samedi 2 novembre 2013

"Comprendre la violence, est-ce la justifier?"



La violence qualifie un acte de brutalité commis volontairement aux dépens d’une ou de plusieurs personnes. On entend parler parfois de la violence d’un orage ou d’un ouragan, et nous saisissons, à cette occasion, le sens véritable de la question posée car il ne viendrait à personne l’idée selon laquelle comprendre la virulence d’un phénomène naturel revendrait à la justifier. La violence infligée par des humains à d’autres humains est beaucoup plus problématique. Pourquoi ? Tout simplement parce que le sujet violent « aurait pu » ne pas l’être, ce qui n’est pas le cas de l’ouragan qui lui-même ne consiste que dans la conjonction de données météorologiques. Nous pouvons saisir en examinant les circonstances de l’acte agressif exécuté par une personne des éléments qui expliquent son geste mais nous lui reconnaissons, en tant que personne, la capacité de ne pas se laisser entièrement soumettre par leur influence. Autrement dit, nous la considérons comme un sujet libre devant assumer la responsabilité de ses actes.
Entre l’interprétation que nous faisons des dégâts causés par un ouragan et celle des dommages engendrés par la volonté d’un homme, il y a exactement la différence qui distingue les deux sens que nous assignons à la notion de loi : naturelle et légale. La tempête est soumise à un enchaînement de causalités physiques. Il y a des lois dans l’univers et c’est en vertu de ces lois qu’il y a de la pluie, du vent, des raz de marées. Les comprendre permet aux scientifiques d’expliquer et même de prévoir les phénomènes météorologiques. Mais les lois qui s’appliquent aux hommes sont évidemment de nature bien différente : elles ne relient pas entre elles des phénomènes par un rapport mécanique de cause et d’effet qui rend compte de leur effectivité mais elles unissent entre eux les citoyens reconnus libres d’une même juridiction dans le cadre légal et limité de comportements « normés ».

Autrement dit si la connaissance des lois naturelles nous permet de comprendre « ce qui est », la connaissance des lois légales nous fait assimiler et nous conformer à ce qui doit être. Les premières citées sont descriptives, les deuxièmes sont prescriptives. Le droit ne s’applique pas à moi en tant que je suis une simple présence physique comme l’ouragan, mais en tant que je suis un être doté de libre arbitre. Le vent n’a pas le choix de souffler ou pas une fois que se créent ces couloirs entre une masse d’air froid et une masse d’air chaud, il ne peut pas faire autrement parce que son être consiste exactement dans cette « configuration là ». Comprendre le phénomène du vent ne le « justifie » donc en aucune manière. On ne dit pas que le vent a raison de souffler, on comprend les raisons pour lesquelles il souffle.
Par contre, si je commets un hold-up parce que je n’ai plus d’argent, le fait de « ne pas avoir d’argent » ne suffit pas à rendre raison du hold-up de la même façon que la différence de température et de densité entre les masses d’air explique le vent. L’homme ne saurait se réduire à un rouage pris dans un enchaînement de cause et d’effet. Si un sociologue rend raison de mon geste en prétextant la pauvreté, il situe mon acte dans un monde qui n’est pas le sien, il me réduit à l’expression simple d’une puissance aveugle exclusivement motivée par l’appétit, il fait comme si les hommes n’avaient pas davantage de marge de manoeuvre que les éléments naturels. On pourrait penser qu’il me défend mais en un sens il me fait déchoir de mon statut de sujet de droit (de personne morale). De ce point de vue, il y a quelque chose du « propre de l’homme » qui nous commande impérativement de ne pas comprendre la violence des délinquants parce que si nous ne reconnaissons pas à chacun de nos semblables le pouvoir d’agir autrement que sous la pression de la nécessité brute de la nature, de l’appétit, de la passion, bref d’une modalité physique de « conditionnement », alors nous ne discernons plus ce qui nous différencie du vent qui souffle ou de l’orage qui gronde.

