lundi 9 février 2015

Texte de Spinoza sur la liberté d'expression (Classes T STL - STI1 - STMG1) - Peut-on tout dire? Texte d'Henri Bergson



« Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d’autres forces ; et, fascinés par l’action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes. »
                                                  Henri Bergson


Quelques éléments d’explication
Ici Bergson veut nous faire comprendre que le besoin et le langage nous empêchent de savoir et de ressentir vraiment qui nous sommes, ce qu’est le monde. Nous croyons exister dans un milieu que nous connaissons mais notre rapport à la réalité n’est jamais direct d’abord parce que nous sélectionnons parmi tout ce qui nous environne ce qui nous est utile, ensuite parce que nous nommons les choses et les êtres. Je suis devant un grand animal qui possède une crinière, quatre pattes et qui hennit. Je l’appelle « cheval », mais ce terme désigne un genre qui conviendra à tous les chevaux que je rencontrerai dans ma vie. Ce faisant je passerai à côté de la réalité unique de ce cheval ci, je vivrai dans un monde d’arbres, de chevaux, d’hommes, c’est-à-dire de « généralités » alors qu’en vérité nous ne rencontrons que des « cas particuliers » d’être. Aristote disait qu’ « il n’y a de connaissance que du général et d’existence que du particulier. » Cela signifie que nous ne pouvons rien connaître qu’en le ramenant à son genre, à sa catégorie, qu’en le nommant, mais, en même temps, nous n’accédons pas à la dimension pure de cet existant là, de ce cheval unique, de ce sentiment indéfinissable, de cette personne inclassable.
Je dis la vérité en disant que cet animal est un cheval mais c’est une vérité humaine fondée sur un mode de désignation humaine qui finalement se tient complètement en dehors de la réalité singulière de « ce cheval » qui nécessairement n’existe comme aucun autre. En même temps, nous mesurons l’impossibilité dans laquelle nous nous trouvons s’il nous fallait saisir l’unicité de chaque chose, de chaque être, de chaque sentiment : ce serait une langue étrange composée exclusivement de noms propres. Imaginez ce qu’il nous faudrait dire pour exprimer l’unicité de cet arbre, de chaque feuille de cet arbre, de chaque nervure de feuille de chaque arbre, de chaque fibre constituant la nervure unique de chaque feuille, etc. Ce ne serait pas une langue, parce qu’utiliser des mots, c’est forcément faire entrer les choses dans des catégories. Le problème est donc là : pour communiquer, comprendre et utiliser ce qui nous entoure il nous faut des mots, mais en même temps utiliser les mots, c’est renoncer à saisir ce qui fait de chaque parcelle du réel une existence unique et différente des autres.

Il en va de même pour nos sentiments. Je peux bien m’efforcer de décrire le plus subtilement possible toutes les nuances de l’amour que j’éprouve pour une personne : violent, intense, passionnel, romantique, etc. Chacun de ces mots désigne une qualité générale qui pourrait valoir pour autre chose. Mettre des mots sur un sentiment m’aide à me repérer un peu dans la confusion de ce que j’éprouve mais, comme c’est avec des mots communs que je qualifierai un sentiment unique, je ne dirai jamais ce qui fait que cet amour est particulier parce qu’il est le « mien ». Je me fais comprendre de mes semblables, je sais « globalement » ce que j’éprouve mais ce « globalement » exprime bien le ratage complet de cette qualification, car personne n’aime ou ne hait globalement quelqu’un d’autre. Les mots nous font croire que nous vivons du même quand nous faisons constamment l’expérience de ce qui ne cesse de devenir autre, d’une part parce que ce que j’éprouve n’est pas identique à ce qu’éprouvent les autres, d’autre part parce que même en moi, ce que je ressens change d’une seconde à l’autre.

Il y a donc un paradoxe : plus nous mettons des mots sur nos sentiments plus nous croyons nous connaître alors qu’en réalité plus nous étiquetons ce que nous éprouvons, plus nous nous éloignons de la vérité de ce que nous ressentons. Je ressens un « truc », je mets l’étiquette « amour » dessus, et c’est fini : s’il y a bien une chose que ce « truc » n’est pas, c’est de l’amour, non pas qu’il soit totalement étranger à cela, il est « globalement » cela mais, justement, il n’est pas simplement cela. Finalement parler, cela revient à se tenir toujours à côté du monde, de la vie, de soi-même, parce que nous choisissons de caricaturer, de banaliser, de globaliser nos perceptions, nos sentiments, notre milieu. Nous vivons dans l’approximation plutôt que de tenter d’éprouver sans mot les choses. Nous préférons substituer à l’unicité de la réalité, l’étiquette générale et commune des mots et nous ne faisons plus dés lors que « jouer avec nos cubes ». Nous confondons le mot avec la chose et croyons travailler la chose quand nous ne faisons que jongler avec des mots. Alors pouvons-nous « tout » dire ? La réponse de Bergson ici consiste à affirmer que « dire », c’est nécessairement passer à côté de cette évidence au gré de laquelle rien n’est « tout ». Parler c’est croire au « Tout », mais rien n’est tout, ce qui est, c’est toujours du différent. Je dis que je suis amoureux, je dis l’amour comme s’il était un « tout », ce qu’il n’est pas, en réalité. Dire, c’est entretenir l’illusion du Tout, alors que nous n’expérimentons que la différence.

Questions :
1)    Expliquez : « les mots désignent des genres ».
2)    Pourquoi peut-on dire que les mots nous aident et en même temps qu’ils nous font vivre dans l’illusion ? De quelle illusion s’agit-il ? Pourquoi tenons-nous tant à nommer ce que nous vivons ?
3)     Pourrions-nous nous passer du langage ? Avez-vous parfois le sentiment que les mots vous « limitent » ?
4)    Quelle est la réponse apportée par Bergson à la question : « peut-on tout dire ? »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire