mardi 3 février 2015

Explication du texte de Spinoza sur la liberté d'expression


On peut voir le fait de vivre dans une communauté politique administrée par une autorité comme une soumission, ou bien comme un cadre à l’intérieur duquel chaque citoyen doit vivre pacifiquement avec ses semblables. Que se passe-t-il dés lors qu’il n’est rien du « pouvoir » qui dépasse des limites de cette simple nécessité et de cet enjeu ? « Le but final de l’instauration d’un régime politique n’est pas la domination, ni la répression des hommes ni leur soumission au joug d’un autre. Ce à quoi l’on a visé par un tel système, c’est à libérer l’individu de la crainte, de sorte que chacun vive, autant que possible en sécurité ; en d’autres termes conserve au plus haut point son droit naturel de vivre et d’accomplir une action (sans nuire ni à soi-même, ni à Autrui) ».
C’est tout le propos de Spinoza de faire comprendre aux hommes qu’il est des règles imposées non par le pouvoir arbitraire d’un souverain, mais par les nécessités d’une vie communautaire pacifique et sécurisée. De fait, les hommes ont des opinions contradictoires et opposées. Par conséquent, nous ne pourrions vivre en paix si nous n’avions pas renoncé en vivant ensemble à agir conformément à nos opinions. Mais ce n’est pas parce que nous ne pouvons pas faire ce que nous pensons qu’il nous est impossible de le dire, de le penser, voire de l’enseigner. Nous sommes tous animés par ce droit naturel de vivre, c’est-à-dire que nous sommes tous nés avec ce droit fondamental de libérer notre puissance d’exister, en laquelle réellement, fondamentalement, consiste notre être authentique.
Il convient donc de bien saisir cet équilibre entre, d’une part, les exigences claires et impératives d’une vie communautaire pacifique, et d’autre part l’absolue nécessité pour chacun de nous de ne jamais renoncer à être lui-même, à libérer la puissance d’exister dans laquelle il consiste, son droit naturel. Nous renonçons à agir exclusivement en fonction de notre opinion propre, mais certainement pas à celui de penser ce que nous pensons, à juger, à parler, à diffuser ce que nous croyons, ce que nous jugeons bon. Spinoza parle ainsi d’ « entière liberté ».

Il importe au plus haut point de saisir l’importance de cette notion de droit naturel, dans le sens particulier que leur donne des philosophes comme Spinoza et Hobbes. Aussi loin que nous allions dans la tentative de définir ce qui justifie que nous existions : « soutenir nos proches, défendre une cause politique ou religieuse, servir un idéal, etc. », nous n’irons jamais plus loin ni ne parviendrons à une conclusion plus juste que celle-ci : nous avons le droit d’exister parce que, de fait, nous existons ». Nous ne savons pas pourquoi ni en vue de quoi, ni si nous avons une mission sur cette terre mais nous savons, et nous le savons parce que nous en faisons l’expérience actuelle, que nous « sommes ». Mon droit naturel d’exister réside dans le fait pur et simple que j’existe.
Spinoza est très opposé à ce qu’il appelle « l’illusion du finalisme ». Il n’y a pas un sens à chercher à l’horizon de mon existence, il y a le sens, c’est-à-dire l’élan, la puissance, l’effort qui se constitue dans cet instant dans la réalité de cette existence qui « s’effectue ». Aucun de nous ne fonde autrement son droit d’exister qu’en affirmant sans cesse davantage sa puissance d’exister. C’est ma puissance d’être qui fonde mon droit d’exister. Aucun de nous n’a à se justifier d’exister aux yeux de qui que ce soit d’autre, parce qu’il n’existe aucune autorité qui puisse exercer sa force sur nous au-dessus de celle qui fait que quelque chose comme « nous » existe, à savoir l’autorité de la nature qui nous a donné naissance.
On pourrait dire en ce sens que toute la philosophie de Spinoza consiste à nous faire réaliser la justesse de cette idée : chacun de nous est une certaine façon d’affirmer la puissance pure du fait d’exister, et plus nous réalisons que nous consistons dans cette puissance d’affirmation, plus celle-ci gagne en puissance. Moins nous avons peur d’être et plus le fait d’être, pour la totalité de ce qui « est », gagne en puissance.
Mais qu’en est-il, dés lors, de la vie collective, de l’Etat, des lois, des institutions, etc ? Tous les citoyens ont le droit d’exister puisque ils sont, mais comment faire en sorte que leur association dans un Etat coïncide avec l’évidence de cette nécessité naturelle qu’est la plaine affirmation de « la » puissance d’exister ?

