet de contrainte justifié imposés aux hommes qu’ils sont des hommes), nous réalisons aussi que ce présupposé n’est pas aussi évident qu’il y paraît. Qu’agir soit assumable n’est pas une affirmation incontestable. Exister ne saurait en aucune façon être le produit de notre volonté personnelle. Il est très possible que cette notion de responsabilité soit une interprétation artificiellement « plaquée » sur des actes dont il est impossible qu’un homme soit vraiment l’auteur. Dans cette nouvelle perspective, la punition n’est plus le moment crucial au cours duquel la liberté humaine se récupère, revient à la raison, est réinvestie de force par un sujet que la violence avait détourné de l’authenticité de son être. Elle se réduit, au contraire, à un acte de violence pure, celui par le biais duquel une conception complètement illusoire de la liberté de l’homme s’impose et s’entête inutilement à se fonder dans la souffrance, dans la marque et dans l’exclusion du délinquant. Loin d’être fondé sur le droit, la punition décrit cette faille, cette brèche par l’ouverture de laquelle se donne à voir l’absence totale de fondement du droit, lequel n’a pas d’autre issue que de s’exacerber, de s’exaspérer inutilement dans la surenchère de cruauté et de brutalité. De ce point de vue, la peine de mort manifeste au plus haut point. Si le droit a besoin de « s’auto justifier » par la punition en tant que force, ne serait-ce pas parce que finalement, elle n’est rien d’autre que cela ? 

C’est bien là tout  le sens de l’analyse menée par Michel Foucault de l’exécution de Damiens le régicide, en 1757 : « l’excès même des violences exercées est une pièce de sa gloire : que le coupable gémisse et crie sous les coups, ce n’est pas un à-côté honteux, c’est le cérémonial même de la justice se manifestant dans sa force. » Les souffrances imposées au condamné sont effectivement trop hallucinantes, trop sadiques pour ne pas faire signe d’une tentative désespérée du droit de se justifier par lui-même. Il faut s’inscrire physiquement dans la chair du condamné pour « faire impression », dans tous les sens de ce terme, c’est-à-dire pour s’incarner dans la matière de sa seule vraie consistance : le spectacle de la violence.
Nous comprenons que la question fondamentale autour de laquelle peuvent s’articuler les arguments en faveur du droit de punir et ceux qui s’opposent à lui est finalement la suivante : exister, est-ce une expérience assumable ?
Le philosophe allemand Nietzsche répond très clairement : « Non » à cette question, mais sa prise de position s’appuie sur le fait historique que l’on peut faire la généalogie de cette notion de liberté, c’est-à-dire montrer qu’elle n’est apparue qu’à une certaine époque du développement des sociétés humaines et ne saurait, à ce titre aspirer à la moindre pertinence « de fond ». En effet, il suffit qu’une valeur puisse être datée pour qu’on la ramène à un événement, lui-même causé par d’autres évènements. Ce n’est donc plus une valeur, c’est un fait. La perspective de Nietzsche consiste à poser que les idéaux qui guident une civilisation ne sont isolés en rien des circonstances historiques de leur naissance et de leur déploiement. Nous n’avons jamais d’autres idées que celles que le contexte historique de notre époque rend « possibles ».

Dans son livre « la généalogie de la morale ». Nietzsche prouve que c’est finalement tardivement que la punition s’est vue investie de ce « devoir » d’imposer, par la force, au délinquant la liberté de statut qui lui revient de droit. « Cette idée, aujourd’hui si générale et en apparence si naturelle, si inévitable, cette idée qu’on a du mettre en avant pour expliquer comment le sentiment de justice s’est formé sur terre, je veux dire l’idée que « le criminel mérite le châtiment parce qu’il aurait pu agir autrement » est, en réalité, une forme très tardive et même raffinée du jugement et du raisonnement chez l’homme ; celui qui la place au début se méprend grossièrement sur la psychologie de l’humanité primitive. Pendant la plus longue période de l’histoire humaine, ce ne fut absolument pas parce que l’on tenait le malfaiteur pour responsable de son acte qu’on le punissait : on n’admettait donc pas que seul le coupable devait être puni : on punissait plutôt comme aujourd’hui encore les parents punissent leurs enfants, poussés par la colère qu’excite un dommage causé et qui la font passer sur l’auteur du dommage (faute de mieux), mais cette colère est maintenue dans certaines limites et modifiée par l’idée que tout dommage trouve quelque part son équivalent, qu’il est susceptible d’être compensé, fût-ce même par une douleur que subirait l’auteur du dommage. »

La punition s’est longtemps imposée à l’homme comme n’étant absolument pas tenue de faire réaliser au malfaiteur sa responsabilité quant aux dommages qu’il a occasionnés. Autrement dit, ce principe en vertu duquel il convient de faire subir à celui qui a commis une violence la peine qui correspond à la souffrance et aux troubles dont il est la cause (c’est ce que l’on appelle la justice corrective et qui trouve sa plus lointaine origine, en occident, dans la loi du Talion) ne s’est pas toujours justifiée de la prise de conscience par le condamné de sa liberté. Il s’agissait plutôt d’établir un régime de compensation, par le biais duquel la colère engendrée par le délit trouvait dans une manifestation extérieure une sorte « d’écho ». Ce que Nietzsche soutient ici, c’est finalement l’idée selon laquelle la notion de responsabilité pénale, si droite et si policée dans la forme de son application ainsi que dans l’expression de sa pertinence juridique est en réalité le dernier « avatar » de la nécessité pour l’homme d’imposer à son milieu des traces tenant lieu de « répondant » au préjudice subi. Ce n’est pas du tout pour que le délinquant « comprenne » que le châtiment est apparu mais pour que s’impose aux hommes et par eux un monde de la mesure et du prix dans lequel rien ne puisse s’effectuer « gratuitement ».
La justice n’est que le dernier moment d’un processus de vengeance dont l’existence repose sur un sens de la proportion. Il « faut » que les actes qui touchent l’homme se produisent dans une dimension qui ne les annule pas. Se venger du dommage que l’on a subi, c’est finalement rétablir « les plateaux de la balance » comme si tout, en cette vie, était affaire de poids, de mesure, de « ratio » (raison en latin) c’est-à-dire de « portion ». La dernière scène du film de David Fincher « Seven » est, de ce point de vue, particulièrement Nietzschéenne. Le détective David Mills est en situation de tuer John Doe dont il vient d’apprendre très brutalement qu’il venait de tuer sa femme enceinte. Mais il faut bien saisir le contexte de cette scène qui consiste d’une part dans le fait que Mills est officier de police (donc représentant de la justice légale) et, d’autre part, dans le sens des crimes de John Doe qui suivent le schéma des « sept péchés capitaux ».

Tout le propos biblique de John Doe est finalement de prouver que la société ne repose que sur les péchés, c’est-à-dire ne fait que suivre et alimenter les implications de la corruption humaine. Si Kant et Hegel avait raison, alors le représentant de la loi punirait le délinquant afin qu’il reprenne possession de son statut d’être libre, mais pour cela, il faudrait qu’il puisse se détacher de cette efficience physique de la compensation, c’est-à-dire de la « colère », septième péché capital que John Doe, de façon machiavélique, a choisi d’illustrer dans la scène de son propre meurtre de la main armée du policier. Se payer de la souffrance qu’on subit par la libération de la violence qu’on inflige : ce n’est ni juste, ni normal, c’est simplement la manifestation d’une efficience violente, compensatoire et civilisatrice fondamentale qui est l’origine même de la notion de justice. Mills ne peut pas subir la violence du meurtre de sa femme sans libérer à son tour de la violence, « a fortiori » quand il est armé devant le meurtrier menotté. Mais cet « a fortiori » est important. Il y a quelque chose d’un pur flux de violence qui suit son cours de John Doe à David Mills, indépendamment des personnes mais le fait que l’un soit l’assassin de la femme de l’autre rationalise a posteriori l’expression de cette violence. C’est exactement ça la justice pour Nietzsche, cette rationalisation tardive d’un mouvement de compensation violent éprouvé à l’égard d’un dommage subi.

On pourrait tout aussi bien citer ici le héros de la série Dexter qui, formé par son père à tuer des criminels, répète à plusieurs reprises qu’il corrige les failles de l’appareil pénal. Les lois ne suffisent pas et ses meurtres prennent prétexte du mal commis par ses victimes pour se justifier mais en même temps, ces exécutions sont toujours décrites et ressenties par le héros comme le fruit d’une addiction. On pourrait dire qu’il existe trois niveaux d’interprétation de la punition dans cette série : celui qui se justifie légalement, celui qui se justifie selon le critère du code en vigueur chez les Morgan Père et fils (adoptif), et enfin celui d’une pure et simple libération de violence gratuite faisant écho au traumatisme subi par Dexter à trois ans, le meurtre commis devant lui de sa mère. Mais dans ses trois niveaux, c’est une seule et même efficience qui se libère avec des niveaux d’intensité étagés : celui d’une violence qui exige rétribution. Dans cette perspective, le droit de punir ne repose que sur le fond physique de cette logique de la compensation et l’expression est finalement impropre puisque c'est la notion même de "droit" qui se voit remise en cause, nous n’avons pas le droit de punir, nous en avons « l’instinct ». Punir est l’expression de la violence.

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