vendredi 22 novembre 2013

Tous azimuts: "Marchands de réveil" - Théo Padovani



Dans cette rubrique, nous publierons  les contributions de toutes celles et ceux qui souhaitent mettre leur "grain de sel" dans la cuisine de ce modeste laboratoire de pensées en tout genre. Après Kevin Ozanon, c’est Théo Padovani qui évoque ici cette démarche qu’est « l’écriture dans un blog » et tout ce qui la différencie d’un certain type de transmission « savante » de savoir (sur le modèle de ce que le cinéaste Jean-Luc Godard appelait avec humour "les professionnels de la profession"). Le rapprochement qu’il suggère à la fin de son texte avec la Philosophie ouvre, à mon sens, des pistes nouvelles et riches de sens à quiconque s’interroge sur la différence entre « connaître » et « réaliser », au double sens de ce terme : percevoir et créer. Quelque chose de l’héritage de Socrate demeure indiscutablement en jeu dans cette question. Un grand merci à Théo pour cette sensibilisation ainsi que pour ces talents « d’archer ».

Lorsqu'on se lance dans un travail d'écriture « publique », et ce indépendamment de la composition de ce même public, il semble se profiler un devoir « informatif », la transmission d'un savoir primordial, à la fois utile et pertinent pour les lecteurs potentiels. C'est précisément ce qui d'ailleurs, pour ma part en tout cas, à tendance à freiner mes envies de partage en les reconsidérant comme des matières pas assez « nobles » pour être libérées et ainsi exposées. Si l'on se penche sur l'aspect historique de cette question de l'information « utile », il me semble que majoritairement, il a toujours été question d'êtres « sachant » - détenteur d'un certain bagage dans le domaine évoqué - qui s'adressaient à des individus si ce n'est « ignorants », du moins « sachant moins »
 De ce fait, l'acte de se prononcer, d'émettre même une simple conjecture apparaît comme un acte prétentieux. L'homme qui dit est celui qui sait, et si je veux dire, je ne peux me permettre de ne pas savoir. Il est cependant assez courant, dans la vie de tous les jours, de se retrouver face à des messages sans grand intérêt, de se dire qu'on ne doit pas franchement être la « cible » -au sens marketing du terme- de telle ou telle annonce publique. De même, face à un interlocuteur exprimant une certaine idée, qui n'a jamais pensé « qu'il aurait mieux fait de se taire sur ce coup » ?
Ainsi, tout message, tout texte, n'importe quelle image devient sujet à interprétation et se présente à nous par le prisme d'une instance -interne, personnelle et sans doute parfois inconsciente – jugeant de l'utilité de la chose perçue. Il semble parallèlement que plus le message est clairement adressé et centré sur notre personne, plus cette instance est sévère puisque elle base son verdict par rapport à un étalonnage affiné et connu : notre Moi. Quand une personne s'adresse à nous, directement, nous sommes la seule cible et de ce fait une partie de nous même attend une certaine « personnalisation du message émis ».
     
Toutefois, je pense qu'Internet et plus précisément la démarche de partage, notamment via des blogs comme celui-ci, est empreinte d'une certaine idée de « transmission libre ». On vient y piocher telle ou telle information, telle ou telle référence mais c'est dans tous les cas une démarche personnelle et jamais forcée. En parcourant les innombrables articles de la toile, on vient chercher le message que l'on veut, du moins on affine « nos critères de recherche » de manière à reposer cette « instance décidant de l'utilité d'un apprentissage ». Même si je suis loin de prêcher en faveur de ces oeillères que l'on place sur le côté de nos yeux en affinant justement notre recherche, elle rassure cependant celui qui écrit. « Celui qui me lira l'aura un peu cherché » si je puis dire.
    Dans ce détachement avec la réalité du lecteur potentiel, il me semble que l'on évoque le versant « artistique » de l'écriture publique. Il s'agit alors d'un acte d'expression au sens de partage d'impressions, non pas la transmission de savoirs primordiaux mais la mise en lumière de résonances souvent communes. L'artiste se positionne dans une démarche désintéressée, il ne cherche pas à convaincre mais plutôt à éveiller, à mettre en tension des expériences dans chacun de nos esprits. Son message n'en est pas pour autant moins personnel, puisqu'il se livre en exposant son propre ressenti ; cependant, en refusant d'adresser le message porté par la toile qu'il peint ou la musique qu'il joue à une personne en particulier (une cible marketing), il ne fait qu'exposer. Le spectateur, l'auditeur a alors tout le loisir de s'émouvoir ou de rester hermétique devant son œuvre, mais il l'aborde froidement, comme une chose pas « faite pour lui ». Cette idée qui consiste à faire « confiance » au destinataire du message, en l'invitant à s'imprégner de nos paroles, à s' y confronter, est à mon sens très proche de ce qu'est la philosophie.

Il s'agit davantage d'une prise de conscience de cette aptitude à penser que chacun détient, plutôt que de la transmission d'un savoir nécessaire et primordial. Cela ne signifie pas qu'elle n'a rien à voir avec Autrui, bien au contraire. Gilles Deleuze dit cette phrase très juste à mon sens :  «Les gens qui se font réveiller à un moment, se font toujours réveiller par quelqu'un ». L'artiste, le bloggeur et le philosophe -qui peuvent être une seule personne- sont en ce sens des « marchands de réveil » à l'inverse des « vendeurs de rêves » pour qui l'on est une cible.

 

   Pour conclure, je pense qu'un blog est résolument ancré dans ce devenir de la philosophie qu'évoque Deleuze. Un devenir expérimental, sorte de vitrine toujours ouverte sur le « champ des possibles » de bloggeurs dématérialisés que l'on rencontre via leurs écrits, par rapport auxquels on se positionne et qui constitueront bientôt des parties de nos agencements personnels. C'est cette spectaculaire quantité de « flèches lancées » sans connaître leur cible -sans s'arrêter sur cette dernière mais en la traversant- qui fait toute la richesse de ces blogs.

Voila ce qui pour moi, me donne envie d'écrire ici. Seulement pour tirer une flèche dans le champ des possibles, pour voir se déployer une intelligence au sens premier du terme : créer du lien. Non pas travailler ensemble sur quelque chose, mais créer entre des « cibles-archers » sphériques, ouvertes dans toutes les directions.
                                                                             Théo Padovani





                                                                              


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