Le champ de validité des lois légales serait dés lors considéré nul et non avenu, réduit à un ordre de causalité purement mécanique. Aucune loi légale ne nous impose d’agir d’une certaine façon, contrairement à ce que nous pensons parfois. C’est toujours, au contraire, en tant qu’êtres libres que nous sommes obligés, et non contraints, d’observer ses prescriptions, car ce que nous voulons, en tant qu’être humains et sujets de droit, c’est justement un monde dans lequel « vouloir ait un sens ». Le vent ne « veut » pas souffler, il le « peut » et c’est tout ce qu’il peut faire. Par contre, chaque loi, en tant qu’elle impose une norme communautaire justifiée et édictée dans une forme universelle (s’appliquer à tous sans exception) rend possible et effectif un milieu, un terrain d’interactions proprement humaines et sociales dans lequel « vouloir » est concevable et praticable. Nous commettons donc une grave erreur de jugement quand nous pensons que le droit nous domine ou qu’il nous soumet à ses directives, car chaque loi nous installe au contraire dans le seul cadre à l’intérieur duquel « vouloir » se peut. Nous prêtons seulement attention au contenu de l’interdit légal et le vivons comme une restriction de notre volonté sans nous rendre compte que sa forme universelle (s’appliquer à toute personne) est profondément et structurellement libératrice : peut-on constituer un monde humain composé de volontés libres en lieu et place d’un déterminisme naturel aveugle dans lequel ne s’effectuent que des nécessités ?
Moi qui fumais suis maintenant soumis à l’interdiction de fumer dans les lieux publics : nous pourrions interpréter cette loi comme une atteinte à notre liberté, mais nous ne réaliserions pas alors que le propre de cette loi ne consiste aucunement dans son contenu mais dans la détermination d’un comportement commun, d’un vivre ensemble, c’est-à-dire par la revendication d’une communauté de faire advenir « comme un seul homme », ce que l’on pourrait appeler « un cadre d’interaction « décisionnel » », une parenthèse de liberté humaine au sein de laquelle tout se justifie dans un fond de nécessité brute où tout s’explique. Je ne suis pas libre de fumer dans les lieux publics, mais je suis libre parce qu’il est interdit de fumer dans les lieux publics et que cette règle prescriptive est universelle, c’est-à-dire motivée par rien d’autre que la volonté de l’homme de créer une sphère de légalité pure dans laquelle nous n’agissons que de notre propre mouvement et pas sous l’influence d’une détermination extérieure. Extérieure ici ne signifie pas distincte de notre « moi » mais distincte de notre vouloir.

Ce que marque l’interdiction de fumer, ce n’est pas du tout une restriction de notre liberté individuelle, c’est purement formel, c’est une façon de faire advenir dans le fil embrouillé de toutes ces trajectoires de causalité qui constituent le « cours du monde » un cadre spécifiquement humain dans lequel les individus cessent d’agir « sous influence ». On pourrait dire que la question de savoir ce que nous voulions avant le seuil de la loi ne se pose pas, tout simplement parce que nous ne pouvions pas « vouloir », c’est-à-dire que nous ne pouvions pas agir « par pure bonne volonté » (la conception défendue ici de la loi, de la liberté, de l’universalité, et de la bonne volonté correspond à celle que Kant développe dans son livre :« Fondements de la métaphysique des mœurs ») de façon totalement désintéressée. En d’autres termes, nous ne pouvions pas agir universellement (et c’est bien en ce sens qu’il faut entendre par désintéressement) avant que la loi n’ait délimité dans l’espace même de sa prescription : ne pas fumer dans les lieux publics, ce périmètre légal d’un « agir universellement humain ». Il ne s’agit pas du tout donc de vouloir fumer ou pas dans les lieux publics il s’agit de vouloir à partir de cette loi interdisant que l’on fume dans les lieux publics.

Le propre du comportement humain, par conséquent, consiste à n’être pas compréhensible dans les termes d’une causalité. Il est une créature dont il faut reconnaître, à la source même de ses actions, de l’inconditionné, c’est-à-dire du « non causé ». Si expliquer un comportement revient à en déterminer la cause, alors il faut convenir que le propre de l’homme réside dans l’impossibilité d’expliquer ses actions dans les termes d’une causalité mécanique, naturelle. Dans cette parenthèse d’actions volontaires que délimite le périmètre de la loi, rien ne s’explique, tout se justifie (ou pas).


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