« Ce à quoi l’on a visé par un tel système, c’est à libérer l’individu de la crainte de sorte que chacun vive, autant que possible, en sécurité ; en d’autres termes conserve au plus haut point son droit naturel de vivre et d’accomplir une action (sans nuire à soi-même, ni à autrui). Non, je le répète,  le but poursuivi ne saurait être de transformer des êtres raisonnables en bêtes ou en automates ! Ce qu’on a voulu leur donner, c’est bien plutôt la pleine liberté de s’acquitter dans une sécurité parfaite des fonctions de leur corps et de leur esprit. Après quoi ils seront en mesure de raisonner plus librement, ils ne s’affronteront plus avec les armes de la haine, de la colère, de la ruse et ils se traiteront mutuellement sans injustice. Bref le but de l’organisation en société c’est la liberté ! Nous avons vu que la constitution d’une communauté publique s’opérait des lors à une simple et unique condition : toute puissance de décision devait, à l’avenir, prendre son origine soit en la collectivité même de tous les membres de la société, soit en quelques uns, soit en un seul d’entre eux… (Suit alors le passage à expliquer) » Traité théologico-politique, Spinoza.
Il faut bien comprendre que Spinoza ne nous décrit pas ici une république idéale, comme peuvent le laisser penser certains passages très « optimistes ». Une fois bien comprise l’énergie dans laquelle chacune des parcelles de cet univers, de cette « nature naturante » consiste, il ne reste plus qu’à imaginer la constitution qui donnera aux hommes la possibilité de jouir au plus haut degré de l’accomplissement de ce qu’ils sont : des désirs d’être, c’est-à-dire de penser, de croire, de ressentir, de réfléchir, de s’exprimer, d’agir, etc. Or cette possibilité passe par l’Etat, ou plus exactement par l’acceptation de la part de tous les citoyens de la nécessité de confier à une autorité souveraine la puissance de décision. La vie collective ne peut se concevoir pacifiquement qu’à partir du moment où tous les citoyens renoncent à leur droit d’agir conformément à leurs pensées.

Il faut marquer la différence entre la liberté de pensée et la liberté d’agir, exactement comme un temps de suspension entre penser et faire. Notre liberté de pensée est totale mais notre liberté d’agir ne l’est pas, elle passe par l’accord avec l’autorité souveraine de la République.
Le film « V pour Vendetta » de James Mc Teigue décrit la lutte menée par un rebelle contre un pouvoir despotique. Il ne fait aucun doute que l’action du film décrit les conditions qui justifie une révolution, une réaction de la population contre l’écrasement de leur droit naturel par un pouvoir dictatorial et hégémonique. Spinoza condamne, de fait, la notion même de révolution mais tout dans le discours de V n’est pas contraire aux thèses spinozistes. N’est-ce pas dans l’exacte mesure où un peuple se départit de lui-même de son droit naturel qu’il  se met  lui-même en situation d’être dominé par une puissance arbitraire et illégitime ? N’est-ce pas exactement à ce droit naturel d’être, à ce rejet de la peur d’exister que V fait appel dans cette exhortation faite au peuple de redevenir le peuple. A plusieurs reprises, dans son livre, Spinoza insiste sur le fait qu’aucun homme ne peut se défaire de son droit naturel et que le danger pour toute autorité souveraine vient davantage de l’intérieur que de l’extérieur, c’est-à-dire de cette impossibilité pour l’individu de se défaire de ce qu’il est, soit investi du fait de son existence de son plein droit à exister.


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